Dans la fabrique du roman camusien

André Abbou

C’est parce que Camus fut avant tout un créateur de mythes, et non un simple littérateur, qu’on accorda audience à ses interventions dénonçant les atteintes à la dignité humaine. L’œuvre romanesque a donc de l’importance ; elle se réduit à trois ouvrages publiés, L’Étranger, La Peste, La Chute, dénommés « récits » et à deux ébauches. L’une d’un texte achevé mais dont la publication fut ajournée en 1938, La Mort heureuse ; l’autre d’un roman en chantier dont l’état ultime date de 1959, Le Premier Homme.

Ce n’est pas l’œuvre d’un héritier, au sens propre comme au figuré. Issu d’une famille très pauvre, émigrée ou transplantée, et sans culture autre que populaire, rien ne le prédisposait à revendiquer autre chose que l’ascenseur républicain, celui que la nation réserve à ses pupilles distingués pour leur mérite. Bien que consacrée par l’attribution du prix Nobel de littérature en 1957, cette œuvre serait un échec, à en croire l’opinion tardive de J. P. Sartre : « Ce n’était pas un gars qui était fait pour tout ce qu’il a fait […]. C’était un petit truand d’Alger, très marrant, qui aurait pu écrire quelques livres mais plutôt de truand ; au lieu de ça on a l’impression que la civilisation lui a été plaquée dessus et qu’il a fait ce qu’il a fait, c’est-à-dire rien1. »

Notre propos ici est d’examiner ce « rien ». De rechercher ce qui unifie ou distingue, selon les fictions, la création romanesque chez Camus. D’en isoler éventuellement des marqueurs communs ou particuliers et de suggérer des indices d’évolution, au long des vingt années d’apprentissage et de pratique du métier.

Repères théoriques

Camus n’a jamais été attiré par les théories sur la littérature, le roman ou l’écriture. C’est plutôt un artisan qui croit à la vertu de l’expérience personnelle, au ressenti plutôt qu’aux recettes puisées chez d’autres, bien qu’il ait consulté attentivement la revue de la NRF de 1937 à 1940, avant sa venue à Paris. Éprouvé par différents traumas psychiques, dès l’enfance, il découvrit en 1930 qu’il pouvait atténuer leurs séquelles par le récit. Écrire devint pour lui un exutoire au trop-plein de tensions et d’angoisses accumulées ; la distinction entre essai, à composante autobiographique, et roman lui parut secondaire : il y avait matière à consanguinité. « L’œuvre est un aveu, il me faut témoigner. […] L’art n’est pas tout pour moi. Que du moins ce soit un moyen. » (OC, II, p. 795) Entre les deux genres, croit-il, la distinction n’est pas de substance mais de forme. « On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans. » (OC, II, p. 800). Conviction de novice qu’il confirmera dans Le Mythe de Sisyphe : « Penser, c’est avant tout vouloir créer un monde […]. » « On ne raconte plus “d’histoires” », on crée son univers. » (OC, I, p. 287, 288). Dans sa critique, en janvier 1939, du Quartier Mortisson, écrit par Marie Mauron, il fait l’éloge « d’un roman sans intrigue, attaché seulement à la vie d’un quartier, d’un pays et de ses hommes. » (OC, I, p. 815). Le monde de Camus se peuple ainsi, d’écrit en écrit, des péripéties de son existence, des figures de sa famille, de l’atmosphère de son quartier, de la couleur des cieux et des senteurs de son pays natal, des destins du petit peuple « des Sauveur et des Bagur ».

La lecture et le commentaire des œuvres, dont il rend compte dans « Le Salon de lecture » d’Alger Républicain (OC, I, p. 787-850), vont le doter d’un embryon de théorie littéraire qu’il explicitera dans « L’intelligence et l’échafaud », article consacré au roman classique français et publié dans Confluences en 1943. Il décèle chez celui-là une certaine rumination de thèmes et de propos : « […] ils disent toujours la même chose et toujours sur le même ton. Être classique, c’est se répéter. » (OC, I, p. 896). Une représentation particulière de l’homme soutenue par l’intelligence, la référence à l’ordre pour orienter et borner une vie, « un langage intelligible » et une expression soumise aux exigences strictes du cadre de la narration en sont les autres marqueurs. « […] dire non pas ce qui lui plaît, mais seulement ce qu’il faut. » « Et l’on voit ainsi que si cette littérature est une école de vie, c’est justement parce qu’elle est une école d’art. […] On y apprend la mathématique du destin, c’est une manière de s’en délivrer. » (OC, I, p. 896, 899, 900).

Dans l’un des chapitres rajoutés à l’édition originale du Mythe de Sisyphe, dont la substance consacrée à l’œuvre de Kafka fut publiée en revue dès 1943, il se montre attentif à une structuration à deux niveaux de l’œuvre et à une polysémie fondée sur l’ambiguïté. L’intrigue chez Kafka se déploie sur deux axes, l’un pratique, l’autre symbolique afin d’élaborer une mythologie. « Tout l’art de Kafka est d’obliger le lecteur à relire. […] Quelquefois, il y a une double possibilité d’interprétation, […] » (OC, I, p. 305).

Huit années plus tard, dans l’un des chapitres de L’Homme révolté, l’expérience des deux récits déjà publiés y aidant, il rappellera les constituants du modèle romanesque qu’il défend : une action adossée à l’univers primordial à créer, progressant au rythme de péripéties mues par le heurt des passions et des hasards comme sous la fatalité d’un ordre caché aux individus, cependant que l’expression « retenue » du narrateur cadence l’évolution de l’intrigue jusqu’à son terme. « Qu’est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. » (OC, III, p. 287).

De la théorie à la mise en œuvre

Il est inutile de gloser sur la conformité des premières ébauches de fiction – « Louis Raingeard » et « Le Quartier pauvre » – aux particularités ci-dessus exposées. Mieux vaut examiner le premier roman abouti mais remisé, et les trois récits publiés de son vivant.

Dans La Mort heureuse, l’histoire se borne à celle d’un employé de bureau, aux prises avec la pauvreté, la routine et la jalousie amoureuse, dépourvu d’empathie pour ses proches, qui décide de tuer son confident privilégié et infirme pour s’emparer de ses économies et mener une vie de dilettante obsédé par la satisfaction de plaisirs factices, avant de mourir de tuberculose. Au final, une action filiforme, et une vie ironique, peut-être. Pas d’« univers » appréhendable ; il faut le deviner à l’existence privée de justification du héros, inapte à façonner sa vie en destin mais prolixe en lamentos sur sa condition. L’assassinat commis a tout du crime crapuleux et rien de la protestation métaphysique. À Francine Faure, sa future épouse, Camus expliquera les raisons de ce raté, le 10 février 1938 : « Seulement tout cela a été écrit dans l’exaspération, porté des heures durant pour être écrit le soir seulement. […] Trop haletant pour être artistique. […] Je n’avais personne à qui lire une ligne2. » La leçon tirée de cet échec porta ses fruits.

L’Étranger comme esquisse d’un modèle en chantier

L’Étranger se constitue à la façon d’un puzzle dont les pièces s’assemblent sans vraie préparation, mais le coup de dés réussit. On est face à un univers palpable, celui de l’absurde. Il a un arrière-plan, celui que définit Le Mythe de Sisyphe, comme le produit de l’incompatibilité entre l’ordre cosmique et les exigences humaines de rationalité et d’intelligibilité. En pratique, il surgit dès que des événements massifs et difformes bouleversent nos repères habituels et rendent le monde inquiétant, parce qu’échappant à tout contrôle. Dans le roman paru en 1942, le monde se décompose effectivement sous nos yeux. Plus rien n’a de signification, pas plus le télégramme reçu que le comportement du concierge de l’asile, ou celui des vieillards admis à la veillée mortuaire, pas plus le geste du juge brandissant le christ au nez de l’inculpé que les affirmations de Raymond, ou le désir de mariage de Marie. L’absurde saute aux yeux, du goudron de la route qui fond sous les pieds, au « chapeau du cocher, en cuir bouilli » et à l’éclat du soleil, aveuglant Meursault au point de déclencher le tir. Il est aussi ce qui prive le héros de compréhension et de la mémoire de ses actes, jusqu’au jour où sa gamelle de fer lui restitue son image et que, percevant le son de sa voix, il entreprenne de renouer le fil rompu des événements passés. Pour le conduire à l’échafaud, l’économie des épisodes successifs suit « la mathématique du destin », transformant les faits anecdotiques de la première partie en circonstances à charge contre Meursault : du café au lait bu à l’asile, à la cigarette fumée en compagnie du concierge, de la méconnaissance de l’âge de sa mère, au cinéma et à la liaison avec Marie, etc. Des mots fatidiques ponctuent, comme par un coup de clairon équivalant au chœur des tragédies grecques, chacune des phases tragiques de ce parcours, et confirment l’enfermement du héros dans la nasse d’un destin inflexible. « Elle avait raison. Il n’y avait pas d’issue. » (OC, I, p. 150) « Je me suis souvenu alors de ce que disait l’infirmière à l’enterrement de maman. Non, il n’y avait d’issue […] » (p. 188). « Tout ce que je faisais d’inutile en ce lieu m’est alors remonté à la gorge […] » (p. 202). « Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. » (p. 212). « Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m’était à jamais indifférent. » « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution […] » (p. 213).

On reconnaît, à ce langage et à cette « stylisation », les ingrédients de la tragédie : simplicité d’intrigue, unité d’action, dépouillement extrême des péripéties, protagonistes aliénés par le destin, expression du tragique à la fois mystérieuse et claire. Dans une conférence prononcée à Athènes, le 29 avril 1955, « Sur l’avenir de la tragédie », Camus confirme ce qui fonde pour lui, par-delà les genres, l’omniprésente actualité de l’homme tragique. « L’homme d’aujourd’hui qui crie sa révolte en sachant que cette révolte a des limites, qui exige la liberté et subit la nécessité, cet homme contradictoire, déchiré, désormais conscient de l’ambiguïté de l’homme et de son histoire, cet homme est l’homme tragique par excellence. » (OC, III, p. 1125).

L’une des marques de fabrique de L’Étranger est donc sa constitution sans modèle préalable et sa plasticité à se jouer des genres. Il est polymorphe, hétérogène, irréductible à toute caractérisation qui le limiterait à un univers générique exclusif, à une banale histoire, à une action simple, presque schématique, et à des mots fatidiques. C’est un genre ambigu et composite. Son déroulé tient de l’essai par les vérités générales ou les maximes disposées au carrefour des aventures relatées, du roman par la création d’un univers où des personnages luttent contre l’adversité, et de la tragédie par l’action cadencée qui conduit le héros à sa perte en murmurant que « tout est bien ». Disposant d’une structure à double niveau, il installe, au plan pratique, un univers sans relief, dérangeant, ancré dans le quotidien et qui éveille le doute ou l’interrogation. Cependant qu’au plan symbolique, des « clignotants » s’allument, signalant des polarités insoupçonnées, à l’origine, qui réfèrent à des micro-mondes connotés. Dans L’Étranger, le voyage en autocar, le cheminement jusqu’à l’asile, le dialogue avec le concierge, la veillée mortuaire adressent de multiples clins d’yeux au Château de Kafka. Le monde entrevu dans un cauchemar est celui des relégués de la vieillesse et de la misère, promis à la mort. Le joueur de flûte, l’un des protagonistes de la bagarre avec Raymond, qui barre l’accès de la source, sorte de sanctuaire ancestral niant l’Histoire et son agitation, connecte le récit au monde grec et à sa mythologie3. Cependant que le dernier paragraphe du roman, celui où Meursault se réveille avec « des étoiles sur le visage » fait écho à la nuit de Gethsémani, celle précédant la crucifixion du Christ. Pour constituer la trame de ses mythes, l’intertextualité camusienne joue donc de tous les registres : hellénique, biblique, contemporain, sans crainte du risque d’incompatibilité entre eux.

L’esthétique de la fiction chez Camus mérite donc d’être précisée. Si, par ses structures, L’Étranger revendique une appartenance classique, par bien de ses constituants il expose une hétérogénéité de tendance baroque. On comprend mieux pourquoi l’écrivain s’est interrogé en 1942-1943 sur le roman classique français. C’est une réflexion a posteriori sur les structures du roman qui vient d’être publié, tout autant que sur les formes à donner à celui en chantier. Comment une fiction qui projette un univers absurde, mettant en scène un monde se décomposant sous nos yeux aux instants de démesure, peut-elle se réclamer d’un héritage du grand siècle dont les fondements postulent le sens de l’ordre établi, la beauté et la bonté ? On comprend aussi pourquoi l’écrivain situe simplement le classicisme dont il se réclame dans la forme expressive, et dans la conduite des hommes, pour borner l’emprise d’un destin qui nie leur besoin de clarté et de sens. L’école de vie proposée au héros camusien est celle d’une sérénité crispée.

La Peste ne déroge pas fondamentalement au modèle inauguré par le premier récit publié. Si le schématisme initial cède la place à une complexité voulue, des particularités du modèle antérieur demeurent : la création d’un univers comme pivot de l’intrigue, la structuration à double niveau pour élaborer le mythe, l’hybridité générique de la narration, chronique (et non plus récit) et tragédie. La fiction marque néanmoins un tournant. Le recours à une documentation étoffée pour donner corps à l’histoire, la subdivision en cinq parties comme dans une tragédie, le travestissement du narrateur, le souci de recréer au quotidien la vie des reclus, montrent que l’écrivain entendait donner une « épaisseur » nouvelle à sa fiction, sans renoncer pour autant aux exigences d’objectivité et de vraisemblance : romanesque oui, imaginaire non. Le sentiment éprouvé durant la rédaction, singulièrement à partir de 1946, d’avoir satisfait, in extremis, à des exigences contradictoires, laissera trace. Malgré les « sujets » accumulés, des années durant, dans les Carnets, Camus esquivera toute entreprise romanesque nouvelle, ne pouvant se décider aux choix théoriques et formels que cela impliquait. Imaginait-il les ricanements qu’eût suscités chez ses détracteurs son ralliement à un romanesque intégrant l’imaginaire ?

La Chute ou l’épuisement du romanesque

La Chute4 porte à l’extrême les paradoxes relevés dans L’Étranger. L’univers obsessionnel du récit est celui d’un monde plombé par le doute, l’ambiguïté et la culpabilité, et qui marche à la servitude, faute de régénération. Mais deux personnages face à face, dont l’un caché, pas d’intrigue, pas de suspense autre que, au dernier chapitre, la levée du secret que Clamence place au cœur de son exil, pas de vie au sens de destins croisés créant un écheveau de péripéties, pas de projection sur un avenir distinct du passé, pas de présent vécu comme distinct du passé et porteur d’avenir, autre que celui du discours, des ombres dont on sollicite une identité, même pas des figurants, appelle-t-on ceci une fiction ou un défi à l’imaginaire ? Une action statique, limitée à des déambulations circulaires, réelles ou supposées, exposées par une conscience qui tarde à se mettre à table, une narration qui se borne à ressasser des histoires identiques ou parentes, cela fait-il matière à roman ou à drame, ou à farce ? Un personnage arlequin, truffé de contradictions, de velléités et de lâchetés, aux identités insaisissables, histrion impuissant brandissant la foudre, tour à tour cruel, altruiste et criminel, invoquant et contrefaisant Dieu et diable, placé dans un espace-temps mythique, de quelle histoire peut-il être le narrateur, sinon celle de l’homme ?

La Chute, sous quelque angle qu’on l’examine, cumule les paradoxes romanesques. Comme si elle s’en tenait volontairement à une esquisse, à une épure, à un simple canevas de fiction à la recherche d’un auteur. Par des interrogations rhétoriques adressées à soi-même, les réparties simulées du touriste de rencontre, par des remarques ou des appréciations critiques sur les faux-semblants de quelques genres littéraires, comme les biographies et les confessions, le monde de Clamence finit par ressembler à celui du romancier, philosophant sur ses semblables, en dépositaire de « tas de petits secrets » sur la supposée âme humaine.

Le Premier Homme, Autobiographie et imaginaire

De la longue genèse minutieusement reconstituée par Agnès Spiquel-Courdille (OC, IV, p. 1509-1548), on retiendra que le projet d’écrire un « grand roman » est ancien, comme si Camus restait insatisfait des fictions écrites. Première étape, fin 1949, dans une ébauche de préface à L’Envers et l’endroit, il évoque « une œuvre d’art » à venir qui serait la réécriture de cette « œuvre de jeunesse ». Seconde étape, en août 1953, en relation avec la crise personnelle qui a rouvert les vieilles blessures et fait ressurgir les interrogations passées sur son identité personnelle, il consigne dans les Carnets le soubassement du roman qu’il ambitionne. « Roman. 1re partie. Recherche d’un père ou le père inconnu. […] Naissance dans un déménagement / 2e partie […] Qui suis-je ? / 3e partie. L’éducation d’un homme. » (OC, IV, p. 1173, 1174). Le titre est trouvé en septembre-octobre 1953 : Le Premier Homme. Différentes esquisses de plan suivent. Mais l’heure est à la querelle avec Les Temps modernes et aux ébauches de thématique pour La Chute. À Franck Jotterand, pour La Gazette de Lausanne, le 27 mars 1954, il déclare qu’il y a longtemps qu’il n’a « écrit des œuvres d’imagination » et qu’il écrit « en ce moment des nouvelles », qu’il dispose du titre et du sujet de son prochain roman, mais que pour le reste, il « change toujours en cours de route ». « Pour cadre, ces terres sans passé […] terres d’immigration, faites d’un apport de races très diverses. » (OC, III, p. 916) Au gré des urgences et des problèmes de santé, le projet se décante lentement. Ce n’est qu’en 1959 que la rédaction de la première version sera entreprise continûment : 144 feuillets dont l’un probablement rédigé fin novembre 1959, dont la réécriture n’a pu avoir lieu, si l’on en juge par la forme. Le quart du total envisagé pour cet ouvrage.

Dans les réponses faites à Jotterand, Camus établit une distinction entre les nouvelles qu’il écrit en 1954, notamment La Chute dont la rédaction débutera en novembre, et Le Premier Homme, présenté comme une « œuvre d’imagination », comme si l’imaginaire s’opposait au factuel des fictions antérieures, comme si certains sujets, en particulier celui qui le concernait, exigeaient d’inventer et d’animer pour suppléer aux béances de la mémoire, et non, simplement, de décrire et de rapporter « en témoin objectif », seulement ce qu’il avait pu voir, tout en prenant « le parti de la victime » (La Peste, OC, II, p. 243).

À la lecture de certains feuillets, le premier et le septième notamment, on observe que cet imaginaire est ici lié à une nouvelle intention narrative, celle de faire sentir, de faire voir, de faire entendre, de donner aux évocations l’envergure des fresques et le souffle des épopées, et pour cela d’assumer la narration comme visionnaire d’un passé intime. « Il voyait son père, qu’il n’avait jamais vu, dont il ne connaissait même pas la taille, il le voyait sur ce quai de Bône parmi les émigrants, pendant que les palans […] » (OC, IV, p. 855).

La narration du feuillet 1 débute (OC, IV, p. 741-742) à la façon d’une scène de western américain, évoquant la période de migration ou de conquête de l’Ouest, avec des changements de plans (carriole, nuages, bêtes et hommes) et de cadrage, comme pour opposer l’immensité et la pérennité de l’ordre cosmique aux incertitudes et aux vicissitudes de la condition humaine, et donner à la scène de la naissance de l’enfant une valeur symbolique et une dimension mythique. On perçoit l’intentionnalité d’une telle narration : suggérer l’idée d’une solidarité et d’une réconciliation possible des hommes pour imposer un ordre humain à la nature, par-delà les conflits passés et présents. Là où l’évocation de la nature se bornait à deux ou trois séquences pour cadrer des faits dans L’Étranger et La Peste, la description des nuages et de leur parcours fait l’objet de deux phrases, d’environ soixante mots chacune, dans le roman en chantier ! Camus avait déjà introduit des descriptions comparables, mais moins imposantes, aux instants propices de La Chute, et en les justifiant chaque fois, par l’émotion ou l’habitude professionnelle : à propos des cyclistes croisés (OC, III, p. 702), ou pour évoquer les périples marins (p. 741) ou les colombes. Un souffle épique emporte narration et description dans le feuillet 7 (OC, IV p. 849-860), quand sont mises en scène les générations de colons venus en 1848 et en 1871, décimés par la malaria, s’accrochant à leur lopin de terre, et auxquelles succède celle que le visiteur a sous les yeux, et qui s’apprête, confrontée au terrorisme, à quitter les lieux. On a l’impression d’une évocation en millefeuille dont la temporalité change avec le cadrage, avec les plans, avec les instantanés ou les effets de traveling. Comme si l’écrivain entreprenait de ranimer un monde appelé à disparaître.

Une autre particularité du modèle narratif du roman tient à l’apparition dans le dernier feuillet, intitulé « Obscur à soi-même », de phrases de type proustien, fort longues et aux articulations lâches, à la limite de l’intelligibilité (p. 910-915). La phrase initiale de ce feuillet compte environ deux cents mots ; vingt-sept propositions de toute nature, en grande partie juxtaposées, nominales, subordonnées complétives, relatives, participes ! On hésite entre l’hypothèse d’un texte jeté sur le papier et devant faire l’objet de corrections et de polissage répétés ou celle d’un nouvel effet recherché de type impressionniste.

La volonté d’innover et d’expérimenter un nouveau modèle romanesque ne fait donc pas de doute. Restent les inconnues de l’intrigue non précisée, de l’action indéterminée, de la relation à établir entre les situations et les thématiques abordées dans les feuillets.

Au terme de cette analyse, nous sommes face à trois variantes du modèle inauguré par L’Étranger : chacune avec un univers propre, un espace-temps distinct, une structuration à double niveau, des symboliques en grande partie communes, un narrateur-acteur apparent ou déguisé, une narration déclinée en journal, chronique, monologue ou fresque historique, des systèmes expressifs particuliers créateurs de réseaux sémantiques singuliers. Mais toutes véhiculent une problématique commune : face à un cosmos muet, comment aménager la vie et les relations entre les hommes, pour rendre celle-là supportable ou heureuse, et celles-ci pacifiques ? Et toutes affichent, pour épilogue, une sérénité identique : la réalité est telle que décrite, mais tout est dans l’ordre, donc tout est bien.

Car ce qui fait la force des fictions camusiennes, c’est leur aptitude à s’actualiser, hors des contextes originels, en des situations parentes. Par exemple, dans les territoires perdus de la République, où les affrontements inter ou intra-communautaires, aiguisés par l’aliénation et la haine de l’autre, conduisent à des mises à mort ; ou dans les cités heureuses, le retour des rats de la dictature et du fanatisme idéologique ou religieux. La typologie sartrienne, élitiste dans son principe, est fausse. Chaque jour « la civilisation » « tombe dessus » des groupes sociaux enfoncés dans la misère et qui, pourtant, échappent à leur condition. Camus a cru possible, en façonnant un moule d’œuvre d’art, simple dans sa structure et exigeante dans sa forme, de crier sa révolte, d’engager à la lutte solidaire, de dire son malaise d’être et sa foi dans la régénération de soi. C’est cette volonté d’accéder à l’universel que le jury du prix Nobel de littérature en 1957 a reconnue dans « l’ensemble d’une œuvre qui met en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».

NOTES

1. Voir Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Gallimard, 1996. L’appréciation de Sartre figure en note 7, p. 827 ; lettre de M. Contat à O. Todd, 30 octobre 1992. On trouvera un commentaire de ce jugement dans André Abbou, Albert Camus, entre les lignes adieu à la littérature ou fausse sortie, Séguier, 2009, p. 185-186.

2. Olivier Todd, op. cit., p. 167.

3. Voir le 5 juin 1939, le premier volet de son enquête sur la Kabylie intitulé « La Grèce en haillons » : « […] à voir […] cet accord entre l’homme et sa terre, on ne peut s’empêcher de penser à la Grèce. » La mythologie grecque fourmille de joueurs de flûte déguisés, officiant près d’une source d’eau. On songe ici à Némésis, déesse chère à Camus, fille de l’Océan, armée d’un glaive qui châtie la démesure.

4. Pour une analyse approfondie de ce récit, lire « Pour une nouvelle lecture de La Chute » dans André Abbou, Albert Camus, entre les lignes, op. cit.