Comment est née l’idée du film ?
L’idée vient de Bruno Pesery, c’est lui qui a lu Le Premier Homme, je crois dès sa sortie, en 1994. Il me l’a fait lire assez vite en français, le livre n’avait pas encore été traduit en italien.
Mais à cette époque, Catherine Camus a refusé d’envisager toute discussion. Elle souhaitait que le livre qui venait de paraître, ait une vie propre et disait avoir une difficulté à accepter l’idée de voir des acteurs incarner l’histoire de sa famille. C’est seulement en 2006, lorsque Bruno Pesery l’a à nouveau interrogée, qu’elle a accepté, surprise par sa persévérance, de le rencontrer pour parler de la façon dont il souhaitait s’y prendre et savoir à quel réalisateur il pensait. Il lui a donné à voir plusieurs de mes films, lui a parlé de mon travail et Catherine Camus a accepté.
Bruno Pesery pensait que j’étais la personne la mieux adaptée pour faire ce film. Je crois que c’était pour deux raisons : la première, parce que je suis un réalisateur italien et que donc je pouvais, par rapport à cette histoire, me situer d’une façon équidistante entre l’Algérie et la France, sans qu’interfèrent une culture particulière ou peut-être un parti pris patriotique, un chauvinisme quelconque. D’autre part, Bruno Pesery me connaissait très bien car il avait été le coproducteur minoritaire de trois de mes films précédents, Les Enfants volés, Lamerica et Les Clefs de la maison. On se connaît depuis 1992.
Lorsque j’ai lu Le Premier Homme, en étant cette fois saisi d’une vraie proposition, j’ai immédiatement compris à quelles difficultés immenses j’allais être confronté. Car le livre a une double nature, officiellement il se prétend un roman, mais on sait qu’il s’agit de l’autobiographie d’Albert Camus. Et cela rendait l’adaptation particulièrement délicate… Lorsque je fais un film à partir d’un livre, je considère celui-ci comme une note d’intention, une source d’inspiration ou un point de départ, pas comme quelque chose que l’on aurait le devoir de « reproduire » à l’écran, le mot est d’ailleurs très laid. Ce n’est pas un objet que l’on déplace. Un livre doit être considéré comme une idée originale, avec en plus, le fait qu’un auteur a réfléchi longuement, aux personnages, leur caractère, l’histoire… Donc un livre offre quelque chose en plus, un matériel très complet. Mais il ne peut pas interdire au cinéaste qui l’adapte d’être libre, car ce sont deux langages tout à fait différents.
Dans le cas du Premier Homme, le frein que j’ai ressenti à la première lecture, c’est bien qu’il s’agissait d’une œuvre autobiographique. Je pense avoir le droit de « trahir » un roman, je crois même qu’il faut le faire. Mais, inversement, on doit respecter une autobiographie. C’est un homme qui parle de lui, on ne peut pas mentir, on ne peut pas déformer ce qu’il a dit, parce que ce serait trahir l’homme, pas seulement l’écrivain. Je me suis dit : toutes les autres fois, les libertés que je me suis permises, étaient légitimes, justes ; mais cette fois-ci, au contraire, il n’y aurait pas de liberté qui tienne. Cette fois-ci, pour pouvoir respecter l’histoire, tout en faisant un film personnel, il me faudrait trouver un rapport d’identification dans l’histoire ou au personnage. Sinon je devais refuser de le faire.
Je crois que le producteur, qui me connaît bien, avait espéré ce rapport d’identification, car il y a dans mon enfance quelque chose qui fait écho à celle de Camus. Nous avons en commun l’absence du père, le fait d’avoir vécu aux côtés de deux femmes au caractère très fort, comme ma grand-mère et ma mère qui sont un peu les miroirs de celles de Camus. Ensuite, avoir connu une enfance extrêmement pauvre, et malgré cela savoir réagir, du fait d’une ambition personnelle, ou plutôt, car c’est difficile d’appeler cela une ambition, d’un instinct, d’une rage, d’un refus de la fatalité. Il y a eu un ressort en moi qui m’a poussé à étudier, un peu comme le jeune Camus. Et tout comme lui, j’ai eu la chance de rencontrer un enseignant à l’école élémentaire qui a eu un rôle déterminant. Cette similitude est assez troublante. L’histoire familiale et aussi le fait qu’un maître d’école, dans mon cas une maîtresse d’école, pousse ma famille à me faire faire des études, m’achète elle-même des livres, m’aide à poursuivre l’école au moins jusqu’au certificat d’études. Pour nous deux, il s’agissait de périodes consécutives à des guerres, pour Camus c’était dans l’après-guerre de la Première Guerre mondiale et, pour moi, celle de la Seconde Guerre mondiale. Lui dans l’Algérie très pauvre, et moi dans la Calabre très pauvre. Deux vies qui d’une certaine manière sont liées par cette bataille livrée pour faire des études, et par ailleurs, des vies accompagnées par une figure féminine et par un père absent. Et puis entre en compte aussi la similitude entre ces deux cultures, entre ces deux familles, le Maghreb d’une part, la Calabre d’autre part. Le fait aussi que la femme considérée comme inférieure et soumise à l’homme du point de vue de l’ordre social, l’emporte à l’intérieur de la famille, car elle tient les rênes de tout, même lorsque le mari est présent. Lorsqu’il est absent – mort comme dans le cas de Camus, ou immigré de l’autre côté de l’Océan, comme dans le cas de mon père, de mon grand-père et de tous les hommes de ma famille –, une force de résistance inouïe, voire un désir de revanche, surgit chez la femme. Chez elle éclate alors la puissance de caractère, qui est bien plus forte que les fragilités et le manque d’assurance de l’homme. Parce que les femmes sont plus fortes que les hommes lorsqu’il faut faire face à la menace d’un effondrement, d’un échec. Lorsqu’une femme sent la maison en danger, elle tente de sauver ce qui peut l’être. Un homme commence à se perdre, à incriminer le mauvais sort, ou à s’éloigner, à fuir cette faillite. Alors que la femme prend les choses en main pour reconstruire.
Ces similitudes entre ma vie et celle de Camus m’ont vraiment facilité la tâche. Elles m’ont aplani la route pour l’écriture du scénario. Et surtout pour ce qui concerne l’invention de certains détails, certains dialogues qui ne sont pas dans le livre, mais que j’ai tirés de mes propres souvenirs, comme si je faisais moi aussi mon autobiographie, librement, avec l’alibi de parler de quelqu’un d’autre. Je ne pouvais être plus sincère que si j’avais dit moi, Gianni Amelio, né là et ainsi de suite…
De fait, bien qu’il soit tiré d’un livre, le film se transforme en quelque chose de très personnel, de très lié à votre expérience profonde.
Oui, je crois que ce film est plus autobiographique que tous mes films réunis. Dans mes films, j’ai parlé de la bourgeoisie, de la classe ouvrière, de certains événements particuliers ou de faits historiques italiens, du fascisme, que je n’ai pas connu, dans Porte aperte, de la science dans I ragazzi di via Panisperna, de l’émigration des Albanais qui rêvent d’émigrer en Italie dans Lamerica, du handicap physique dans Les Clefs de la maison, de la Chine dans L’Étoile imaginaire. Ainsi, je ne m’étais jamais approché de mon histoire personnelle comme dans ce film qui pourtant ne m’appartient pas, mais qui appartient à Camus.
On peut déduire de tout cela que traiter la période des années 1950, c’était plus difficile pour vous que pour la période des années 1920, parce que moins lié à votre histoire personnelle ?
Non, cela n’a pas été plus difficile, parce que les deux époques sont deux parties de la même vie. Tout ce qui arrive à Camus dans les années 1950 naît de la période précédente. Et j’ai tout de suite fait cette lecture du livre. Je me suis complètement éloigné de l’idée, peut-être partagée par de nombreux lecteurs, que c’était un livre nostalgique. Je pense au contraire que c’était un véritable acte, celui d’un homme en proie à de violents déchirements, dans un moment historique précis. Pendant la guerre d’Algérie, à la fin des années 1950, Camus qui est un homme seul, accablé à la fois par l’intelligentsia parisienne et par toutes les forces extrêmes engagées dans ce conflit, choisit de parler de son enfance dans cette même Algérie, pas pour raconter comme cet âge de l’innocence fut beau, bien qu’il nous donne accès de façon très émouvante à une mémoire sensorielle et affective, mais pour suggérer que cette période portait déjà les germes de ce qui allait s’accomplir dans la violence, trente ans plus tard.
Je suis donc parti de cette idée d’un livre fortement politique, en réponse à tous ceux qui le critiquaient pour sa position de… comment dire, de refus de prendre position, son désir de s’éloigner du problème, son refus de s’impliquer face à un problème qui était trop proche de lui pour qu’il puisse le regarder avec lucidité. Cela lui a été reproché. Et cela probablement a été le signe qui a révélé la difficulté d’être français en Algérie, et algérien en France. Ce fait d’être incapable, du point de vue du cœur, des tripes, dire clairement, ouvertement, ce qui en réalité était très clair intellectuellement pour lui : la légitimité pour un peuple de vouloir être libre, le fait de désirer que le colonialisme meure… Mais en même temps, le fait de penser que sa mère pouvait mourir sous une bombe algérienne, l’empêchait de défendre ce point de vue. En quelque sorte sa double nature, sa vie d’Algérien – car il le dit « je suis algérien » – ne lui permettait pas d’avoir cette distance, de ressentir ce détachement, que d’autres pouvaient avoir plus facilement, parce qu’ils voyaient les choses depuis la France, comme Sartre par exemple.
Le fait que Camus ne puisse être compris par la gauche a été extrêmement injuste, douloureux pour lui. Je pense qu’en écrivant Le Premier Homme, Camus a voulu donner une explication à son attitude, à ses propos.
Avec le recul des années, on comprend qu’il y avait peut-être une autre solution, celle dont Camus parlait. Que l’Algérie devienne indépendante tout en ménageant la possibilité pour les pieds-noirs d’y demeurer.
Sa position était d’une lucidité politique absolue, mais il faut se rappeler l’époque où cela s’est passé. Il y avait des barricades et des prises de position idéologiques très nettes. Ceux qui ne pensaient pas d’une certaine façon devaient obligatoirement être accusés d’autre chose. Il n’y avait pas la possibilité dans le débat politique général, mais pas seulement pour ce qui concernait l’Algérie, de réfléchir avec moins de schématisme, moins d’œillères. Pendant toute cette époque, toutes les années 1960 sont caractérisées par ces extrémismes. Jusqu’à Mai 68, qui en France est plus un mouvement lyrique de libération culturelle que de libération politique. Et puis, nous avons eu en Italie la dégradation maudite du terrorisme, les années 1970, des années sanglantes qui sont nées aussi, dans une certaine mesure, dans les années 1960.
Quelle était en Italie la perception des événements d’Algérie ?
Vu d’Italie ce qui se passait en Algérie était un problème auquel il fallait apporter une réponse unique. Oui, c’était normal que l’Algérie obtienne son indépendance. Mais il y avait beaucoup d’ignorance, beaucoup de choses n’étaient pas examinées de l’intérieur. Cette histoire durait depuis plus d’un siècle, les Français étaient en Algérie depuis 1830, on peut imaginer combien de stratifications, familiales, humaines, sociales s’étaient formées. Certaines ont conduit à cette révolte sanglante. Mais celui qui avait vécu de l’intérieur cette situation, qui avait eu dans sa famille quelqu’un qui était arrivé de France dans cette terre promise, ce paradis, ce Maghreb à repeupler et, comme on disait à l’époque pour justifier la colonisation, à rendre fertile, ne pouvait réagir de la même manière. En Italie, quand Mussolini envoyait les Italiens en Éthiopie, ou en Libye, il disait : « Vous devez aller là-bas avec votre savoir-faire de paysans pour apprendre aux indigènes qu’ils ont des richesses qu’ils ne sont pas capables d’exploiter seuls. » Ce point de vue était vrai en partie. Mais de l’autre côté, il y a eu la dégénérescence qui se passe partout : lorsque quelqu’un à travers cet acte d’ouverture apparente, d’apparente générosité, en réalité suit politiquement son propre intérêt et exploite ce qui fait la vraie richesse d’un pays, c’est-à-dire les hommes, on sait où cela conduit. En ce qui concerne l’Italie, je sais les dégâts qu’a faits le fascisme en Afrique. Il a fertilisé les terres, mais il a détruit les esprits. Il a détruit la culture. Comme de tout temps, depuis les Croisades, il y a eu ces missions vers des terres lointaines comme si la civilisation était de notre côté. Et c’est faux lorsqu’il s’agit de culture : le fait de ne pas parler ou de ne pas écrire en vers de la part d’un indigène n’est pas un signe d’absence de culture.
Où le film a-t-il été tourné ?
Le film a été entièrement tourné en Algérie, à part deux intérieurs qui ont été filmés à Paris. Et surtout dans une ville, Mostaganem, près de la mer, où nous avons reconstitué le quartier de Belcourt, un quartier d’Alger aujourd’hui anonyme. On ne voit plus comment à l’époque il était différent des autres quartiers. J’ai vu la maison de Camus, celle qu’il habitait enfant. On voyait la mer de cette maison, mais aujourd’hui de nouvelles constructions la masquent. La rue que nous avons trouvée à Mostaganem est je crois très ressemblante à la rue de Lyon à Belcourt en 1924. Mais ce n’est pas ça qui est fondamental : ce à quoi je tenais c’était de rendre cette atmosphère du vivre ensemble, mais avec déjà les germes d’une inquiétude profonde entre Français et Arabes. C’est quelque chose que j’ai accentué par rapport au livre, en ajoutant des personnages. En particulier, le personnage d’Hamoud, qui est le camarade d’école arabe de Jacques, auquel le livre fait juste allusion, une ou deux fois, comme un camarade de jeu. J’ai fait d’Hamoud l’antagoniste de Jacques : Hamoud qui refuse de parler français, Hamoud qui refuse d’écouter l’histoire de France, Hamoud qui tourne le dos en classe au tableau noir, Hamoud qui refuse le pain que lui offre Jacques, Hamoud qui dit au maître qui demande « Qui a commencé la bagarre ? » « C’est moi ! ».
Hamoud, c’est l’Algérie qui commence à se rebeller. Et quand Hamoud aura un fils, ce fils sera, d’un côté, un héros de la révolution et, de l’autre, un terroriste. Aziz, dont on fait la connaissance en prison, est en quelque sorte le dernier maillon de la chaîne, celui qui transporte des bombes et qui sera guillotiné. Ces deux personnages ne sont pas dans le livre.
De la même façon dans le livre, le personnage du maître d’école est très différent. J’ai fait de cet enseignant, M. Bernard – en m’autorisant cette liberté peut-être la plus importante de tout le film – un homme politiquement à l’avant-garde, non seulement comme enseignant mais aussi comme intellectuel. Disons qu’en tant que citoyen, j’en ai fait un professeur qui enseigne dans les années 1920 comme cela se faisait dans les années 1960, comme Don Milani en Italie. Il se met au niveau de ses élèves quand il se met derrière le tableau noir en disant qu’il n’a pas appris sa leçon. Il essaye d’être comme eux. C’est son côté révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle en 1957 il est, dit-il, du côté des « barbares », des Arabes. « Quand je vous enseignais l’histoire de Rome et des barbares, j’oubliais de vous dire quelque chose. Que souvent, ce sont les barbares qui ont raison. ». Il fait la comparaison avec les barbares. Il prend le parti de ceux qui se rebellent contre le joug colonialiste, avec les seuls moyens qu’ils avaient, par exemple des bombes artisanales…
Qu’avez-vous trouvé dans l’évocation des années 1950 ?
Cette période m’a permis de mieux exprimer les idées de Camus, ce qu’il a écrit dans Le Premier Homme, mais aussi dans ses carnets, dans ses interviews, dans ses interventions dans les journaux, dans ses conférences. J’ai beaucoup lu, et les choses que je fais dire à Jacques Cormery dans la seconde partie de sa vie, dans les années 1950, sont un peu ma synthèse de la pensée de Camus, pas seulement ce qu’il écrit dans Le Premier Homme. Car dans le livre, il ne consacre que trente pages sur trois cents aux années 1950 ; dans le film, elles représentent à peu près la moitié du métrage. J’ai développé cette partie surtout pour pouvoir faire trois choses : c’est la partie du film qui me tient le plus à cœur. Elle permet de rapprocher le récit du présent, même s’il s’agit des années 1950, je crois qu’on y sent résonner notre temps et ses tourments.
Elle me permet aussi de situer le film sur cette ligne de crête où se sont tenues la pensée et l’action d’Albert Camus. Et enfin elle me permet de raconter le personnage de la mère. Dans le livre, elle n’est pas un personnage très développé sinon presque en cachette, de façon allusive, car c’est la grand-mère qui ressort le plus. Dans le livre, la mère est forte mais un peu taciturne, c’est tout de même une femme qui subit, timide ou intimidée par sa surdité et par le fait de ne pas savoir lire, et par la prépondérance de sa propre mère qui est dans le livre peut-être exagérément méchante.
Ils l’appelaient, je crois d’ailleurs, la « méchante ». Mais je ne l’ai pas représentée comme une femme méchante, seulement colérique à cause de ses trop nombreuses responsabilités. Surtout dans la scène où elle cherche dans la merde les pièces de monnaie dont son petit-fils lui dit qu’elles y sont tombées, je lui fais réciter le pater noster, cela résume ce que je pense de ce personnage. Je pense aussi avoir raconté quelque chose qui peut-être dans le livre se lit entre les lignes : cet amour obstiné de mère tendue vers la réalisation des rêves de son fils. Il y a ce moment où Jacques rentre à la maison, juste après l’attentat, et il dit : « Tout ce que j’ai fait de bien dans ma vie, c’est à toi que je le dois. » Et elle répond simplement : « Si tu es content, pour moi cela me suffit. » C’est une façon fière et en même temps détachée de concevoir le rôle de mère. Elle s’éloigne à sa façon de son fils lorsqu’il n’a plus besoin d’elle. D’ailleurs, elle reste à Alger parce qu’elle sait que son fils est tiré d’affaire : elle lui a donné la culture, les moyens pour sortir de la misère. Et donc elle va être capable d’affronter sa vie seule. Ce n’est pas par hasard que j’ai décidé, après avoir ouvert le film sur la recherche du père, de le refermer sur le personnage de la mère. Car je crois que c’était le but de Camus que de nous ramener au rôle de la femme dans la vie d’un homme, que ce soit pour le fils, le mari, l’amant, le père.
Lorsque l’on regarde dans le film ce qui se passe en 1957, on constate que beaucoup de choses ne sont pas dans le livre.
Il y a dans le livre plus de choses sur ce qui s’est passé en 1924, avec lesquelles j’ai quand même pris quelques libertés, mais très précautionneusement. J’ai mis une chanson napolitaine dans la scène de la plage… Il y avait tellement de cultures différentes en Algérie à cette époque-là, il y avait des immigrés de toute l’Europe, il y avait beaucoup de Français mais aussi beaucoup d’Espagnols, d’Italiens, surtout beaucoup d’Espagnols à cause de la facilité pour se rendre d’Espagne en Algérie. La propre famille de Camus, du côté maternel, était d’origine espagnole.
La partie 57 comporte, c’est vrai, beaucoup de choses qui ne sont pas dans le livre. Mais, nous devions trouver un équilibre entre les parties 24 et 57 (qui serait peut-être apparu si Camus avait achevé son roman, n’oublions pas que le texte publié était un premier manuscrit), car nous n’aurions pas su, je crois, être fidèles au Premier Homme et à l’intention de son auteur quand il décide de l’écrire, si nous avions conservé les mêmes proportions que le texte entre les deux époques. Nous avons donc puisé dans les archives que nous a ouvertes Catherine Camus, des cahiers, des correspondances, des coupures de presse… la matière, les idées et parfois même les dialogues de séquences créées pour la partie 57. Et à un certain moment, j’ai cessé de faire la distinction entre ce qui était le monde de Camus et ce qui était le mien, au sens où j’ai fait dire à Camus ce que moi je pensais de ces actions violentes… J’ai parlé de cette violence que certains justifient et que j’ai déjà questionnée dans mon film Colpire al cuore, lorsque j’ai parlé du terrorisme en Italie. J’ai pris des distances assez précises et je me suis approprié même les incertitudes et les erreurs que beaucoup ont connues ou commises dans ces années-là. Le terrorisme, comme la guerre, n’est pas un sujet facile. Il n’est pas facile de comprendre de quel côté on a raison ; même si, bien sûr, la raison nous fait dire que ceux qui tuent des innocents ne peuvent qu’avoir tort. Sur cela, on tombe tous d’accord.
Que vous a apporté le fait de tourner un film français ?
Je dois dire que j’ai éprouvé une facilité absolue à entrer dans un système différent, une façon de faire du cinéma différente de celle des Italiens. Je dois ajouter, positivement différente. Je me suis trouvé à l’intérieur d’une machine – appelons-la comme ça – très bien structurée. Tous mes collaborateurs étaient des personnes spéciales, je n’en dirais pas autant des techniciens italiens. Et puis, j’ai eu cette grande joie de découvrir des acteurs. Jacques Gamblin est dans l’absolu le meilleur acteur avec qui j’ai eu l’occasion de travailler dans ma vie. Il a quelque chose de particulier qui reste pour moi un mystère, sa capacité à être antinaturaliste. Il est simple, direct, il est l’acteur de cinéma le plus acteur de cinéma que je connaisse, bien qu’il fasse tous les jours du théâtre. Et puis, il y avait cette merveilleuse Ulla Baugué qui joue la grand-mère alors qu’elle n’avait jamais fait de cinéma ; il y avait aussi la très grande Catherine Sola, dont je me souviens depuis l’adolescence dans les films des années 1960 ; Nino Jouglet qui apparaît pour la première fois à l’écran et qui joue Camus enfant ; Denis Podalydès, formidable instituteur ; Nicolas Giraud, l’oncle Étienne ; Maya Sansa, la mère jeune. Cela m’a demandé beaucoup de travail pour amalgamer ces apports de nature très différente, car ce sont des acteurs qui appartiennent à des écoles très différentes, et certains n’ont aucune formation. Mais cela a constitué un travail passionnant, jusqu’aux tout petits rôles. Je dois aussi souligner ce qu’ont apporté les acteurs arabes, qui ne sont pas des acteurs de métier : je les ai trouvés dans la rue. J’ai dû travailler d’une certaine façon pour ce film particulier, c’était très difficile mais très stimulant.
Propos recueillis en italien par Jean A. Gili le 7 février 2013 pour le dossier pédagogique d’accompagnement du film (avec l’aimable autorisation de Paradis Films, distributeur du film en France).