Interview

Jean Daniel

Agnès Spiquel-Courdille : Que pensez-vous de l’extraordinaire destin posthume de Camus ?

Jean Daniel : Il m’a semblé que cette postérité évoquait une sorte de menue monnaie de l’immortalité. J’ai tellement vu naître, s’élaborer, s’épanouir cette œuvre ; je me suis tellement associée à elle qu’il me semble que ma propre mort en est retardée.

Cela dit, Camus n’avait pas besoin d’un vrai « retour ». Rien ne l’avait fait partir. Il n’a pas été contraint à cette « traversée du désert » qui est infligée à tous les grands écrivains pendant quelque temps après leur disparition. Le peuple n’a jamais cessé de lire Camus. Ce qui est nouveau c’est son accession au rang et au statut de « Grand Écrivain ».

A. S.-C. : Avez-vous été étonné qu’il obtienne le prix Nobel ?

J. D. : Franchement, oui.

Je trouvais, comme il le disait lui-même, qu’il était loin d’avoir terminé son œuvre. Mais ce qui m’a encore plus frappé, c’est que dans l’attribution et la célébration de ce prix, l’Algérie et même l’Algérie française ne soit jamais oubliée. L’on n’a pas assez fait remarquer que Camus a commencé par dire qu’il ne lui échappait pas que c’était un Français d’Algérie que l’on couronnait ainsi. Un nouveau concept s’est forgé à Stockholm : à ces Algériens qui n’avaient pas de patrie, l’Académie suédoise leur donnait celle de la littérature française. Aucunement de l’arabe. L’on n’a même pas pensé à des écrivains français d’Algérie, chrétiens comme Max-Pol Fouchet, Jean Amrouche ou Jules Roy ; trois grands écrivains qui préconisaient l’Algérie algérienne, avant le déchaînement des violences.

A. S.-C. : Camus était-il un moraliste ?

J. D. : Il est celui qui pose des questions, et pour lui les questions sont plus intéressantes que les réponses. Il est à l’aise dans ce que l’on pourrait appeler le doute chrétien. J’attends la grande étude qui me fera découvrir tous les aspects de son rapport avec Pascal ou avec Simone Weil .

A. S.-C. : Et aujourd’hui, depuis votre livre (Avec Camus. Comment résister à l’air du temps ?), comment percevez-vous la place, le rôle de Camus ?

J. D. : Le monde bouge, et nous ne cessons de citer Paul Valéry : « Nous autres civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles. » Que peut faire un écrivain dans cette gigantesque valse des valeurs ? En tout cas, nous sommes à l’intérieur de l’une de ces périodes et l’on voit que les hautes turbulences vont multiplier les tentatives de l’homme de maintenir debout un mur qui s’écroule. Reste qu’il y a plusieurs façons de lutter. Camus nous a plusieurs fois rappelé que l’on ne pouvait pas enfermer le mal. On ne peut pas dire : le mal, c’est le nazisme. Ce qui l’a précédé et ce qui l’a suivi a banalisé le besoin des hommes de s’entre-détruire même lorsqu’ils arrivent à créer des chefs-d’œuvre juridiques comme l’ONU, et plus encore.

Une grande partie de l’humanité a vécu avec l’idée que le mal le plus profond était représenté par le nazisme. Mais la haine des Juifs existait bien avant ; et les Russes ont eux aussi pratiqué les camps d’extermination. On a assisté à une extension de la notion du mal. Cela a amené un déséquilibre. On connaissait les massacres, la capacité de destruction de l’homme ; mais on a découvert la volonté de destruction systématique. Rien n’est impossible, donc. Cela met en déséquilibre ; il y a rupture.

Je ne sais pas ce que Camus en aurait dit ; la question ne signifie pas grand-chose. Mais il est celui qui, avec la plus grande clarté, la plus grande vérité, la plus grande tolérance aussi, a pensé et résumé ce phénomène exclusif de rupture.

A. S.-C. : Et quel vous semble être l’impact de Camus à l’étranger ?

J. D. : Je lui vois une sorte de parenté avec des grands intellectuels comme Leiris, Orwell, Silone, Milosz, Le Clézio. Ils ont tous un air commun, et respirent les mêmes idées. Pour eux, l’homme est toujours au milieu ou à la fin du débat.

A. S.-C. : Qu’est-ce que Camus vous semble donner à l’homme d’aujourd’hui qui lui permette de vivre ?

J. D. : Il fait passer l’essentiel des idées contre la violence ; il fait passer l’idée : ça ne se fait pas. Je pense toujours à la phrase du père dans Le Premier Homme : « Un homme, ça s’empêche ».

Je crois que Camus a été frappé par la référence de Jean Grenier à la citation de Pascal : « Quand je vois où en est l’homme, dans quelle situation il s’est mis, les ennuis, les doutes dans lesquels il est, je ne comprends pas qu’on puisse s’intéresser à la créature. » Grenier le dit pour lui.

Je m’en suis servi comme exergue, avec – aussi – une réponse du Chinois Chang : on ne peut pas répondre à cette question, et même à aucune question, sinon par la beauté : si vous opposez aux autres la beauté, ils n’ont plus de question à vous poser.

À la mort de Camus, la seule phrase qui m’ait satisfait, c’est celle de Sartre parlant de scandale. Jamais Sartre n’a été aussi sincère.

Interview réalisée par Agnès Spiquel-Courdille le 11 décembre 2012.