L’Algérie
Le voyage d’Orléansville

Roland Simounet

Roland Simounet (1927-1996) est un architecte, ami de Jean de Maisonseul. Chargés de la construction d’un Centre culturel à Orléansville, après le tremblement de terre de 1954, ils associent Camus, leur ami commun, à leur projet – ce qui leur vaut plusieurs voyages ensemble d’Alger à Orléansville lors des séjours de Camus en Algérie entre 1955 et 1959. Très actif dans le mouvement des libéraux en Algérie, Simounet sera l’un des principaux organisateurs de l’ « Appel pour une trêve civile » que Camus vient lancer à Alger en janvier 1956.

Le gorille

Nous partions à l’aube d’Alger pour parcourir les deux cents kilomètres qui nous séparaient d’Orléansville. Avec Jean l’exactitude était de rigueur.

À bord la bonne humeur régnait, nous rêvions de changer le monde et dans l’immédiat de sortir la ville sinistrée de ses ruines.

Souvent Camus marquant sa passion pour la Traction-avant, demandait de conduire un moment. Ce jour-là il proposa que chacun chante une chanson de son choix, tout le monde allait de son refrain, pour moi ce moment était une terrible épreuve.

Avec nous, nous avions pris au dernier moment une jeune fille fraîche et innocente qui allait retrouver son ami qui travaillait pour l’équipe des jeunes architectes.

Quand arriva son tour, elle commença quelques couplets du « gorille ». Un, deux, trois ou quatre. Comme elle avait l’air de bien connaître cette chanson, Camus risqua de lui demander si elle savait la suite ; sans interruption elle alla jusqu’au bout. Il suffoqua de rire, apparemment il était le seul à connaître cette fin et nous, ignorants, restions dans la confusion.

La moins gênée bien sûr était cette jeune fille charmante pareille à un oiseau des îles.

Arriva le moment où chacun devait faire savoir son vocabulaire dans la langue de Cagayous. Le jeu était de proposer, un nom, une situation, et de décliner toutes les variations possibles.

On parlait d’injures – je passe sur les grossières : la mort de tes bises, les os de tes morts, tchoutcho, bazouk ou caisse de mort…

De bagarres : drobzer, recevoir une calbotte, gonfler l’autre, lui donner sa mère, manger des coups ou se tenir l’aubergine…

Ou encore de comportement : un louette, un dégourdi, un embrouilloun, un caouette…

Quand vint mon tour je choisis de comparer quelques mots exprimant les rapports entre jeunes gens et jeunes filles. Il se disait : fréquenter, faire fiancé, rombiner, faire caprice et enfin une expression plus rare « se parler » : depuis quand y parle avec la fille…

Camus me laissa à peine terminer ma phrase et d’une réplique cinglante et narquoise me dit : « Surtout que chez nous on parle avec les mains ».

J’en « restai axe ».

La Dépêche

Avant de traverser la plaine du Cheliff nous menant à Orléansville, Affreville avait toujours été une étape.

Tôt le matin, nous arrivions par une grande rue déserte où une seule échoppe était ouverte : c’était un marchand de beignets. Je lui faisais signe, prisonnier devant sa grande bassine d’huile, nous montions sur le large trottoir, vitre baissée, allant au plus près de l’étal pour atteindre ces beignets chauds tenus par le pli d’un papier gris.

Ce premier réconfort avait un goût de joie essentielle.

Puis la voiture avançait jusqu’à une petite place, nous descendions pour gravir une ruelle aux contours tortueux, dallée de pierre et barrée de quelques marches espacées. À l’angle de la première impasse, une grande maison s’imposait avec son angle coupé où se trouvait une bonne porte de bois. À cette heure tout était fermé dans la ville, il fallait connaître l’endroit : c’était un bain maure. Une chicane d’entrée en nattes de paille serrée protégeait des regards et du vent. À droite une sorte de guichet abritait un homme somnolent, à la suite un comptoir de faïence servait de Kaouadji.

Dans la pénombre on découvrait une sorte d’immense nef avec des portiques latéraux sur deux niveaux. Là sur le bat-flanc, des hommes alignés, des voyageurs, dormaient tout habillés enveloppés dans leur burnous. Au centre un bassin de marbre devait servir aux ablutions.

Au-delà de l’anti-salle devait sûrement se trouver la salle tiède avec ses bahuts maçonnés, ses niches et ses fontaines. Au fond, deux feux de racines de thuya devaient commencer à prendre pour préparer la chambre chaude. Leur parfum aux odeurs d’encens se répandait déjà. Sous les arcades des bas-côtés les hommes sortaient de leur sommeil. Le lieu avait quelque chose d’irréel. Le veilleur avait repris son rôle, il nous servait un thé très chaud dans des verres alignés. Un verre, deux verres, et nous étions prêts à reprendre la route.

En ressortant un enfant vint au-devant de nous en courant ; il présentait de front comme une pancarte, une liasse de journaux et criait : « La Dépêche, M’sieur, La Dépêche. » Camus qui était arrivé la veille aimait bien rester incognito pendant ses courts passages. Par zèle ? Son ami Edmond Brua, rédacteur de La Dépêche Quotidienne avait pourtant eu le temps de placer à la une un portrait en pied de notre ami. La photo prenait à la verticale le tiers de la première page. Serré dans son célèbre trench-coat, visage creusé, le sourire grave.

Il fut surpris et soudain dans un geste d’espièglerie dont il avait en secret coutume, il pointa son index sur sa poitrine puis sur le journal par deux fois en souriant. L’enfant affolé fit volte-face en criant Aïwa ! Ah et détala en zigzags en répétant à chaque rupture de course Aïwa… Aïwa, jusqu’à ce qu’il disparaisse.

On ne saura jamais que pensa le gamin. À un fantôme, à un esprit malin, au diable ou à un redoutable gangster recherché, vu un dimanche soir à travers la palissade du cinéma en plein air.

Le café de l’oncle

Dès notre arrivée Camus nous dit qu’il avait un vieil oncle dans cette ville. Il s’excusa et disparut à sa recherche avant de nous rejoindre. Dans l’embarras de poutres et de pierres des maisons ruinées, il erra un moment se renseignant au passage là où il pouvait y avoir encore une âme qui vive.

Au détour de ce qui avait été une rue, il trouva une masure encore debout qu’il reconnut.

Il se présenta dans l’encadrement de la porte, l’oncle était là et lui dit :

« Ho ça par exemple ! Ques tu fais là Albert ?

— Je suis venu voir si tu allais bien », répondit Camus ; « Dis-moi comment ça s’est passé, pour toi.

— Eh ben, tu sais, j’suis un peu sourd, mais j’ai entendu quand même un grand bruit et senti bouger dans la maison. Alors j’suis sorti dehors et j’ai vu que tout était démoli. Alors je suis rentré me faire un bon café avant de ressortir pour voir. »

De retour Camus nous rapporta simplement cette histoire, et il nous sembla entendre de vive voix un passage de L’Étranger.

La halte de Blida

Au retour la nuit nous prenait vite. En quittant les brumes du Zaccar, on entrait dans un paysage mouillé du début de l’hiver. L’essuie-glace grinçait, la vieille Traction préfectorale souffrait un peu. Dans ce milieu fermé chacun parlait à son tour de ses lectures d’enfance. Pas plus que nous Camus n’avait connu le givre, les pans en bois, les vitres plombées des fenêtres anciennes. Ce soir il nous racontait des récits d’aventures, de gentilshommes gascons, d’attelages et d’auberges enfumées. Là il évoquait les repas truculents où la servante, fille de la maison, versait d’une cruche de grès un vin qui fait chanter à la fin des festins. Et aussi de victuailles, de gibiers, et de fameux « pâté en croûte » qui le transportait en rêve.

Il se faisait tard, la nuit était déjà avancée, loin d’être rendus, la faim nous tenaillait.

Arrivés à Blida, la ville était morte, en passant par la Grande Place autour de son kiosque à musique, une seule lumière filtrait d’un rideau de fer à demi fermé en train de descendre. Je bondissais, dans le noir je n’avais même pas pu voir ce qu’était cette boutique. En me baissant, je glissai rapidement à l’intérieur d’une salle déjà rangée : c’était un restaurant ! Un homme me dit « il est trop tard, on est fermé, je n’ai plus rien à servir — Monsieur, nous sommes quatre, nous voyageons de nuit et nous sommes affamés. » Devant mon insistance l’aubergiste me lança « Si vous vous en contentez je n’ai plus qu’un pâté en croûte et une bonne bouteille de vin de la Plaine. » Alors que mes amis s’installaient dans la salle une belle jeune fille sortait d’un rideau de bambou, chargée de ce repas qui nous parut magique.

Tandis que le patron satisfait de son geste, ignorant tout de Noces, de La Halte d’Oran, du Mythe de Sisyphe et même de la ville de Stockholm, était loin de savoir qui était assis parmi nous autour de cette table.

Extraits de Roland Simounet, « Notes Camus Orléansville », Traces écrites, Éditions Domens, Pézenas, 1997, p. 47-65. © DR.