Entretien avec Stanislas Nordey
Le metteur en scène Stanislas Nordey a proposé en 2010, au Théâtre national de Bretagne (Rennes) et au Théâtre national de la Colline (Paris), une mise en scène des Justes qui a fait date.
Agnès Spiquel-Courdille : Comment s’est faite votre rencontre avec les œuvres de Camus ?
Stanislas Nordey : Ma première rencontre avec Camus, c’était au lycée. J’ai lu Le Mythe de Sisyphe : un choc ! Je suis donc entré dans son œuvre par l’angle de la pensée et non par le roman. Ce qui m’est apparu, c’est l’homme qui réfléchit au monde ; j’ai été bouleversé par cette clarté du regard. Pendant mes années philo, en hypokhâgne et en khâgne, je citais souvent Camus ; j’avais des notes assassines ; les profs disaient : « Ce n’est pas un philosophe… » Il y a eu des discussions violentes et passionnées sur ce sujet. Camus représentait cet espace très particulier de la pensée qui ne rentre pas dans un cadre corseté, qui est attaquable justement parce qu’elle échappe ; on ne sait pas exactement où poser son propre regard, c’est une pensée de l’instant. Curieusement, ça me fait penser à Pasolini, qui avait lui aussi cette sorte de pensée à la fois claire et dans l’immédiateté : même si on risque de se tromper, on perçoit la nécessité de se faire entendre à ce moment-là, de déployer sa pensée ici et maintenant.
A. S.-C. : À quel moment avez-vous découvert son théâtre ?
S. N. : Je ne suis venu au théâtre que plus tard : j’ai lu Caligula pour mes études d’art dramatique. Puis j’ai enseigné très vite et j’ai fait travailler à mes élèves les adaptations de Requiem pour une nonne et de La Dévotion à la croix. J’étais très intéressé par le fait d’aller chercher une matière dans ce qui n’est pas théâtral. J’ai aussi beaucoup travaillé Les Possédés ; c’est le geste qui m’intéressait. Aujourd’hui, c’est plus souvent les metteurs en scène, des gens du plateau, qui vont s’attaquer à ces textes.
Quand j’ai monté Les Justes, j’ai découvert en Camus le praticien. Jusque-là, je ne savais pas qu’il avait fait du théâtre, qu’il avait ce rapport très concret au théâtre. C’était très frappant : je sentais dans l’écriture quelque chose de très différent de Sartre. J’ai relu le théâtre de Sartre : il est boursouflé, encombré ; mais Sartre n’était pas du tout praticien, il ne connaissait pas les codes de la représentation. Son théâtre est totalement déconnecté du plateau, alors que celui de Camus est construit avec la vision de la scène. Quand Camus fait une adaptation, ce n’est pas seulement un rêve de dialoguer de grands romans, mais quelque chose qui part de la vision d’une représentation possible.
Pour Les Justes, je parlais aux acteurs de Feydeau (lui aussi était metteur en scène) : il a le même amour pour la machine théâtrale parce qu’il rêve ses pièces presque de l’intérieur du plateau lui-même. Camus, il connaît la scène comme sa poche. C’est pour cela que son théâtre n’a pas vieilli – parce qu’il est dans le concret du geste théâtral.
A. S.-C. : Que représentent pour vous les romans de Camus ?
S. N. : J’avais découvert l’homme qui pense ; j’ai lu ses romans avec ce prisme, en y cherchant la pensée qui est derrière. Je ne les ai pas traversés comme des romans mais comme
des applications, des variations à partir de sa propre pensée. Là encore, je retrouve Pasolini, un touche-à-tout à qui on a reproché de n’être nulle part : « Non, disait-il, ma pensée, elle se glisse à l’intérieur de formes différentes. » Pour Camus, à chaque fois, je reliais ce que je lisais à tout le reste de l’œuvre ; je n’ai jamais isolé une face de son travail, de son humanité.
A. S.-C. : Pourquoi avez-vous choisi de monter Les Justes ?
S. N. : C’est L’Homme révolté qui m’a mené aux Justes. J’avais travaillé sur Ciment, un texte de Heiner Müller sur la révolution de 1917. J’ai eu envie d’y revenir, de réinterroger quelque chose de la révolution russe. J’avais le souvenir de L’Homme révolté sur la question du terrorisme ; j’ai relu le passage sur le terrorisme individuel et, par capillarité, cela m’a mené aux Justes. Je me suis aperçu que c’était une très, très grande pièce.
Il y avait aussi comme une idée de jouer les saint-bernard : dans ma génération et dans celle d’avant (Vincent, Chéreau), il y avait une sorte de mépris pour le théâtre de Camus, l’idée de quelque chose d’un peu suranné. En relisant Les Justes, j’ai été frappé par la sécheresse absolue de l’écriture. C’est une qualité : le texte va à l’essentiel, sans une once de mauvaise graisse, sans aucune complaisance. Moi qui aime le théâtre à la fois politique et poétique, c’est-à-dire des textes qui ont une qualité littéraire et qui parlent du monde, j’avais la quintessence de cela dans Les Justes ; c’était un objet presque parfait de théâtre et qui n’avait pas pris une ride. J’ai touché à quel point L’Homme révolté et Les Justes étaient deux variations d’une même pensée. Pendant les répétitions, j’avais toujours L’Homme révolté à côté de moi ; c’est très fort et pertinent.
Pour moi, c’était une revanche importante de monter Les Justes, non plus sur des petites scènes, mais sur les grandes scènes du théâtre public. Je trouvais intéressant de tester la pièce dans les grandes cathédrales de la culture : est-ce que ça tient ? ou est-ce que ça se dissout ? J’avais envie de le faire sans tomber dans la mode de couper à la hache (avec ces réécritures qu’on trouve beaucoup en Allemagne par exemple). Je voulais travailler sur la littéralité des Justes, sans en couper une ligne, et voir si cette pensée, cette dramaturgie-là avaient toute leur pertinence.
Pendant les répétitions, nous nous sommes trouvés face aux difficultés habituelles, mais jamais par rapport au texte finalement : la dramaturgie de Camus est faite pour le plateau, donc il y avait une limpidité incroyable pour les acteurs. Dès les répétitions, j’ai su que je ne m’étais pas trompé : ce théâtre-là a toute sa place dans le grand théâtre contemporain ; ce n’est pas un truc bizarre ramené de je ne sais pas où. Il y a eu presque un étonnement des commentateurs et des professionnels : ça a encore du sens ! Quand j’avais annoncé que je montais Les Justes, j’avais eu des réflexions narquoises : pourquoi diable aller exhumer ça ? J’ai ensuite été très heureux de voir les rigolards être eux-mêmes troublés : j’avais réussi mon coup. Le public, quant à lui, a été très touché, étonné par la profondeur de l’œuvre. Souvent, on est aveuglé parce que ce sont des textes qu’on associe à l’école ; et il se crée un grand malentendu, une sorte de malédiction : on ne les lit pas.
Mais j’avais été conforté dans le pari de ce projet par ma rencontre, peu de temps auparavant, avec Wajdi Mouawad – rencontre qui a donné naissance à une amitié solide, pour mille raisons. Pour moi, il y avait une filiation évidente de la réflexion de Camus à celle de Wajdi. En effet, dans Les Justes, je suis frappé par le fait que Kaliayev et Stepan, ce sont les deux faces de la même médaille ; Camus dit quelque part : les deux faces, les deux possibles d’un même homme. Wajdi, lui, me disait : « Pendant la guerre au Liban, je n’avais que deux choix possibles : la kalachnikov ou le stylo » ; il a pris le stylo mais il aurait très bien pu prendre la kalachnikov. Du coup, dans Les Justes, je lui ai fait jouer Stepan (je lui ai fait prendre la kalachnikov, d’une certaine manière).
Pour Kaliayev, le choix de l’acteur a été assez évident. Je voulais, pour Kaliayev et Dora, un beau couple de théâtre ; Vincent [Dissez] et Emmanuelle [Béart], c’est un couple qui marche, qui fait du sens. Je les ai redemandés tous les deux pour Se trouver de Pirandello. Pour Les Justes, je voulais une distribution de qualité, des acteurs capables d’être dans la pensée et dans l’émotion à la fois ; ils le sont.
A. S.-C. : Pouvez-vous commenter vos choix de mise en scène pour Les Justes ?
S. N. : Le choix de la frontalité, c’est toute la tradition du théâtre ; on n’a abandonné cette frontalité qu’à la fin du xixe siècle, pour toutes sortes de raisons. Les textes que j’aime mettre sur la scène, ce sont des textes qui réclament l’agora grecque, qui ne dépareraient pas à Épidaure, qui interrogent la société, l’homme, où le divertissement est secondaire ; des textes complets qui permettent un retour à cette fonction première du théâtre : donner à penser ; des textes qui ont cette puissance d’interroger le public, de ne pas le laisser indemne. La frontalité s’impose alors ; mais je la traite de manière très différente selon les spectacles.
Dans la construction des Justes, il y a une chose extraordinaire, en particulier à l’acte II ; je disais aux acteurs : ce n’est pas un groupe de gens, ils ont tous un point de vue différent. Face à l’acte de lancer la bombe, les cinq sont obligés de se positionner. La force incroyable du texte vient de ce que Camus ne dit jamais qui a raison, il laisse se déployer l’espace de réflexion de chacun : le spectateur peut se reconnaître ou pas. Là-dessus, j’ai eu des discussions avec Wajdi : il voulait condamner Stepan dans sa manière de l’interpréter. Moi, je lui disais : non, ce n’est pas le salaud. Camus laisse ouvert ; il pose la question, il n’y pas de bonnes réponses ou de mauvaises réponses. C’est la force du théâtre grec en général, sa puissance universelle : il nous met face à l’impossible, donc face à nous-mêmes. C’est pour cela que Les Justes font partie des grandes œuvres du répertoire mondial. On pourra jouer cette pièce dans cent ans, la question se posera toujours : on prendra encore une bombe pour renverser des tyrans et il y aura encore des enfants sur le chemin ; personne n’aura trouvé la réponse.
Dans la structure de la pièce, ce qui m’a frappé encore en la montant, c’est l’acte IV : tous les personnages qui sont face à Kaliayev y sont importants ; c’est l’acte de la contradiction. Je disais aux acteurs : le public doit pouvoir vous suivre, ne jouez pas les oppresseurs de Kaliayev. Skouratov, par exemple, a un texte extraordinaire, tout à fait valide. Tous les personnages sont dans leur droit ; les acteurs le sentaient de l’intérieur ; ils sentaient bien qu’ils étaient aussi des personnages majeurs de la pièce.
Je voudrais aussi dire ceci : quand on lit Les Justes, on voit à quel point c’est un chant d’amour à une femme. On a beaucoup parlé de cela pendant les répétitions : Camus écrit pour une actrice, une muse1 ; c’est aussi cela qui l’amène vers ce grand texte, qui le porte autant. Être inspiré par la figure d’une interprète (inspiration amoureuse ou autre), ça peut amener très haut la force du texte. L’acte V, magnifique, est aussi une ode à l’actrice aimée.
A. S.-C. : Avez-vous envie de monter un autre Camus ?
S. N. : Je pense que je le ferai un jour. J’ai éprouvé tellement de plaisir ! c’est rare d’être (au-delà du fond) face à une telle virtuosité ! Les Justes, c’est une quasi-perfection ; quand on voit ce que Camus y a coupé, on comprend à quel point il a sculpté la pièce pour en faire un diamant brut.
Je ne sais pas par quelle pièce je passerai. Mais ce premier rendez-vous a été tellement beau qu’il en appelle un second. Ce sera une autre petite pierre apportée à la réhabilitation de Camus sur les scènes du théâtre public.
A. S.-C. : Requiem pour une nonne ?
S. N. : Peut-être.
Interview réalisée par Agnès Spiquel-Courdille le 25 février 2013.
NOTE
1. C’est Maria Casarès qui créa le rôle de Dora lors de la première des Justes au théâtre Hébertot, le 15 décembre 1949.