Des Démons aux Possédés  : histoire d’un rêve réalisé

Eugène Kouchkine

« […] si une œuvre est vivante aujourd’hui parmi nous,

c’est celle de Dostoïevski. »

Albert Camus

Peu avant sa mort, Camus avouait qu’il s’était formé à la lecture des romans de Dostoïevski et en particulier des Démons (Bésy). Parmi les rôles qu’il avait joués en 1938, au Théâtre de l’Équipe, il aimait par-dessus tout celui d’Ivan Karamazov, dans l’adaptation de Copeau-Croué : « Je le jouais peut-être mal, mais il me semblait le comprendre parfaitement. Je m’exprimais directement en le jouant » (OC, IV, p. 578). Longtemps après, il se souvenait de « l’ébranlement » qu’il en avait reçu et qu’il ressentait encore en réalisant son rêve de toujours, l’adaptation théâtrale des Démons : « Il y a près de vingt ans […] que je vois ses personnages sur la scène » (OC, IV, p. 537).

Cependant, la valeur de ce roman n’est pas restée immuable pour Camus. Si sa première réception, marquée par l’interprétation qu’en donnaient Gide et Chestov, fut sensiblement nietzschéenne et s’articula autour d’une révolte métaphysique, Camus découvrit par la suite un autre Dostoïevski, celui qui avait exprimé les ravages du nihilisme et les déchirements de l’homme aux prises avec l’Histoire. C’était bien Dostoïevski, selon lui, et non pas Marx, qui était devenu le « vrai prophète » du xxe siècle, mais aussi un écrivain qui « aide à vivre et à espérer » (OC, IV, p. 536, 591).

Dans le Cahier de 1938, on trouve deux notes sur la « liberté à l’égard de la mort » (OC, II, p. 857, 871) manifestée par Ivan Karamazov et Kirilov des Démons qui esquissent le chapitre du Mythe de Sisyphe intitulé « Kirilov ». Camus choisira ce mystique sans Dieu, l’ingénieur Kirilov, comme figure exemplaire du penseur qui, refusant tout sens à la vie, aboutit par sa logique au refus de cette vie. Certes, le héros de Dostoïevski y subit de surprenantes métamorphoses : pour Dostoïevski, le devoir moral ne pouvait être que le fait d’un sentiment religieux : appréciation que Camus, tout en la comprenant, ne pouvait pas faire sienne.

En Kirilov, Camus trouva un personnage de l’absurde par excellence, avec cette réserve cependant essentielle qu’il se tue. Érigé en paradigme du suicide supérieur, il laisse des traces presque simultanées dans Le Mythe de Sisyphe, Caligula et L’Étranger avant de finir, en 1959, par s’incarner dans l’adaptation des Démons. En même temps, les « questions maudites » de Dostoïevski, telle que la mort d’un enfant innocent, se retrouvent dans La Peste, Les Justes et Requiem pour une nonne.

Fascinant Camus, les héros de Dostoïevski deviennent pour de longues années des interlocuteurs qui le hanteront comme des présences vivantes. Dans Le Mythe de Sisyphe, il écrit :

Mais quelle prodigieuse création que celle où ces êtres de feu et de glace nous semblent si familiers ! Le monde passionné de l’indifférence qui gronde en leur cœur ne nous semble en rien monstrueux.
Nous y retrouvons nos angoisses quotidiennes. Et personne sans doute comme Dostoïevski n’a su donner au monde absurde des prestiges si proches et si torturants. (OC, I, p. 294)

Cependant, dans la représentation des thèmes dostoïevskiens, les accents vont changer en fonction de l’évolution de Camus qui, dans les années de la Résistance, révise sa vision de l’absurde. Ainsi, le double suicide dans Le Malentendu n’est plus « supérieur » mais un châtiment que les deux héroïnes criminelles s’imposaient, une faillite semblable à celle des personnages dostoïevskiens.

Dans les années de l’après-guerre, Camus cherche à approfondir ses connaissances de l’histoire et du caractère national russes à travers de multiples lectures qui l’éclairent aussi sur la généalogie des Démons. Il lit et annote en particulier, Les Sources et le Sens du communisme russe et L’Esprit de Dostoïevski de Nicolas Berdïaev, Dostoïevski « le coupable » de Dominique Arban et L’Univers religieux de Dostoïevski de Romano Guardini. On trouvera les traces de ces lectures dans ses Carnets et dans L’Homme révolté (chapitres « Trois possédés » et « Le Chigalevisme »). Il revient, entre autres, au prototype de Stavroguine, Nicolas Spechnev, l’homme qui fut le tourment de toute la vie de Dostoïevski, son « Méphistophélès ». Dans ses Carnets, en 1953, il note : « Adaptation des Possédés. Cf. Berdïaev. “Chatov, Verkhovensky, Kirilov, ce sont autant de fragments de la personnalité désagrégée de Stavroguine, des émanations de cette personnalité extraordinaire qui s’épuise en se dispersant. L’énigme de Stavroguine, le secret de Stavroguine, tel est le thème unique des Possédés” / Thèse de Dostoïevski : Les mêmes chemins qui mènent l’individu au crime mènent la société à la révolution. » Son attention est également attirée par une démesure qu’il applique, sans nul doute, aux personnages des Démons : « Haine du Russe pour la forme qui limite. Ils ont poussé la révolution à bout » ; à plusieurs reprises, il cite Berdïaev et s’interroge : « Carlyle, Nietzsche, Dostoïevski sont-ils des révolutionnaires ? On les appelle pourtant contre-révolutionnaires. » (OC, IV, p. 1183,1184).

L’année 1955 vit paraître dans la Bibliothèque de la Pléiade une nouvelle édition du roman, sous son titre authentique cette fois, Les Démons, accompagnée des Carnets des « Démons » et d’une introduction de l’éminent slaviste Pierre Pascal. La traduction de Boris de Schloezer comportait pour la première fois la confession de Stavroguine, ce qui dut stimuler la réflexion de Camus sur son projet d’adaptation. Camus est sensible au traitement de la culpabilité de l’homme dont la liberté conduit au mal, et le mal au crime. La Chute et Requiem pour une nonne laissaient déjà une large place au motif de la confession- « pénitence » de Clamence et de Temple Drake, très proches dans son esprit de celle de Stavroguine. À l’instar de Dostoïevski, il va procéder au dévoilement progressif de la vérité autour de Stavroguine.

Le premier jet de l’adaptation se situe autour de 1955. L’écrivain annote le roman, rétablit la confession de Stavroguine à la place stratégique où elle se trouvait initialement chez Dostoïevski, procède à un découpage, à la fois schématique et concis, visant surtout à fixer le lieu de l’action et le caractère des personnages. La plupart des scènes sont accompagnées de quelques mots clefs ou de phrases qui doivent servir de repères pour l’écriture scénique.

C’est à partir de cette ébauche que commence la rédaction de la pièce. Elle est constamment interrompue par d’autres projets et par de fréquents accès de fatigue. À un moment de découragement, se croyant incapable d’atteindre le public, Camus se remet en cause en tant qu’écrivain enfermé dans son « ascèse vide » : « Pour la première fois après lecture de Crime et Châtiment, doute absolu sur ma vocation. J’examine sérieusement la possibilité de renoncer » (OC, IV, p. 1261). Pourtant, le franc succès rencontré par son adaptation de Requiem pour une nonne à l’automne de 1956 lui redonne espoir. Il revient alors aux Démons qu’il trouve d’une actualité brûlante, sans avoir le sentiment de « déserter » son terrain d’écrivain car adapter, pour lui, c’est encore créer, d’autant que ce travail lui offre la possibilité de se rapprocher de son idéal du tragique sur scène.

Conscient des difficultés de son entreprise devant une œuvre si dense et d’une telle dimension, Camus décida de « suivre le mouvement profond du livre ». Il partit d’un « certain réalisme » pour aboutir, comme il l’annoncera dans le prière d’insérer, à une « stylisation tragique »
(OC, IV, p. 537). En outre, il estimait pouvoir trouver chez Dostoïevski tous les éléments scéniques nécessaires car, pour lui, le romancier russe écrivait directement pour le théâtre « sans le savoir », « pensait en théâtre » et « voyait par indication » 1. « Il avait tout ce qui fait le génie dramatique. Seulement, il prolonge, il étale. J’ai introduit dans la pièce une organisation économique. J’ai ajouté des accélérations, j’ai resserré certains moments. Je n’ai pas fait autre chose2. » C’est alors que, pour mieux cerner ce qui s’adapte directement, il a l’idée d’un narrateur-chroniqueur qui assurerait la continuité de la pièce.

Divisant la matière romanesque en trois parties formant vingt-deux tableaux au total, Camus reproduit la composition et la dynamique du roman. « Dostoïevski peut paraître touffu, mais il n’est jamais confus », précise-t-il3. Il conçoit sa pièce comme très « composite ». Elle débute, comme le roman, « en souriant », mais dès la fin de la Ire partie la « comédie satirique » bascule vers le « drame » de la IIe partie dont la fin – la confession de Stavroguine – fait entrer la pièce dans la « tragédie » de la dernière partie. La scène chez Tikhone révèle l’énigme du personnage. « Et immédiatement, tout ce que fait Stavroguine prend un éclairage nouveau, ajoute Camus. Il ne me reste plus qu’à le tuer4. »

L’adaptation correspond au projet de Dostoïevski de fondre deux grands thèmes en un seul : le nihilisme, à travers le meurtre politique inspiré par l’affaire Netchaïev, et le destin tragique de Stavroguine. Elle redistribue dans une architecture dramatique tout le roman, excepté le bal du Gouverneur, impossible à rendre scéniquement. Le nombre des personnages – quarante-quatre chez Dostoïevski – fut réduit d’abord à vingt-huit, puis à vingt-trois. Camus procéda par coupure et contraction, quelquefois les rôles supprimés revenaient aux autres personnages sans nuire à la dramaturgie de la pièce.

Le rôle du Narrateur Anton Grigoreiev s’avéra de première importance dans sa double fonction de commentateur de ce qui se passe en dehors de la scène et de personnage à part entière de certains tableaux. Tour à tour chroniqueur provincial, témoin ou participant au tourbillon des événements, il n’est pas pour autant omniscient mais s’efforce d’y voir clair tout en restant crédible aux yeux du public. Ses interventions sur l’avant-scène, au début ou à la fin des tableaux, accompagnées de l’effet du passage de la lumière à l’obscurité, apportent aux spectateurs le fil conducteur nécessaire. D’autre part, puisant aussi dans les dialogues des Carnets des « Démons », Camus accentue l’ironie avec laquelle le Narrateur appréhende l’histoire qu’il relate. C’est dans le discours de Grigoreiev, à la fois objectif et ludique, que l’on sent le plus la « griffe » du moraliste français privilégiant la lucidité sarcastique et l’aphorisme.

Pour ce qui est du passage du temps romanesque au temps scénique, Camus avouait qu’il n’avait qu’à suivre Dostoïevski : « Il n’y a pas de durée chez Dostoïevski comme il y en a par exemple dans La Guerre et la Paix, mais des condensations furieuses, suivies de paroxysmes. À mon avis, c’est le véritable “tempo” dramatique. Je n’ai eu qu’à calquer » (OC, IV, p. 537). La succession précipitée des scènes sans indication du temps qui passe entre les tableaux, l’accélération du mouvement vers la catastrophe rendent l’état de fureur politique, philosophique et psychologique qui domine l’atmosphère de l’œuvre de Dostoïevski. La citation de saint Luc (viii, 32-36) qui figure en épigraphe au roman décrit les pourceaux habités par les démons se précipitant dans le lac où ils se noyèrent. Camus s’appliqua à recréer l’image de cette chute vertigineuse en concentrant l’action dans des blocs compacts de scènes brèves marquées par une succession ininterrompue de confrontations et de morts. Cette sensation de précipitation assure la continuité et l’unité temporelle de son découpage.

La plus grande attention fut portée à l’histoire de Stavroguine dont Camus fit le pivot psychologique de sa pièce. Comme Clamence qu’il qualifia de « héros de notre temps »
(OC, III, p. 1358) Stavroguine est pour lui un « héros contemporain ». Dans ce « grand seigneur » aux forces immenses, il voit une profonde ambiguïté impossible à transposer sur scène. Il met alors en relief ce qui était chez Dostoïevski la quintessence du personnage, notamment ses contradictions :
au-delà du bien et du mal, « ni froid ni chaud », déraciné et incapable d’aimer, il ne lui reste que la haine nihiliste. Cependant, après le crime, l’homme finit par ressentir le besoin de porter sa « croix ». Camus accentue le mal qu’il diffuse et sa responsabilité dans les malheurs et la mort qui frappent ceux qui l’entourent. C’est à lui aussi qu’il attribue l’idée du « droit au déshonneur », annoncée dans le roman par Karmazinov. D’autre part, il rend plus manifeste le désespoir de Stavroguine, le vide de son âme et le désir de disparaître dans une destruction totale. Il fait plus transparente la condamnation que son personnage s’inflige : « Je n’ai jamais rien pu détester. Je n’aimerai donc jamais. Je ne suis capable que de négation, de négation mesquine. » (OC, IV, p. 483, p. 511).

Ainsi, Camus fait preuve de créativité dans le traitement de la fin de Stavroguine. Chez Dostoïevski, le héros avouait son incapacité à mettre fin à ses jours de crainte de faire preuve de « grandeur d’âme ». Camus apporte un éclairage valorisant à son suicide ; il fait brusquement apparaître le choix décisif de l’homme à qui tout, jusque-là, était indifférent. La décision de celui-ci surgit dans le dernier tableau, à un moment bien précis : à Dacha pour qui un si grand vide en Stavroguine est « la foi, la promesse de la foi », l’intéressé lance : « J’ai donc la foi. (Il se redresse.) Ne dites rien. J’ai à faire maintenant. » (Ibid.) Ce n’est plus, comme chez Dostoïevski, la fuite dans le suicide pour éviter le jugement des lecteurs de sa confession, mais un aveu final de sa défaite. Dialoguant avec le public après une représentation des Possédés au théâtre, Camus fera savoir que dans ce cas, choisir de se tuer, c’est croire, donner un sens à sa vie. Impliqué directement dans l’horreur d’un crime commis sur un enfant et dont le souvenir le poursuit sans relâche, le personnage de Stavroguine, sur le plan littéraire, paraît alors à Camus infiniment plus frappant qu’Ivan Karamazov (OC, IV, p. 540). Rappelons à ce propos que, dans l’adaptation de Requiem pour une nonne, la souffrance de l’infanticide Nancy Mannigoe apportait la grâce à cette dernière. Manifestement, dans les dernières années de sa création, l’écrivain cherche dans la dramaturgie théâtrale « le reflet d’un monde ordonné par une loi morale5 ».

Parvenu au stade de la mise en répétition, en novembre 1958, Camus dut admettre que sa pièce était trop longue et fut obligé d’en sacrifier un tiers afin de ne pas dépasser trois heures et demie de spectacle (la première version durait cinq heures et demie). Les scènes et les répliques supprimées à la représentation seront mises entre crochets pour l’édition de la pièce. Il attaqua certaines scènes d’une façon directe, sans répliques d’introduction. D’autre part, il pratiqua des amputations regrettables mais nécessaires dans le discours du Narrateur, ce qui représente, sans doute, une perte, surtout pour un public peu familier du roman. Kirilov souffrit aussi des coupures dans les tableaux où s’exposaient les différents aspects de son idée du suicide, et où était représentée la fin du personnage qui peut faire croire à un assassinat. Enfin, Camus dut changer le titre original Les Démons, cédant ainsi aux insistances de la direction du théâtre qui craignait de ne pas attirer un public habitué au titre erroné, mais traditionnel et expressif, Les Possédés.

Partant de son concept de « spectacle total » (OC, IV, p. 609), Camus dirigea seul l’adaptation des Possédés. Il choisit lui-même le théâtre Antoine et les comédiens, qui resteront marqués par la « passion de l’humain » d’un auteur qui « cherche l’homme sous l’acteur » (Michel Bouquet6). Les répétitions commençaient par une lecture et une présentation très détaillée des personnages, autour d’une table d’abord, puis « en mouvement ». Camus attendait que les traits justes des personnages « sortent » spontanément des comédiens. Il préférait leur donner des suggestions à partir de ses notes farcies de références précises tirées du roman, afin de mettre plus à l’aise ses interprètes. Pour resserrer les liens du travail collectif, l’auteur employait tous les moyens, allant jusqu’à organiser une « soirée de folie », au cours de laquelle on écouta des airs folkloriques russes en absorbant de la vodka. Dès lors, les répétitions furent encadrées par des auditions de disques de musique russe.

Le travail de mise en scène consista principalement à imprimer un rythme rigoureux au spectacle. « La pièce, rappelait Camus aux acteurs, doit débuter en feu d’artifice, continuer en lance-flammes, s’achever en incendie7. » Il eut recours à des innovations techniques de l’époque comme des décors montés sur des rails qui se déplaçaient à vue à l’aide de plateaux roulants, ce qui permettait de changer rapidement de scène et d’utiliser tout le champ du plateau. Quatre scènes très courtes devant un vaste rideau représentant une rue offraient les transitions nécessaires. L’atmosphère sonore faisait entendre des enregistrements de chants populaires russes ou des morceaux de grands compositeurs. Diffusé périodiquement au ralenti ou avec des effets de bruitage, cet accompagnement déformé produisait un effet d’étrangeté.

La pièce fut présentée en grande générale le 30 janvier 1959, en présence du Tout-Paris. Dans la salle, on aperçoit, entre autres, André Malraux, ministre d’État chargé des affaires culturelles. Écrivain des plus dostoïevskiens, Malraux applaudit beaucoup et vient dans les coulisses féliciter Camus et lui promettre la direction d’un théâtre parisien.

L’accueil du spectacle dans la presse fut largement favorable à Camus, voire enthousiaste. « Quel magnifique et bouleversant spectacle », écrivit Robert Kemp. Comme d’autres chroniqueurs, il revenait au texte du roman pour dire à Camus sa reconnaissance d’« avoir pleinement conservé au théâtre, malgré les manques et les coupures, ce torrent d’anima des Possédés8. » Gabriel Marcel salua le « succès éclatant et entièrement mérité » remporté par l’adaptation de Camus et ajouta : « L’objection, valable en principe, et même applicable en fait aux adaptations de Dostoïevski que nous avons pu voir au cours de ces dernières années, est infirmée par le magnifique travail d’Albert Camus […]. » Camus n’a pris « aucune liberté illicite avec le roman », il « l’a allégé, l’a décanté, […] mais il a retenu tout l’essentiel9 ».

Les déperditions inévitables entre le roman et la pièce ne sont pas pour autant passées sous silence. « Si l’adaptation de ce roman n’était pas, dès le départ, une entreprise désespérée, écrit Nina Gourfinkel, Albert Camus eût été certainement le seul à pouvoir la réaliser. Mais il entreprenait le combat de Sisyphe10. » D’autre part, le clivage idéologique dans la chronique théâtrale se fait encore sentir, notamment l’hostilité de la gauche « progressiste », l’œuvre évoquant des problèmes sociaux et politiques qui restaient d’une grande actualité. Néanmoins, l’appréciation « tour de force » est très fréquente, elle s’applique d’abord à la clarté et à l’ordonnance de la pièce que Camus, s’effaçant devant Dostoïevski, a su offrir aux spectateurs en sauvegardant la profondeur de l’original.

Avec Les Possédés, Camus fut heureux de retrouver la scène. Il avouait que cette pièce lui était plus chère qu’aucune de ses propres œuvres. Il aurait aimé la voir dans sa première version, sans coupures, et souhaitait aussi que les spectateurs reviennent à la lecture du roman. Ainsi,
l’ultime rencontre de Camus avec Dostoïevski représente un exemple des réponses qui peuvent être données par la voix de l’artiste, à certains moments de l’Histoire, face à des problèmes
spirituels et éthiques communs.

NOTES

1. « Entretien sur Les Possédés », dans l’émission télévisée « Lecture pour tous » du 27 janvier 1959 ; BNF, Tolbiac, cote IKM-4245 [4].

2. Interview au Figaro littéraire par Pierre Mazars, 24 janvier 1959, p. 4.

3. « Entretien sur Les Possédés», émission télévisée du 27 janvier 1959.

4. Interview au Figaro littéraire, art. cit., p. 4.

5. Voir Morvan Lebesque, « La Passion pour la scène », Camus, Hachette, coll. « Génies et réalités », 1964, p. 175.

6. Cité par René Farabet « Albert Camus à L’Avant-Scène » dans La Revue d’histoire du théâtre, n° 4, 1960, p. 351.

7. Morvan Lebesque, op. cit., p. 181.

8. Paris-Presse, 31 janvier 1959.

9. Le Monde, 31 janvier 1959.

10. Les Nouvelles littéraires, 5 février 1959.