Le voyage comme lecture du monde

Fernande Bartfeld

Voyager n’est pas un plaisir sans mélange pour Camus. Et pourtant il voyagea souvent.

Il s’avère que les voyages occupent une place non négligeable dans sa vie, depuis le voyage aux Baléares de 1935, puis en Europe centrale, en Italie, en Hollande, en Grèce, sans compter les voyages au Chambon ou en Algérie, jusqu’aux grands voyages en Amérique du Nord et en Amérique du Sud. Le but comme l’esprit dans lequel se firent ces voyages furent variés mais tous furent pour le voyageur l’occasion de s’interroger sur le sens même des voyages et d’y découvrir un moyen incomparable de lire « le livre du monde ».

Le « livre du monde »

Dès les premières pages des Carnets, il est question du « livre du monde » (OC, II, p. 799). Mais il s’agit essentiellement du monde naturel. Entre ce monde et Camus, c’est l’émerveillement inlassable. Le rapport est fusionnel : « Et quand suis-je plus vrai et plus transparent que lorsque je suis le monde ? » (Ibid.)

Aux Baléares où Camus fait son premier voyage hors d’Algérie, il découvre aussi le sens même de cette activité qu’est le voyage et qui est loin de se confondre avec un plaisir :

[…] il ne faut pas dire qu’on voyage pour son plaisir. Il n’y a pas de plaisir à voyager. J’y verrais plutôt une ascèse. C’est pour sa culture qu’on voyage si l’on entend par culture l’exercice de notre sens le plus intime qui est celui de l’éternité. Le plaisir nous écarte de nous-même comme le divertissement de Pascal éloigne de Dieu. (OC, II, p. 800-801)

S’intéresse-t-il aux sites touristiques ? il semble s’en tenir à une simple liste sans autre précision :

Baléares

La baie

San Francisco – Cloître […] (OC, II, p. 801)

Mais cette liste est trompeuse. Faite quelques mois après la visite, elle est plutôt une sorte d’aide-mémoire. Ce qui domine, à cette date, c’est plutôt la tonalité religieuse des réflexions qu’on vient de noter. Car Camus le reconnaît, il est préoccupé par un « souci religieux ». (OC, II, p. 802)

Et comme pour les mystiques, le monde pourrait bien être un livre à déchiffrer dont les traces visibles seraient les signes d’autres réalités. Ce souci religieux lui-même pourrait être porté par un souci plus général, celui du vrai : « Contacts avec le vrai, la nature d’abord, et puis l’art de ceux qui ont compris, et mon art si j’en suis capable. » (OC, II, p. 808)

Camus n’est guère plus prolixe – du moins dans les Carnets de 1937– lors de son voyage à Prague ou en Europe centrale : « […] Les quatre premiers jours. Cloître baroque. Cimetière juif. […]. » (OC, II, p. 820)

Lecture manquée ? Les villes parcourues, les sites visités sont restés muets ? Il n’en est rien. Camus revient par la pensée sur les lieux visités mais après un certain laps de temps. Pour Palma, les échos du voyage se retrouvent dans « Amour de vivre » (L’Envers et l’endroit). Camus s’interroge sur la danse d’une jeune femme devenue « montagne de chair » et qu’il a vue dans un café ou encore, il poursuit ses réflexions sur les voyages : « Sans les cafés et les journaux, il serait difficile de voyager. » (OC, I, p. 65) Le voyageur a besoin de se rattacher à des objets, des lieux familiers pour se retrouver. Mais le voyage est justement fait pour briser les habitudes : « Car ce qui fait le prix des voyages, c’est la peur. Il brise en nous une sorte de décor intérieur. » (Ibid.) Moyennant quoi le voyage porte fruit : « Mais aussi, à nous sentir l’âme malade, nous rendons à chaque être, chaque objet, sa valeur de miracle. » (p. 66) Camus remarque aussi que découvrir un pays, c’est se découvrir soi-même : « Et jamais un pays ne m’a porté à la fois si loin et si près de moi-même. » (Ibid.)

Dès lors le rapport de Camus aux villes qu’il visite est à réinterroger. Prague, par exemple, est loin de se réduire à une simple liste de sites touristiques. La visite de cette ville avec son cortège d’angoisses et d’humeur sombre réapparaît avec précision dans La Mort heureuse où elle occupe tout un chapitre. Peu d’enthousiasme de la part du voyageur :

La quincaillerie des volutes et des macarons, le décor compliqué qu’on eût dit en papier doré, si émouvant dans sa ressemblance avec les crèches d’enfant que l’on dresse à Noël, Mersault en éprouvait le grandiose, le grotesque et l’ordonnance baroque, comme un romantisme fiévreux, puéril et grandiloquent par quoi l’homme se défend contre ses propres démons. (OC, I, p. 1144)

Mais Camus y a connu une expérience déterminante, celle d’un homme mort dans son hôtel, qui cohabite avec les nouvelles découvertes qu’il fait en Italie, cette terre « faite à [son] âme. » (OC, I, p. 60) L’image du « petit homme gros et court » s’est gravée dans sa mémoire. Elle traverse et transfigure le paysage apaisant de l’Italie :

Et dans ces plaines tourbillonnantes au soleil et dans la poussière, dans ces collines rasées et toutes croûteuses d’herbes brûlées, ce que je touchais du doigt c’était une forme dépouillée et sans attraits de ce goût du néant que je portais en moi. Ce pays me ramenait au cœur de moi-même et me mettait en face de mon angoisse secrète. Mais c’était l’angoisse de Prague et ce n’était pas elle. Comment l’expliquer ? (OC, I, p. 62)

D’autre part, l’Italie, les pays méditerranéens en général parlent véritablement un langage qu’il comprend et peut lire. Déjà dans L’Envers et l’endroit, il l’avait constaté : « Non, si le langage de ces pays s’accordait à ce qui résonnait profondément en moi, ce n’est pas parce qu’il répondait à mes questions, mais parce qu’il les rendait inutiles. » (OC, I, p. 67)

L’Italie semble aussi offrir une bonne illustration de cette culture que Camus considère comme le but des voyages (« C’est pour sa culture qu’on voyage »). C’est ainsi que riche de ses propres lectures, il en fait, avec bonheur, une nouvelle dans Noces, « Le Désert », les peintres toscans l’invitant à retrouver certaines vérités qu’il porte en lui dont :

[…] la flamme noire que de Cimabué à Francesca les peintres italiens ont élevée parmi les paysages toscans comme la protestation lucide de l’homme jeté sur une terre dont la splendeur et la lumière lui parlent sans relâche d’un Dieu qui n’existe pas. (OC, I, p. 129)

Il reconnaît une « résonance commune à la terre et à l’homme, par quoi l’homme, comme la terre, se définit à mi-chemin entre la misère et l’amour. » (OC, I, p. 130). Bref, il se reconnaît lui-même.

Les grands voyages

Le voyage en Amérique du Nord, en 1946, et le voyage en Amérique du Sud, en 1949, sont les plus longs que Camus ait entrepris. Le premier dura près de trois mois et le second un peu plus de deux. L’un et l’autre sont abondamment relatés dans les Carnets et ce n’est donc pas un hasard si, en 1978, Roger Quilliot décide de les publier séparément sous le titre de Journaux de voyages. Cette publication séparée permet de mesurer l’importance que prennent les Carnets à l’occasion de ces voyages. Ils vont même recueillir des notes assez développées pour fournir la base de petits essais ou d’une des nouvelles les plus importantes de Camus. C’est le cas de quelques notes sur Manhattan (OC, II, p. 1062) qui seront insérées dans « La Mer au plus près ». C’est le cas de « Pluie sur New York » (OC, II, p. 690) et « Pluies de New York » (OC, II, p. 1062) qui deviendront « Pluies de New York » (Formes et Couleurs, 1947) ou de la Macumba (OC, IV, p. 1022-1027 et p. 1034-1035) et des pages consacrées au voyage à Iguape (p. 1041-1047). La Macumba sera publiée sous le titre « Une Macumba au Brésil1 » et réapparaîtra avec la relation du voyage à Iguape dans « La Pierre qui pousse2. »

Toujours est-il qu’en 1946, au lendemain de la guerre, l’Amérique exerce un fort attrait sur les intellectuels français et Camus, après son ami de l’époque, Jean-Paul Sartre, souhaite se rendre dans le Nouveau Monde. Le Quai d’Orsay est favorable à cette mission et l’accorde à Camus mais il lui demande de s’en tenir à des conférences « exclusivement littéraires ».

Camus, de son côté, est surtout curieux de savoir comment les Américains, préservés des horreurs subies par les Européens pendant la guerre, en ont cependant une idée. Que connaissent-ils de la tragédie vécue par les pays d’Europe ? Comment conçoivent-ils le tragique en général ? Il tentera de lire leur lecture.

Quand Camus regardera les filles aux longues jambes sur les campus américains, il s’interrogera, essaiera de déchiffrer :

Vassar College. Une armée de jeunes starlettes aux longues jambes qui se croisent sur les pelouses. […] L’après-midi avec des étudiants. Ils ne sentent pas le vrai problème et pourtant leur nostalgie est évidente. Donc ce pays où tout s’emploie à prouver que la vie n’est pas tragique, ils ont le sentiment d’un manque. Ce grand effort est pathétique, mais il faut rejeter le tragique après l’avoir regardé, non avant. » (OC, II, p. 1057)

À New York, Camus finira par se plaire particulièrement en un lieu sordide : la Bowery. Et il se justifie : « Un Européen a envie de dire : “Enfin le concret.” » (Ibid.). Même la laideur est préférable à un monde où se portent tant de masques. Les femmes hideuses de la Bowery contrastent totalement avec ces « créatures aux longues jambes » qu’il voit à nouveau à Washington et qui ont un « visage splendide et [un] regard sans amour. » (OC, II, p. 1059) Bonne lecture ?

Plus tard, quand il sera au Canada, un peu lassé du « beau conte de fées américain » (p. 1060), il écrira cette phrase sans appel qui vaut aussi pour les États-Unis : « On voit qu’il [ce pays] a tout ignoré de la guerre. » (p. 1061)

En tout cas, « La Crise de l’homme », cette conférence majeure, destinée à sensibiliser le public américain aux problèmes de l’Europe, n’eut sans doute pas, aux yeux de Camus, l’effet escompté.

Le voyage en Amérique du Sud causa-t-il au voyageur des déceptions semblables ?

Apparemment non. Camus semble lui accorder une importance particulière. Dès le départ, il note avec minutie les moindres événements si bien que ce voyage, plus court de près d’un mois que celui d’Amérique du Nord, sera recensé dans un nombre double de pages. Camus fait-il ici une bonne lecture ? Il est en tout cas tenté d’approfondir sa connaissance des lieux, du Brésil du moins. Mais il renonce vite : « Il reste la vraie vie. Mais sur cette terre démesurée qui a la tristesse des grands espaces, la vie est à ras de terre et il faudrait des années pour s’y intégrer. Ai-je envie de passer des années au Brésil ? Non. » (OC, IV, p. 1033)

Il se trouve qu’entre le Brésil et lui, les obstacles ne manquent pas : la langue d’abord. Et comment comprendre un pays dont on ne connaît pas la langue ? En outre, il est mal en point, comme souvent au cours de ses voyages. Enfin, les services culturels français exploitent sa bonne volonté et lui imposent un calendrier infernal. C’est ainsi que tout au long de son voyage au Brésil, l’obstacle de la langue ajouté au délabrement physique et moral dans lequel il se trouve (p. 1048), l’empêcheront de bien lire et comprendre une terre pourtant faite pour répondre à la fois à son goût des hommes et de la nature.

Le Journal devenu une sorte d’accompagnement affectif joue un rôle important, surtout au Brésil. Il y consigne ses irritations, ses moments difficiles mais aussi des jugements visionnaires :

Le Brésil avec sa mince armature moderne plaquée sur cet immense continent grouillant de forces naturelles et primitives me fait penser à un building, rongé de plus en plus avant par d’invisibles termites. […] (p. 1036)

D’immenses étendues vierges et solitaires auprès desquelles les villes, accrochées au littoral, ne sont que des points sans importance. À tout moment, cet énorme continent sans routes, livré tout entier à la sauvagerie naturelle, peut se retourner et recouvrir ces villes faussement luxueuses. (p. 1037-1038)

Pour ce qui est des hommes, certains comme Murilo Mendes ou Oswald de Andrade, dont il deviendra proche, sont décrits succinctement, d’autres font l’objet de portraits-charges : « Le poète ayant dit, soupire douloureusement et retourne dans sa niche de chair, où il se met distraitement à ronger un de ses complexes. » (p. 1019) Mais le plus souvent, Camus, en mauvaise forme, jette sur tout et sur tous un regard désabusé : « Fatigué de noter des riens. […] Hier a été fait de riens. Même une conversation avec Mendes sur les rapports de la culture et de la violence, qui m’a aidé à préciser ce que je pensais, m’est apparue comme rien. » (p. 1039)

Peut-on en conclure que ce voyage lui-même ne compte pour « rien » ? Nullement. Plusieurs textes des Journaux sont travaillés comme des textes littéraires, d’autres, comme on l’a vu, feront l’objet de publications diverses. Il semble bien que l’artiste en Camus tende à se distinguer de l’homme et que les Carnets deviennent parfois un véritable atelier de travail.

Qu’en sera-t-il dans les voyages qui suivront ?

Les voyages de 1954 et 1955

En 1954, Camus a déjà acquis une certaine expérience des voyages et, depuis 1946, il les associe souvent à une mission ou une autre activité professionnelle. C’est le cas des voyages en Hollande, en Italie et en Grèce qui se situent entre 1954 et 1955 et auxquels nous nous limiterons.

En 1954, Camus fut invité d’abord à La Haye par la Société des Librairies de La Haye (Haagse Boekhandelaars Vereniging), à l’occasion du centenaire de cette association, et y donna sa conférence « L’Artiste et son temps », le 5 octobre 1954. Puis, il se rendit à Turin, le 26 novembre de la même année, à l’invitation de l’Associazione Culturale Italiana et y prononça une conférence sous le même titre mais légèrement différente. Ces journées s’étaient tenues non seulement à Turin (OC, IV, p. 1201), comme on vient de le rappeler, mais également à Gênes (27 novembre), à Milan (29 novembre ; OC, IV, p. 1203) et à Rome (30 novembre) et Camus prit part à chacune d’entre elles.

Il resta très peu de temps en Hollande : quatre jours, dont deux à Amsterdam. Choisit-il cette occasion pour se rendre à Gand, en Belgique, et visiter la Cathédrale Saint-Bavon où il put admirer le polyptyque de « L’Adoration de l’Agneau mystique » ? Et y lire, comme tout visiteur, que l’un des panneaux, « Les Juges Intègres », avait été volé, en 1934, et remplacé par une copie ?

En tout cas, comme lors de ses premiers voyages, il prend quelques notes succinctes. Seules trois villes sont retenues : La Haye, Rotterdam, Amsterdam. Et l’on sait qu’Amsterdam, deux ans après ce voyage, forme non seulement le décor de La Chute, mais le cœur vivant, parce que symbolique, de ce récit qui tourne en rond comme les canaux de cette ville ; tandis que la trame narrative emprunte son caractère policier au vol du panneau des « Juges Intègres » de la cathédrale Saint-Bavon. Si l’on admet la possibilité de cette visite à Gand, c’est beaucoup pour un court voyage !

L’Italie est toujours pour Camus un lieu de bonheur. Il n’en fait pas pour autant la source d’inspiration de ses œuvres de fiction. Il préfère lui rendre un hommage plus personnel. Il avait déjà chanté les « fêtes de la terre et de la beauté » dans « Le Désert » (OC, I, p. 135). À l’occasion du voyage de 1954, il choisit de se pencher sur les liens particuliers qui l’attachent à certaines villes d’Italie mais aussi sur le bien que lui font le pays et ses habitants :

Peuple que j’ai toujours aimé et qui me fait sentir mon exil dans la perpétuelle mauvaise humeur des Français. (OC, IV, p. 1200) Longue promenade sur les collines de Turin. […] La ville, en bas, est couverte de brumes. Loin de tout, fatigué et bizarrement heureux. (p. 1201) Longue promenade dans Gênes. Ville fascinante et bien semblable à celle dont je me souvenais. Les superbes monuments éclatent dans un corset serré de petites rues grouillantes de vie. La beauté, ici, se fait sur place, rayonne dans la vie de tous les jours. (p. 1203)

Il est peu sensible à Milan, mais Rome lui arrache des larmes. Et il entre dans une subtile analyse de ce qu’il ressent :

Il y a des villes comme Florence, les petites villes toscanes ou espagnoles, qui portent le voyageur, le soutiennent à chaque pas et rendent sa démarche plus légère. D’autres qui pèsent tout de suite sur ses épaules et l’écrasent, comme New York, et il faut y apprendre peu à peu à se redresser et à voir. (p. 1203-1204)

N’en vient-il pas à rêver de changer de vie ? « Je regrette ici les stupides et noires années que j’ai vécues à Paris. Il y a une raison du cœur dont je ne veux plus car elle ne sert à personne et m’a mis à deux doigts de ma propre perte. » (Ibid.)

Va-et-vient entre lecture du monde et lecture de soi. La Grèce occupe une place à part. Mais d’abord est-ce bien un pays ? Selon André Abbou, il semblerait plutôt qu’elle soit pour Camus cette « figure mi-allégorique, mi-imaginaire de l’anti-modernisme. C’est l’étymon, la part mystérieuse […]3 » Un leurre peut-être, à en croire Jean Sarocchi4. On peut dire en tout cas que c’est un pays que Camus a habité longtemps par la pensée avant d’aller le visiter, en 1955. Lectures précédant la lecture.

En Grèce, Camus vit de longs et nombreux moments d’émerveillement mais il n’oublie pas d’autres aspects de la réalité qui l’enchante. Il y a le « oui » et le « non ». Oui, au cap Sounion :

Assis au pied du temple pour s’abriter du vent, la lumière aussitôt se fait plus pure dans une sorte de jaillissement immobile. Au loin des îles dérivent. Pas un oiseau. La mer mousse légèrement jusqu’à l’horizon. Instant parfait.

Parfait, sauf cette île en face de Mikronissos, […]. (OC, IV, p. 1223)

Mais justement, il y a cette île de Mikronissos, le « non ». Camus se renseigne : il y eut de « 8 à 900 déportés » sur cette île. Et Camus d’ajouter : « C’est de cela qu’il faut m’occuper. » (p. 1224) Pourtant la beauté ici l’emporte. On n’est plus au temps de l’enquête en Kabylie où la misère, écrivait-il dans Alger Républicain, « mettait comme un interdit sur la beauté du monde. »
(OC, IV, p. 311)

Pour l’artiste en Camus, la Grèce a été une source d’inspiration évidente. Toute son œuvre peut être placée sous le signe des mythes grecs. Mythes transformés, « animés », comme le veut Camus. On ne peut cependant dire que cette inspiration grecque soit le fruit des voyages qu’il a faits dans ce pays. Le goût de la culture ou de la philosophie grecques est présent dès les années de formation. Mais on peut dire que le voyage de 1955 comme celui qui suivra en 1958 aura le plus bénéfique effet sur le voyageur et comblera de bonheur ce fervent admirateur des Hellènes.

Le terme du voyage

Curieusement, c’est dans des œuvres de fiction que Camus indiquera le terme auquel peut aboutir le voyage. Moment de vérité, c’est une révélation qui illumine soudain le voyageur. Deux personnages-voyageurs de L’Exil et le Royaume seront les porteurs de cette vérité : Janine, dans « La Femme adultère » et d’Arrast, dans « La Pierre qui pousse ».

Janine, entraînée à contrecœur dans un voyage au sud de l’Algérie, ne ressent au départ que malaise et ennui. Passant en revue, durant le voyage, les divers épisodes de sa vie, elle n’y trouve que médiocrité et insatisfaction. L’autobus peu confortable dans lequel elle voyage n’attire guère son attention excepté par le fait que les autres passagers de l’autobus n’ont aucun bagage. Elle et son mari sont une exception avec leur malle. Mais voilà que la lumière va se faire. Arrivée à destination et visitant un fort avec son mari, elle découvre « sur le sol gris les signes sombres d’une étrange écriture dont il fallait déchiffrer le sens. Fascinée par le paysage désertique et les nomades qui y vivent, « un nœud que les années, l’habitude et l’ennui avaient serré, se dénouait lentement. » (OC, IV, p. 13) Janine regarde, déchiffre les signes et comprend. Les nomades du désert qui « cheminaient sans trêve, qui ne possédaient rien mais ne servaient personne » sont les véritables seigneurs, « seigneurs misérables et libres d’un étrange royaume », un royaume dont elle jouit un instant et qui la fait pleurer de « peine et d’émerveillement. » (p. 14). Éclairée par cette révélation exceptionnelle, elle ira au-devant d’une seconde rencontre avec le monde et connaîtra les noces cosmiques qui marquent enfin le terme véritable du voyage : « Après tant d’années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement, sans but, elle s’arrêtait enfin. » (p. 18).

Bien lu, le monde se révèle source de « vraies richesses », pour rappeler le nom de la librairie d’Edmond Charlot, le premier éditeur de Camus, et d’insoupçonnables bienfaits. Encore faut-il avoir quelques dispositions pour les goûter : poursuivre une quête, chercher à combler une attente. Ainsi Janine « attendait, mais elle ne savait pas quoi » (p. 8). Il faut aussi savoir être attentif à l’autre et à son entourage.

Dans « La Pierre qui pousse », la dernière nouvelle du volume, d’Arrast voyage pour s’éloigner d’un monde qui lui déplaît : « Là-bas, en Europe, c’était la honte et la colère. » La difficulté est que même à Iguape il ne se sent pas à son aise : « Il lui semblait qu’il aurait voulu vomir ce pays tout entier, la tristesse de ses grands espaces… » (p. 104). Il a cependant, comme Janine, le sentiment d’être dans l’attente, de quelque événement surprenant :

Il attendait, dans la chaleur rouge des jours humides […] comme si le travail qu’il était venu faire ici n’était qu’un prétexte, l’occasion d’une surprise, ou d’une rencontre qu’il n’imaginait même pas, mais qui l’aurait attendu, patiemment, au bout du monde. (p. 95).

Cette surprise, d’Arrast la connaîtra comme Janine encore, au terme d’une épreuve difficile mais accomplie spontanément. En effet, si son rang social et sa fonction d’ingénieur, lui désignent sa place parmi les notables d’Iguape où il doit construire un barrage, ce sont les humbles habitants des cases qui captent son attention. Il est fasciné par ces hommes comme Janine l’avait été par les espaces désertiques et, nouveau Sisyphe, il aide, fraternellement, l’un d’entre eux, à porter sa pierre.

Le moment de « bonheur tumultueux » qu’il connaît marquera le terme véritable du voyage couronné par cette invitation au partage : « Assieds-toi avec nous. » (p. 111)

Le voyage s’apparente donc à une quête de vérité qui culmine lorsqu’arrive le moment de la révélation. Mais il ne s’agit que d’un moment et qui peut être suivi de larmes, comme dans le cas de Janine. Camus voyageur eut sans doute parfois le sentiment d’être arrivé. En Italie, par exemple, ou en Grèce. Mais ce lecteur-déchiffreur du monde recueillit plutôt des vérités qu’une vérité et ces vérités furent souvent négatives : en Amérique du Nord, il découvrit l’ignorance ou l’indifférence à l’égard des épreuves subies par l’Europe, au Brésil, le conflit entre la nature et le monde des hommes.

Le plus souvent, le voyage lui fournit l’occasion de s’interroger sur son rapport au monde (nature ou hommes) et en particulier sur le rapport entre certains lieux et lui-même. L’unité tant recherchée par Camus s’entrevoit à ces moments.

Camus, l’artiste, se nourrit de ses voyages : une partie non négligeable de l’œuvre en est tirée. Il n’est pas sûr que ces voyages furent entrepris dans cette perspective mais il est sûr qu’en fin de compte, ils eurent cet heureux résultat.

NOTES

1. Numéro spécial de la revue Biblio consacré à Albert Camus, novembre 1951.

2. Pour d’autres nouvelles de L’Exil et le Royaume qui peuvent avoir été inspirées par le voyage en Amérique du Sud, voir F. Bartfeld, Albert Camus voyageur et conférencier : le voyage en Amérique du Sud, Minard, 1995, p. 37-38.

3. André Abbou, «Albert Camus : le retour à Ithaque » in Andrée Fosty, Camus et la Grèce, Éditions de la Nuit, 2008, p. 86.

4. Voir Jean Sarocchi, « La Méditerranée est un songe, Monsieur. » in Albert Camus : parcours méditerranéens, Perspectives. Revue de l’Université hébraïque de Jérusalem, éditions Magnès, Jérusalem, 1998, p. 109-129.