La Peste : de Sisyphe à Prométhée

Marie-Thérèse Blondeau

Camus a toujours manifesté un profond intérêt pour les mythes qui « sont faits pour que l’imagination les anime. » (OC, I, p. 302). Raconter des histoires, imaginer des aventures ne l’intéresse pas. Il veut créer du sens entre tous les hasards de l’aventure humaine et combattre ainsi l’absurde, le non-sens. Entre 1941 et 1947 il rajeunit deux mythes antiques, ceux de Sisyphe et de Prométhée et en construit un moderne : celui de la peste.

L’indétermination spatio-temporelle dont témoignent ses fictions est propice à l’émergence du mythe. Dans La Peste deux précisions temporelles situant initialement « Les curieux événements » « en 1941, pendant la deuxième guerre mondiale » disparaissent des épreuves corrigées. Un laconique « 194. » ouvre la chronique en 1947 et la fin du récit insiste sur l’aspect cyclique caractéristique du temps mythique : « […] peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. » (OC, II, p. 248). La première version reposait sur une indétermination spatiale, la ville sur laquelle fond la peste n’étant désignée que par son initiale « O. » qui deviendra Oran dans la version définitive. La description négative de la cité « construite en escargot » confère « à ce lieu neutre » un caractère universel. En 1939, déjà, dans « Le Minotaure ou la halte d’Oran », elle est associée au mythe antique : « Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans les rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui. » (OC, III, p. 573). Le déplacement circulaire des pestiférés renvoie sur le plan spatial au temps cyclique.

La peste, véritable fléau de Dieu, longtemps confondue avec d’autres maladies « pestilentielles », se présente comme l’allégorie de la guerre et du mal métaphysique, et l’épigraphe empruntée à Daniel de Foe ancre le récit dans le mythe. L’origine mystérieuse de l’épidémie renforce son caractère fabuleux ; en témoigne l’apparition des rats au début du récit : « On s’apercevait maintenant que ce phénomène dont on ne pouvait ni préciser l’ampleur ni déceler l’origine avait quelque chose de menaçant. » (OC, II, p. 44). Un stupéfiant phénomène tellurique accompagne la sortie des rongeurs : « On eût dit que la terre même où étaient plantées nos maisons se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter à la surface des furoncles et des sanies qui, jusqu’ici, la travaillaient intérieurement. » (p. 44). La maladie s’estompe de manière tout aussi bizarre « pour regagner la tanière inconnue d’où elle était sortie en silence » (p. 224). « Curieux » apparaît symboliquement en tête du récit pour qualifier les événements, tandis que Rieux juge l’histoire des rats « bizarre ». Quant au concierge agonisant, première victime de l’épidémie, il « étouffait sous une pesée invisible » (p. 49). Tout renvoie symboliquement à l’ignorance des causes réelles de la maladie avant la découverte du bacille par Yersin en 1894 à Hong Kong. Ce fléau autorise superstitions et prophéties dont l’usage immodéré s’appuie « sur des calculs bizarres » (p. 187) qui accentuent encore l’arrière-plan mythique.

Avec La Peste, Camus engrange toute une documentation médicale historique et religieuse, dont la chronique se fera l’écho, et qui contribue à l’ancrer dans le mythe. Ainsi, après avoir reconnu le caractère commun des fléaux et l’incrédulité des gens « lorsqu’ils [leur] tombent sur la tête », Rieux évoque les grandes pestes de l’histoire, donnant du relief à celle qui s’abat sur Oran. Le mot peste contient entre autres « une longue suite d’images extraordinaires » et le docteur évoque « les vieilles images du fléau » à travers les âges. Il privilégie l’évocation des « bûchers dont parle Lucrèce et que les Athéniens frappés par la maladie élevaient devant la mer » (p. 61). La première version insistait sur les sources antiques puisque Stephan, professeur de latin- grec, entreprenait de rédiger un commentaire sur Thucydide et Lucrèce, qui disparaîtra, avec le personnage, de la version définitive.

Le caractère polysémique de « fléau », outil agraire et grande calamité, fonde l’allégorie. La peste est incontestablement ce « Mal qui répand la terreur », mais Rieux ouvrant sa fenêtre entend monter « D’un atelier voisin […] le sifflement bref et répété d’une scie mécanique » (p. 62), anticipation du bruit du « fléau implacable [qui] battra le blé humain jusqu’à ce que la paille soit séparée du grain » évoqué par Paneloux lors de son premier prêche. Le jésuite file d’ailleurs la métaphore, évoquant « l’immense pièce de bois tournoyant au-dessus de la ville, frappant au hasard et se relevant ensanglantée, éparpillant enfin le sang et la douleur humaine « pour des semailles qui prépareraient les moissons de la vérité. » (p. 99-100). La peste, par certains côtés « abstraction », se fait allégorie, une allégorie qui culmine dans l’image apocalyptique du bon ange et du mauvais, inspirée à Paneloux par La Légende dorée. Cette image réaliste du fléau qui siffle, rappel de la présence du père, manifestation de l’Histoire et symbole de la mort, est récurrente dans le récit. La nuit, Rieux entend « un sifflement sourd [qui] lui rappela l’invisible fléau qui brassait inlassablement l’air chaud » (p. 103) et le chapitre central consacré aux prisonniers de la peste se clôt sur l’évocation du « douloureux glissement de milliers de semelles rythmé par le sifflement du fléau dans le ciel alourdi, un piétinement interminable et étouffant » (p. 162). La peste est aussi personnifiée en monstre qui met « les bouchées doubles », nouveau Moloch biblique ; enfin, dans la dernière partie, le narrateur constate « que la maladie semblait partir comme elle était venue » (p. 220). Au mystère de son apparition répond celui de sa disparition.

Au début de l’épidémie, « Des pluies diluviennes et brèves s’abatt[ent] sur la ville » et la mer prend « des éclats d’argent et de fer, douloureux pour la vue » (p. 54) tandis que l’image du Déluge accompagne le premier sermon de Paneloux rappelant aux Oranais que la peste est un des fléaux de Dieu. Depuis l’Antiquité, cette maladie véhicule une idée de culpabilité et de punition que signale le narrateur : « Simplement, le prêche rendit plus sensibles à certains l’idée, vague jusque-là, qu’ils étaient condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable. » (p. 102). En fait, les Oranais sont punis dans leur inconscience et leur absence de sens de l’Histoire, comme le montre le chapitre initial. Cette idée de vengeance divine apparaît aussi dans les deux mythes à l’œuvre dans La Peste : Sisyphe et Prométhée. Le premier, enfermé dans l’obscurité des Enfers, est condamné à rouler éternellement son rocher ; le second, enchaîné à un rocher du Caucase sur ordre de Zeus, est à la lumière. Il sera finalement libéré par Héraclès. La peste permet d’abord à Camus de revisiter le mythe antique déjà traité dans l’essai philosophique de 1942. Il érige le héros grec en « travailleur inutile des Enfers » (OC, I, p. 301) qui refuse la condition qui lui est faite. Il nie la fatalité et le renoncement. Sa lutte n’est jamais terminée.

La fermeture des portes plonge les Oranais dans un univers sisyphéen. Condamnés à « recommencer sans cesse la même lettre », (OC, II, p. 80), frappés parfois d’« un soupçon fugitif ou [d’]une brusque clairvoyance » (p. 82), ils s’entêtent « à poursuivre de toutes leurs forces les images d’une terre où une certaine lumière, deux ou trois collines, l’arbre favori et des visages de femmes composaient un climat pour eux irremplaçable. » (p. 83). À la fin, le narrateur confie : « pendant des mois, avec une obscure ténacité, malgré la prison et l’exil, ils avaient persévéré dans l’attente » (p. 222). Cette conduite peut sembler absurde au sens premier du terme. Des quatre occurrences de cet adjectif dans la première version, pour qualifier l’occupation du vieil asthmatique, le jugement que Stephan porte sur sa vie, l’impuissance des Oranais à communiquer avec l’extérieur et le plan de la ville, ne subsistera dans la version définitive que la dernière. En 1947, la conversation des Oranais avec un mur sera qualifiée d’« aride ». L’absurde se manifeste aussi par l’introduction du thème du suicide. Il apparaît de manière plus visible dans
la première version à travers le personnage de Stephan. Le raisonnement qui conduit le professeur de Lettres au suicide doit beaucoup à l’essai de 1942. « On continue à faire les gestes que l’existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l’habitude » (OC, I, p. 223). Mais, « Un jour seulement, le “pourquoi” s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. “Commence”, ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience » (p. 228). Un soir de Noël « si semblable à ceux du passé », Stephan prend conscience « que tout est fini, que Jeanne ne redeviendra plus la petite fille qu’elle était et qu’il est temps d’être sérieux et de savoir mourir. » (ms1, f°12). Atteint par la peste dont il guérit, il sursoit à sa décision. Un an plus tard, il se pend, intimement convaincu de l’absurdité de sa vie, comme il l’avouait au début de son journal : « Et depuis le moment où ce cœur émerveillé s’était refermé tout ce que j’avais fait dit ou vécu avait été absurde et inutile. » (ms1, f°12). La question du suicide est moins prégnante dans la version définitive puisque Cottard échoue dans sa tentative et que la mort de Paneloux est qualifiée de « cas douteux ».

La monotonie caractérise la vie des habitants désormais « oisifs, réduits à tourner en rond dans leur ville morne » (OC, II, p. 81), véritablement pris au piège d’un moderne labyrinthe. Cottard au début de l’épidémie « tournait en rond », tout comme Rambert installé chez la vieille espagnole, attendant de s’évader, ou la foule devant le poste de garde de l’hôpital de la haute ville. Ce mouvement circulaire infini marque bien la condition de prisonniers des pestiférés condamnés à piétiner et peut rappeler l’incessant travail de Sisyphe roulant son rocher qui sans cesse redescend. Le narrateur évoquant « les journées terribles de la peste » parle d’« un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage » (p. 158) et Rambert constate à propos de l’échec de sa première tentative d’évasion qu’« il avait fait à nouveau un tour complet » (p. 145). Le héros grec symbolise la répétition des actes d’une vie machinale mais aussi le refus de la condition qui lui est faite, et son ombre plane sur Oran. En témoignent le travail des médecins et des formations sanitaires ou les démarches de Rambert pour quitter la ville, « le cœur désemparé à l’idée de toutes les démarches qu’il faudrait reprendre », condamné à « suivre à nouveau la filière » (p. 142). « Recommencer » se révèle d’actualité en temps de peste. Rambert le martèle à Rieux : « Je vous dis que ça consiste à recommencer. » (p. 146). Après la pause du bain de mer le narrateur constatera lui aussi : « Il fallait maintenant recommencer. Oui, il fallait recommencer. » (p. 213). Ces deux phrases qui se répètent sont symboliquement placées en fin et en début de chapitre. Grand, type même de l’écrivain absurde, incarne parfaitement cette éternelle répétition. Dans son désir de perfection, il polit inlassablement la première phrase de son roman et, atteint par la maladie, décide de jeter au feu ce travail inutile. Guéri, il regrette cet autodafé, bien décidé à tout recommencer : « Mais je recommencerai. Je me souviens de tout, vous verrez. » (p. 217). Sisyphe du mot juste, martyr de la conjonction de coordination, son rocher, ce sont les mots qu’il roule inlassablement sans jamais les trouver, ni dans son métier de modeste employé de bureau pour obtenir une promotion, ni pour écrire sa lettre à Jeanne, ni finalement dans son entreprise littéraire. Il refuse cependant de se résigner : le recommencement, c’est aussi la vie.

Avant la peste, les Oranais semblaient déjà vivre dans un univers sisyphéen. Au début, le narrateur insiste sur leurs habitudes : à Oran, on travaille, on aime et on meurt « du même air frénétique et absent. C’est-à-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. » (p. 35). Juste avant la déclaration de l’état de peste, le temps semble comme suspendu et les habitants s’adonnent à leurs habitudes : « Tarrou observait le petit vieux et le petit vieux crachait sur les chats. Grand rentrait tous les soirs chez lui pour son mystérieux travail. […] M. Othon, le juge d’instruction, conduisait toujours sa ménagerie. Le vieil asthmatique transvasait ses pois » (p. 77). Les carnets de Tarrou, avec leur parti pris d’insignifiance, se rattachent à ce thème. D’ailleurs, en février 1943, au moment où il entreprend la deuxième version, Camus envisage une « Anthologie de l’insignifiance » : « […] l’insignifiance s’identifie presque toujours avec l’aspect mécanique des choses et des êtres – avec l’habitude
le plus souvent » (p. 989). Dès le début apparaît le vieil asthmatique, image même de l’occupation mécanique. Il passe ses journées à transvaser des pois d’une marmite dans l’autre et « trouve ainsi ses repères dans une journée évaluée à la marmite : “Toutes les 15 marmites, dit-il, il me faut mon casse-croûte. C’est tout simple.” » (ms1, f°56). Cette éternelle répétition en fait un nouveau Sisyphe qui refuse la perte de repères, accepte son destin comme le note Tarrou fasciné par son histoire : « Celui-là s’est dépris de tout comme les plus conscients d’entre nous cherchent à le faire. Il est allé jusqu’au point mort, il a trouvé son désert et s’y maintient. » (ms1, f°56). Il devient même, à la fin, un nouveau Prométhée qui énonce une vérité : la peste, c’est la vie.

Sisyphe et Prométhée représentent les deux temps de la révolte. Le premier refuse la condition que lui font les dieux, le second affirme la cause de l’homme et veut son affranchissement. Les différents états de La Peste rendent sensibles le passage de l’individuel au collectif. La première version aborde avec Stephan le thème du suicide, central dans Le Mythe de Sisyphe, alors que la confession de Tarrou, ajoutée en 1946, pose le problème du meurtre dans l’Histoire, problème que développera L’Homme révolté. En 1946 au début de « Prométhée aux enfers », Camus s’interroge : « Que signifie Prométhée pour l’homme d’aujourd’hui ? On pourrait dire sans doute que ce révolté dressé contre les dieux est le modèle de l’homme contemporain et que cette protestation élevée, il y a des milliers d’années, dans les déserts de la Scythie, s’achève aujourd’hui dans une convulsion historique qui n’a pas son égale. » (OC, III, p. 589). L’univers de la peste renvoie bien aux convulsions que connut l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Les allusions à la guerre se multiplient au fil des remaniements : désorganisation sociale, problèmes de ravitaillement, rationnement d’essence, queues devant les magasins, résistance à l’asservissement mais aussi la collaboration avec Cottard. Il s’adonne au marché noir et met Rambert en relation avec les filières d’évasion. On peut établir d’autres rapprochements avec la guerre. Ainsi, la visite du camp de quarantaine dans lequel séjourne le juge Othon à la fin du récit est vraisemblablement une mise en abyme des camps de concentration. Les thèmes de l’exil et de la séparation renvoient au sort des prisonniers et les fumées des crématoires à d’autres de sinistre mémoire. Comme le précise le narrateur : « Les jours de grand vent […] une vague odeur venue de l’est leur rappelait qu’ils étaient installés dans un nouvel ordre, et que les flammes de la peste dévoraient leur tribut chaque soir. » (OC, II, p. 158).

La création du personnage de Rambert et son évolution au cours du récit montrent bien le passage de Sisyphe à Prométhée. Son obstination à partir correspond à une sorte de révolte contre son destin d’assiégé même s’il ne voit dans un premier temps que son bonheur, aspirant à rejoindre la femme aimée. Au sommet de la peste, le narrateur rappelle « les longs efforts désespérés et monotones que les derniers individus, comme Rambert, faisaient pour retrouver leur bonheur et ôter à la peste cette part d’eux-mêmes qu’ils défendaient contre toute atteinte. » (p. 129). Cependant, le journaliste découvre la « solidarité qui naît dans les chaînes » (OC, III, p. 74), passant de l’expérience absurde dans laquelle la souffrance est individuelle au « mouvement de révolte [dans laquelle] elle a conscience d’être collective […]. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective » (p. 79). Il décide de rester car « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul. » ; il s’en explique à Tarrou : « J’ai toujours pensé que j’étais étranger à cette ville et que je n’avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous. » (OC, II, p. 178). C’est bien ce que précisera Camus à Roland Barthes en 1955 : « Comparée à L’Étranger, La Peste marque, sans discussion possible, le passage d’une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d’une communauté dont il faut partager les luttes. S’il y a évolution de L’Étranger à La Peste, elle s’est faite dans le sens de la solidarité et de la participation. » (p. 286). Dans la première version, on trouve un passage biffé où Stephan renonçait symboliquement à devenir inspecteur sanitaire, décidant de « faire quelque chose de précis et d’utile […] écrire un commentaire parallèle sur les deux textes grec et latin », Thucydide et Lucrèce. Faute d’avoir su devenir Prométhée, le personnage est condamné à disparaître.

Dès 1933, Camus s’intéresse à Prométhée. En mars 1937, le Théâtre du Travail adapte Prométhée enchaîné d’Eschyle et en février 1938, on peut lire cette note dans les Carnets : « Une révolution s’accomplit toujours contre les Dieux – à commencer par celle de Prométhée. C’est une revendication de l’homme contre son destin dont tyrans et guignols bourgeois ne sont que des prétextes. » (OC, II, p. 849). Le héros antique prend le parti des hommes en leur donnant le feu dérobé à Zeus. Ce même humanisme anime Rieux dès la première version : « J’aime les hommes et j’ai du goût pour leur bonheur. », confie-t-il à Tarrou, qui répond : « Oui […] Si cela veut dire qu’il faut combattre les fléaux. » (ms1, f°77). Le combat est en effet le seul moyen de surmonter le fléau. La lutte s’organise dans la première version même si elle n’apparaît pas aussi structurée que dans la version définitive où les formations sanitaires, sous l’impulsion de Tarrou, prendront de l’importance ; chacun luttera selon ses moyens : Castel fabrique un sérum sur place, Grand remplit des fiches et s’adonne à son travail d’écrivain raté, Rambert renonce à fuir. Tous ces personnages sont d’abord des Sisyphe et deviennent progressivement des Prométhée. Paneloux lui-même s’engage, tout comme Othon. Seul Cottard se trouve bien dans la peste.

Rieux a conscience à la fois de la nécessité de la lutte et de sa vanité. Les deux amis, sur la terrasse, entendent « un grondement incertain, une sorte de piétinement, le langage lointain et furtif de la violence ». Et le docteur confie à Tarrou : « Ils combattent avec moi. Certes je crois que la façon que j’ai de lutter est la meilleure. Mais à la fin elle est aussi vaine que la leur. Le silence soudain revenu est le même qui plane au-dessus des lits où j’ai laissé mourir des hommes. C’est le silence de la défaite. Mais l’essentiel est de lutter, c’est là que je les rejoins. » (ms1, f°78). Les médecins fournissent un travail surhumain qu’ils doivent continuer avec régularité. « L’essentiel était de bien faire son métier. » (p. 62). Comme l’écrit Camus en 1946 dans « Prométhée aux enfers » : « Au cœur le plus sombre de l’histoire, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable. » (OC, III, p. 592). Le sens de la révolte est indiqué à la fin de la chronique :

Parmi ces amoncellements de morts, les timbres des ambulances, les avertissements de ce qu’il est convenu d’appeler le destin, le piétinement obstiné de la peur et la terrible révolte de leur cœur, une grande rumeur n’avait cessé de courir et d’alerter ces êtres épouvantés, leur disant qu’il fallait retrouver leur vraie patrie. Pour eux tous, la vraie patrie se trouvait au-delà des murs de cette ville étouffée. Elle était dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l’amour.

(OC, II, p. 242)

Force est de reconnaître à la peste une vertu : elle transforme les Sisyphe en Prométhée et les lie à jamais dans son univers. Mais la confrontation à la vérité peut tuer – Paneloux et Tarrou – ou prolonger la vie : Rieux, Grand, le vieil asthmatique, la mère. La Peste marque la conversion mentale de Camus : il y est entré en Sisyphe, il en sort en Prométhée. Désormais la révolte camusienne s’affirmera de façon duelle : résister à toutes les impostures avant d’argumenter pour désaliéner l’homme.