Camus fiché : le rapport officiel

Raymond Gay-Crosier

En 1946, un peu plus d’an après Sartre, Camus visite à son tour les États-Unis et fait aussi une tournée de conférences au Canada. Délégué par les Services Culturelles des Affaires Étrangères, il s’embarque le 10 mars sur l’Oregon, chalutier peu confortable sur lequel il doit partager sa cabine avec deux autres passagers. Il rentre en France le 25 juin. Lors du débarquement à New York, le 25 mars 1946, l’écrivain est interrogé comme tous les passagers étrangers sur ses rapports politiques. Il est détenu plus d’une heure par les Services d’Immigration parce qu’il refuse de répondre aux questions ce qui nécessite l’intervention de Pierre-André Émery, un émissaire des Services Culturels à New York1. Camus ne verra que plus tard Claude Lévi-Strauss, le Conseiller Culturel de l’Ambassade dont les bureaux se trouvent à la fameuse adresse de la 5e avenue à New York. En revanche, lors du débarquement, il est chaleureusement reçu par un ancien ami du temps de la guerre, l’intellectuel italien Nicola Chiaromonte, alors émigré aux États-Unis. L’incident n’a pas échappé au Federal Bureau of Investigation (F.B.I.). Son directeur fondateur, J. Edgar Hoover, soupçonnant le jeune écrivain français de tendance communiste, le fiche officiellement. Selon le protocole habituel, il demande à James E. Tierney, un agent du F.B.I., de faire suivre Camus par un informateur confidentiel. Le 7 août 1946, Tierney soumet un rapport sur les observations rassemblées.

Classé « secret » pendant près d’un demi-siècle, ce rapport a été officiellement « déclassifié » le 24 novembre 1971 mais n’a pas attiré l’attention qu’il mérite. Daté du 13 août 1946, le dossier est adressé et transmis par « courrier spécial » à Jack B. Neal, alors chef de la Division des activités étrangères sur sol américain auprès du Ministère des Affaires Étrangères à Washington. La partie la plus intéressante de ce rapport n’est pas le mémorandum de transmission de Hoover mais le compte rendu de quatre pages et demie établi par l’agent lancé sur la piste de Camus qu’il a fait suivre et observer lors de ses prestations. Tierney base ses remarques sur une série d’observations rapportées par cet « informateur confidentiel » non identifié. Il conclut que « l’enquête ne révèle aucune activité subversive ou politique de la part du sujet » et, geste surprenant dans le contexte d’un rapport policier, ajoute même un résumé très succinct mais objectif de « sa Philosophie de l’Absurde ». Obtenue il y a quelque temps grâce au « Freedom of Information Act » fédéral, la version intégrale de ce rapport est reproduite ci-dessous.

NOTE

1. Pour de plus amples informations, voir Herbert R. Lottman, Albert Camus, Paris, Seuil, 1978, p. 390-392. La référence de Camus à cet épisode est curieusement brève : « Je ne débarque qu’à 11 heures après de longues formalités où seul de tous les passagers je suis traité en suspect. L’officier d’immigration finit par s’excuser de m’avoir tant retenu. “J’y étais obligé, mais je ne puis vous dire pourquoi.” Mystère, mais après cinq ans d’occupation ! » (Carnets 1935-1948, OC, II, p. 1052).