XIII

Les paysages normands n’oublient jamais la mer. L’herbe mouillée exhale une odeur de sel fraîchement récolté. Un parfum proche de la violette qui s’infiltre dans l’embrasure des fenêtres, et titille vos narines au petit matin. Héra s’éveille dans cette atmosphère marine, sur la terre ferme. Sa chambre est bleue.

 

Elle est arrivée tard dans la nuit dans la maison de campagne de George Klein. Et a suivi ses consignes à la lettre :

 

Trouver la clé sous le tronc d’arbre, puis ouvrir la porte de la cuisine. Une fois à l’intérieur, prendre
l’escalier au coin de la pièce, il grince un peu, mais je suis sourd comme un pot quand je dors. Vous reconnaîtrez votre chambre au petit écriteau en forme de cabine de plage.

 

Héra découvre alors une chambre charmante, éclairée par des chandeliers, avec un lit en bois recouvert de coussins écossais et de plaids à carreaux clairs. Des fleurs fraîches dans un pot, roses trémières et bleuets. Et sur le siège d’une chaise en osier, un peignoir lavande, repassé et plié.

 

Le matin, les bougies sont toutes éteintes, toutes sauf une, qui palpite encore sur la table basse. La cire a fondu, elle forme des cloques beiges sur le parquet. Héra observe les yeux mi-clos les taches déjà sèches ; ça lui évoque cette brûlure qu’elle s’était faite petite, et qui lui a laissé une vilaine cicatrice sur la main. Héra regarde sa cicatrice de plus près : la blessure est là, comme une entaille dans l’écorce, pour nous rappeler que nous sommes mortels. Ce jour-là, elle s’éveille avec une envie féroce de s’amuser ; un pied après l’autre, elle fait grincer les lattes du parquet et avance jusqu’à se pencher à la fenêtre pour respirer l’air frais. Klein est dans son jardin, il cueille des haricots verts et, même quand il cueille des haricots verts, il est élégant. C’est fou comme certaines personnes promènent leur grâce avec eux, quoi qu’ils fassent. George est de cette espèce-là : difficile d’être insensible à son charme. Héra le regarde quelques instants encore, dans l’ombre de sa chambre… elle noue ses cheveux en une tresse, et descend au salon. Un thé l’attend, avec des viennoiseries, des confitures de mûre, de fraise et d’abricot, et des pommes du verger ; elle avale le tout, et court rejoindre son mécène au jardin :

— Monsieur Klein ?

— Pourriez-vous m’aider avec ce panier ? On a du boulot. Il faut ramasser tous ces rangs de haricots. On va remplir un maximum de bocaux avant la tombée de la nuit.

— Mais… On ne travaille pas ?

— Très drôle ! Enfilez une paire de bottes. Quelle pointure ? 37 ? J’en étais sûr. Comme mon ex-femme. Un jour, je suis sorti avec un 43. Une femme superbe, mais avec des pieds longs comme des morues. Des panards immenses, comme on n’en voit qu’en Allemagne.

Héra glisse ses pieds dans une paire de bottes en caoutchouc.

— Allez mademoiselle, on a du pain sur la planche.

 

Toute la journée, ils cueillent, équeutent et lavent les haricots. Toute la soirée, ils font bouillir de grandes marmites d’eau salée, et remplissent à la louche des bocaux, en se racontant des histoires, un verre à la main.

 

— Vous savez, vous me faites penser à mon père… Je ne dis pas ça pour vous offenser, loin de là. Vous êtes plus jeune… bien sûr. Mais il y a quelque chose. Une distance, un mystère. Mon père aussi aimait cultiver son jardin.

— Il était jardinier ?

— Jardinier non, gardien d’île.

— C’est joli, gardien d’île… C’est là que vous avez photographié les paons ?

— Je vendais mes photos aux touristes. Elles avaient un certain succès… Et puis il y avait Titus, le roi des paons, qui me suivait partout… et qui est mort. On pense souvent que la mort d’un animal est plus naturelle que celle des hommes. Mais peu nombreux sont ceux qui ont réellement vu un animal mort. On voit encore moins ce sublime oiseau aux couleurs et voyelles mélangées, majestueux et fier, s’effondrer. Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Oui, je crois que oui. Il est mort comment ?

— Il est mort, c’est tout. Et les autres oiseaux aussi. Mais je parle trop… C’est drôle, je me rends compte que c’est la première fois que je parle vraiment de mon île.

— Continuez alors…

— Mon père m’aimait énormément : il a cru que l’île me tuerait, comme elle a tué les paons. C’est lui qui a voulu que je parte. Mais mon île me manque terriblement… À Paris, la magie de la vie semble avoir disparu.

— Personne ne trouve donc grâce à vos yeux ?

— Si. Un petit garçon. Tenez, j’ai une photo dans mon sac…

Elle plonge la main dans sa sacoche en cuir, et en sort une photo d’identité d’Hugo :

— Vous voyez ?

— Pas très bien, mais il est mignon… c’est ce qu’on dit dans ce genre de situation, non ?

— Pardon, parfois j’oublie que…

— Que je ne vois pas grand-chose ? Moi aussi j’oublie parfois, et c’est dans ces moments-là que je vois le mieux. Mais revenons à votre petit garçon.

— Lui aussi, je l’ai abandonné… je n’ai que vingt-deux ans, et j’ai perdu mon temps.

— Vous avez une exposition dans quelques jours.

— Et qu’est-ce qu’ils verront, tous ces gens ? Ils verront mes photos, comme vous les avez vues ?

Héra regarde George Klein, et les deux se taisent, dans un silence qui est le prolongement de leur conversation. Une compréhension intime… Elle se sent bien.

 

À la nuit tombée, elle téléphone à Gabriel : « George est plus drôle que ce que je pensais… et puis il connaît tout sur tout ! Il m’a raconté une histoire incroyable sur la vie de Peggy Guggenheim. Tu savais que son père avait coulé avec le Titanic ? Eh bien il l’a connue personnellement. Il a connu Picasso aussi, des gens comme ça. Mais dis-moi, sinon, comment va Hugo ? Je n’ai pas de nouvelles et j’hésite à appeler, ça capte mal ici. Oui tu as raison, il est en vacances de toute façon. Je suis trop sensible tu sais, j’ai toujours l’impression qu’il a besoin de moi… Oui oui, j’ai pas beaucoup été là ces derniers temps, je te l’accorde… Mais je me rattraperai. Et toi, tu fais quoi ? Une femme ? Là c’est moi qui suis jalouse. Je sais que tu plaisantes, mais c’est pas une raison. Allez, je dois te laisser, on se lève tôt demain. »

 

— Je vous ai entendu hier soir. Vous discutiez avec votre amant ?

Elle voudrait répondre : « Ah non, pas du tout, c’était juste Gabriel. » Mais elle s’entend dire : « oui. »

Elle ne sait pas pourquoi elle a dit ça. Mais George Klein n’insiste pas :

— Vous allez commencer les interviews cette semaine. Je n’ai jamais exposé de photographies avant vous, alors c’est un petit événement dans le monde de l’art. Les journalistes vont vous adorer : vous êtes jeune, vous êtes belle, et il vous reste encore un peu de votre naturel exotique. Ne gâchez pas tout avec votre orgueil : de la fraîcheur, de la fraîcheur, de la fraîcheur. Ils n’attendent que ça. Vous porterez une robe fleurie, un peu ridicule, pour le shooting photo. Les essayages sont dans deux semaines. En attendant, nous allons vous préparer, pour que vous ayez l’air spontanée.

— Je ne serais pas plus « spontanée » sans préparation ?

— C’est là où vous ne comprenez rien à rien. Votre livre préféré ?

— Je… je ne sais pas… je dirais… enfin, il y en a trop…

— Vous voyez ? La spontanéité, ça ne marche pas. Quand on vous demandera votre livre préféré, dites que c’est Jane Eyre de Charlotte Brontë.

— Mais je ne l’ai même pas lu !

— Oui. Mais à partir d’aujourd’hui, c’est votre livre préféré. Bien sûr vous expliquerez pourquoi : l’histoire de cette petite orpheline anglaise, recueillie par sa méchante tante… et qui, par la seule force de son caractère, finit par gagner sa place dans la haute société victorienne. On dirait vous, non ?

— Vous êtes très calculateur…

— Vous voulez la gloire ? Oui ou non ?

Héra pose alors une main joueuse sur celle de George Klein.

— Bien sûr que oui, monsieur Klein. Comme tout le monde.

Il retire sa main d’un coup sec.

— Alors travaillez.