Personne n’est moins dupé, personne plus indépendant

Roger Martin du Gard

Dans ces mornes journées d’automne, où les hommes de mon âge sentent s’épaissir les ténèbres et sont tentés, chaque jour davantage, de se détacher d’un monde de bagarreurs, où se multiplient les motifs de découragement et de honte, et où ils ont trop souvent l’impression que rien ne les concerne vraiment, bienvenue soit la bonne nouvelle qui nous arrive du Nord, et qui, un moment, illumine notre pénombre ! Albert Camus a le prix Nobel !

Mon cœur d’ami est en fête. Un prix Nobel, je n’ai pas oublié combien ça fait plaisir1. Et j’ai pour Camus la plus attentive, la plus confiante affection.

Dès l’époque héroïque des éditoriaux de Combat, – bien avant d’avoir lu Noces ou L’Étranger – j’avais subi l’ascendant de cette pensée anxieuse et probe, chargée d’une sève neuve et servie par un talent personnel sobre et sûr, qui joue avec la même aisance des registres les plus divers. Un jour, enfin, j’ai connu l’homme. L’accent de la voix ne m’avait pas trompé : l’âme est d’une rare noblesse ; l’homme, d’une qualité exceptionnelle.

On connaît son visage. L’ironie amusée de l’œil et du sourire peut un instant induire en erreur. Mais, si l’entretien se noue, le fond secret ne tarde pas à apparaître ; une sensibilité retenue mais constamment en émoi ; une vie intérieure d’une délicatesse raffinée, d’une trempe, d’une gravité, exemplaires ; une mélancolie sous-jacente, qui semble inaltérable ; et, au contact de la réalité (dont rien ne lui échappe), un état permanent d’amertume révoltée, contre lequel, par hygiène morale, il s’efforce de lutter sans répit.

Dans l’intelligence si équitable, si pénétrante, de Camus, ce qui frappe c’est la perspicacité. Une perspicacité immédiate : il n’a besoin d’aucun recul pour s’y reconnaître ; il lit à livre ouvert dans le chaos de l’actualité ; les oscillations à peine sensibles par quoi se révèlent la vie secrète et l’évolution du monde, il les capte et les interprète ; il saura expliquer, juger, les événements de la veille, avec la liberté, la pertinence, la largeur de vues, l’impartialité, que l’on souhaite aux historiens futurs. Personne n’est moins influençable que lui, personne n’est moins dupé par les apparences, personne n’est plus indépendant. Il veut voir clair, il veille ; et, pour la seule raison que rien ne compte autant pour lui que le juste et le vrai, il vérifie à tous moments la valeur de ses opinions et révise attentivement ses alliances.

Rien de surprenant si des dons aussi précieux ont fait de lui une des autorités morales les moins contestables d’aujourd’hui. Il était désigné pour devenir un des guides de sa génération, comme son aîné et son ami André Malraux. (Malraux, notre grand Malraux, dont le génie fulgurant, le verbe abrupt et prophétique, les foulées imprévues, imprévisibles, ont longtemps tourmenté, fasciné, déconcerté le jury de Stockholm, lequel, sans doute, en est arrivé maintenant à considérer que le rayonnement mondial de l’œuvre et de la pensée de Malraux l’a placé bien au-dessus de toute considération académique…)

Les jeunes, un temps, ont suivi Camus avec une ferveur enthousiaste. Certains semblent s’être écartés, déçus. Livrés à leurs ardeurs fanatiques, ils n’ont pu sans impatience s’aligner sur la ferme, prudente et parfois énigmatique démarche intellectuelle de Camus : son goût de la mesure a pu paraître un reproche à quelques-uns, comme aussi sa répugnance pour les improvisations, les élans désordonnés et stériles. Attendons. De livre en livre sa pensée s’épure, s’amplifie ; les contours se précisent ; le sens intime, l’efficacité, la portée de l’œuvre se dégagent de l’ombre. Chaque ouvrage nouveau, si inattendu qu’il soit, est un pas de plus sur une route solitaire mais tracée de longue date et qui mène quelque part. Ce cheminement concerté et riche de promesses, peut-être que les jeunes ne le distinguent pas encore : mais, certainement, il a retenu l’attention des académiciens suédois.

Roger Martin du Gard, « Personne n’est moins dupé, personne plus indépendant », Le Figaro littéraire, 26 octobre 1956.

NOTE

1. Roger Martin du Gard reçut le prix Nobel de littérature en 1937.