Albert Camus, en « commune présence »

Agnès Spiquel-Courdille

« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent1. »

Camus, L’Homme révolté

À fréquenter Camus – dans ses œuvres et à travers les témoins, directs ou indirects, de ce qu’il fut – c’est bien une impression de rayonnement généreux que l’on conserve. Tout le dit, tous le disent : Camus était intensément présent, aussi bien aux êtres rencontrés qu’au monde et à son époque. Si la belle formule de son ami René Char, « commune présence », lui va si bien, c’est qu’il aimait avec passion la vie et les hommes et qu’il avait le goût du bonheur : deux traits qui vous exposent à souffrir. Tout, pour lui, revêt une acuité supérieure ; et on ne saurait oublier que, dès ses premiers textes, il revendique avec autant d’énergie le oui et le non, l’endroit et l’envers, l’amour et le désespoir, le consentement et la révolte. Il sait, de science sûre, qu’à perdre l’inquiétude et l’angoisse, il perdrait quelque chose d’essentiel de son être au monde. Même si ses amis ont souvent noté ce fond de mélancolie qui affleure chez lui, il ne l’étale ni ne le cultive. Il sait cependant qu’on a tous « la mort dans l’âme », pour reprendre le titre d’un des essais de L’Envers et l’endroit. Prenant l’expression à la lettre, il la radicalise en lui ôtant toute idée de résignation ; elle dit alors un compagnonnage essentiel avec la mort – et combien plus encore pour lui que la maladie a mis en danger dès son adolescence. Mais c’est dans le même texte qu’il dit de l’Italie : « Terre faite à mon âme2 ! » ; habitée par la mort, l’âme n’en devient que plus apte à accueillir le monde, son royaume. Camus est présent, n’éludant rien, donnant beaucoup. Il sait se rendre disponible aux êtres, aux lieux, aux événements – les laissant le bousculer, l’ébranler même. Il trouve le temps d’accueillir, d’écouter, de répondre personnellement aux correspondants de toutes sortes, de se perdre dans une ville qu’il ne connaît pas, d’envoyer le mot qui soutiendra un ami, dénouera une situation. Il admet ses incertitudes, voire ses erreurs ; il sait demander conseil, il reconnaît ses dettes, il ne trahit pas ses admirations et affections de jeunesse.

Mais, parce qu’il est artiste avant tout, il se bat pied à pied pour tenter de préserver le temps et la disponibilité intérieure nécessaires à la création. C’est un travailleur acharné, toujours soucieux de parfaire l’œuvre en cours, souvent mécontent de ce qu’il a produit. Les travaux récents ont permis d’entrer un peu plus avant dans la genèse de ses textes, qu’ouvre aussi au lecteur la fréquentation de ses Carnets, véritable laboratoire de l’écrivain. Quand on lit tout haut les textes de Camus – littéraires, journalistiques, oratoires – on perçoit les qualités de son style : la « tenue » qu’il admirait tant chez les classiques français, le refus du pathos, le frémissement d’un lyrisme maîtrisé, la densité des formules, l’efficacité de l’ironie, la beauté et la pertinence des images, la précision suggestive du détail, le sens du rythme. Cette langue française, dont il a fait sa « patrie3 », parce qu’il a dû et pu se l’approprier par l’école, il l’a admirablement servie – et il l’a mise au service d’une pensée ouverte à son temps, comme l’ont manifesté avec éclat ses Discours de Stockholm.

C’est une pensée libre, qui rejette compromissions et faux-semblants et qui sait éviter à la fois les pièges du dogmatisme et les facilités du juste milieu : exposée aux récupérations de tous ordres, elle est – si on la prend au sérieux – une véritable école de la nuance et de la complexité, tout en ne cessant d’affirmer l’exigence d’un engagement sans faille pour la défense de l’humain. Ce qu’elle nous propose aujourd’hui, ce ne sont pas des clefs pour le présent (nul ne sait ce qu’il aurait dit dans telle ou telle circonstance actuelle) mais une manière de nourrir un être au monde à l’aide de valeurs et de convictions qui font cependant toute leur place au doute salutaire et à la pensée des antinomies.

L’œuvre de Camus est assez diverse – et devenue universelle – pour permettre des lectures toujours renouvelées, sans que personne ne puisse se l’approprier : quand un Tchèque parle de Camus après la chute du régime soviétique, quand un journaliste au Moyen-Orient reprend ses textes sur le terrorisme, quand un Algérien découvre Noces, quand un Cubain commente L’Homme révolté, quand un Japonais relit La Peste après Fukushima, ils nous font redécouvrir ces textes en profondeur.

Cette œuvre est ouverte parce que, loin d’écraser ceux qui se la rendent familière, elle les aide à vivre et à penser. Mais Camus a toujours récusé le rôle de maître à penser. Le gosse de Belcourt devenu cet homme ardent et généreux, ce serait plutôt un « grand frère4 ». C’est l’une des facettes de Camus que ce Cahier a voulu mettre en valeur ; l’artiste ne peut qu’en être grandi.

NOTES

1. OC, III, Gallimard, 2008, p. 322.

2. « La mort dans l’âme », L’Envers et l’Endroit, OC, I, Gallimard, 2006, p. 60.

3. Carnets, 1950, OC, IV, Gallimard, 2008, p. 1099.

4. Abd-al-Malik, qui adapte magnifiquement Camus en rap et en slam, reprend à son compte cette belle expression.