Albert Camus et la tentation de l’innocence
Sur les plages, sur un bateau, en dansant – comment ne pas se souvenir du bonheur, de l’amusement, du plaisir simple et sans retenue avec lequel il dansait – Camus retrouvait l’innocence que confère la jeunesse du corps, cette jeunesse qu’une grâce exceptionnelle avait préservée pour lui, en dépit des années et de la maladie. Mais dans le travail d’équipe – et, maintenant que le sport lui était interdit et que l’équipe de Combat s’était dissoute, il ne restait que le théâtre – il retrouve la chaleur de l’amitié, le travail solidaire dont on sait qu’il ne nuira à personne, par conséquent une certaine forme d’innocence. Le bonheur que lui donnait le théâtre naissait précisément du sentiment de la solidarité qui le liait doublement aux comédiens et au public. Cette solidarité, il l’avait connue mieux encore du temps de « l’Équipe », quand il jouait, à Alger, le personnage d’Ivan Karamazov. Et nous savions qu’il projetait de la retrouver, en tenant lui-même certains rôles, l’hiver prochain, dans des spectacles qu’il avait l’intention de monter.
[…] J’aurais aimé illustrer ce propos [sur l’innocence] par quelques images […] : la lassitude heureuse qu’exprimait le visage de Camus pendant le temps qu’il montait un spectacle, un bonheur qui semblait le rendre à l’enfance. Pourquoi ne pas le dire : je me souviens aussi d’une bataille à coups de boules de neige, un soir de février, à Bruxelles, avec la troupe du Requiem, d’un dîner hâtif, aussi gai que médiocre, dans un beefsteack-frites des environs de la porte Saint-Denis avec la troupe des Possédés. Je revois les longs après-midi que je passais étendu sur les pelouses du théâtre en plein air du Pré Catelan où l’on répétait Caligula et Le Chevalier d’Olmedo. Camus grimpait en deux sauts sur la scène, interrompait les comédiens, prenait une attitude. Il avait le geste heureux et juste, comme ses rapports avec les êtres et les choses étaient heureux et justes. Dans ces moments, on ne pouvait rester indifférent à la grâce qui semblait le porter et dont on sentait bien qu’elle le rendait à ses vraies joies. Il y avait parfois aussi l’émotion d’une réussite où chacun donnait le meilleur de soi-même. Un soir, au château d’Angers, je me trouvais avec lui dans la tourelle qui surplombait le public et d’où il avait l’habitude de surveiller le spectacle par une sorte de meurtrière. Sur le rempart, Michel Herbault disait la longue plainte du chevalier qui sent venir la mort. Puis, dans le lointain, s’éleva le chant du paysan qui cherchait à le mettre en garde. Il y eut alors, dans le public, un silence, une immobilité soudaine. L’émotion des spectateurs était intense et en quelque sorte sensible. Camus se retourna vers moi et eut un geste de la main pour me montrer les spectateurs immobiles, un geste et un bref sourire. Entre lui, les comédiens et le public, venait de naître, seulement pour une seconde peut-être, cette communion que permet le spectacle de la beauté, ce qui récompensait et justifiait à la fois les efforts qu’il avait exigés, et le bonheur que chacun avait trouvé dans ces efforts. La communauté chaleureuse qui venait de naître, si éphémère qu’elle fût, cette beauté, la douceur de la nuit chaude, nous rendaient tous pour un instant à l’innocence. (p. 8-9)
Témoignage publié dans la revue Preuves, n° 110, avril 1960. © DR.