Dernière rencontre avec Albert Camus
Revenant d’Amérique en France pour y passer mes vacances universitaires, j’ai retrouvé une dernière fois Albert Camus à la brasserie Lipp au début de l’année 1959, par une fin d’après-midi chaude et pluvieuse. Je revois sa mince silhouette prise dans un imperméable d’avant-guerre en gabardine beige bien serré à la ceinture, s’engouffrant sous l’averse par la porte à tambour vitrée dans la salle déjà un peu obscure, la main tendue vers moi, l’œil rieur et plissé, avec ce sourire en coin narquois et chaleureux d’un gamin de douze ans… Nous devions dîner ensemble à Paris en janvier 1960, dans l’appartement que je venais de louer, rue du Ranelagh, pour la durée de mon congé sabbatique. Mais la mort fut plus prompte au rendez-vous, quand elle le guetta à la sortie de Lourmarin, après le réveillon, sur le chemin de l’ultime retour
Camus, alors, rêvait de refaire en voyage en Grèce. Cette aventure lui tenait à cœur, il m’en parla longuement, calé entre le mur d’angle et la banquette couverte de cuir noirâtre, sous les hautes glaces biseautées, style 1900, du café Lipp. Tout en s’affirmant agnostique, détaché de toute tradition religieuse ou confessionnelle précise, il se sentait attiré par l’autre face des choses, celle qu’il devinait sous la réalité sensible du monde à laquelle il vouait depuis l’enfance le culte païen que l’on sait.
Confrontant sur place Apollon à Dionysos sur les traces de son maître Nietzsche, espérait-il un jour résoudre en Grèce le conflit de la violence vitale et de la perfection des formes visibles qui, en figurant l’énergie démonique, la limitent et nous en protègent ? Camus me confia alors qu’il éprouvait au plus profond de soi le besoin du sacré, dont pourtant la connaissance directe lui échappait, sauf sous les espèces du manque et de la nostalgie.
Une inquiétude métaphysique spontanée traverse l’œuvre entière de Camus, des Carnets de l’adolescence et des grands hymnes en prose de sa jeunesse algérienne (Noces, L’Été, Retour à Tipasa) jusqu’aux méditations ricanantes de La Chute. Ce que Camus, parvenu à la maturité affective et spirituelle, espérait redécouvrir peut-être en Grèce, en écho aux premières extases africaines, c’est la manifestation plénière de la présence divine à travers la lumière immatérielle qui rayonne dans le ciel de l’Hellade. Sur les traces de Plotin, il pensait y trouver la confirmation d’un rêve originel d’union avec la splendeur cachée des êtres. Dans ce contexte, il m’affirma à quel point il comprenait et admirait l’attirance des Juifs vers la « Terre promise ». La lumière de Jérusalem se mariait peut-être, dans son esprit, avec celle de la Grèce antique.
Cette hantise de la transparence inspire toutes les nouvelles de L’Exil et le Royaume ; l’opacité de La Chute n’en constitue que l’envers dialectique. Dans le développement organique de l’œuvre de Camus, elle assure non seulement la cohérence du thème, mais aussi la nécessité structurale interne des diverses parties.
Comme autrefois, en Toscane, dans le petit jardin fleuri d’un monastère franciscain, il souhaitait maintenant recevoir, tel un nouveau baptême, sous le soleil glorieux de l’Attique, le jaillissement de la source de clarté incréée dont son âme avait soif. Elle étancherait en lui le doute, aussi bien que la foi – cette foi impensable, mais toujours désirée, prête à fuser comme un puits artésien, sous l’éclat de rire du moderne sceptique qu’il s’efforçait de rester !
Évoquant son désir de l’expérience du sacré, sa nostalgie de la lumière primordiale qu’il rêvait d’apaiser en errant vers les sites fabuleux de la Crète ou de Delphes, Camus me fit une confidence qui éclaire sur un point essentiel ses rapports difficiles avec Jean-Paul Sartre. Celui-ci, remarque-t-il, avait qualifié des livres tels que L’Étranger de « contes voltairiens ». Aux yeux de Camus, cette lecture sartrienne de son œuvre ne résultait pas seulement d’un malentendu d’ordre littéraire : elle constituait un contresens absolu, elle apportait la preuve d’une incompréhension totale.
Loin de situer ses écrits dans la tradition nihiliste classique issue de Candide, Camus voyait dans L’Étranger comme dans La Chute une étape de la reconquête du sens, une phase dans la purification du langage et de l’existence humaine sur terre. L’enjeu réel, pour lui, était l’émergence de la vérité et de la sainteté dans un monde opaque, déchu, dans un langage corrompu et insignifiant au départ. Camus avait écrit ses livres majeurs pour protester contre le non-sens d’une vie livrée au mensonge, à la dérision, au hasard, et au meurtre qui fleurit au milieu de l’indifférence universelle. Paradoxalement, ses récits satiriques et corrosifs correspondaient aux premiers moments d’une lente, difficile initiation à la lumière secrète du monde. L’accession au Royaume devait se faire à travers le désert de l’Exil. Seulement ainsi pouvait-il imaginer une approche de la grâce interdite, une rencontre possible, avec le divin qui s’occulte dans l’absence…
Camus ajouta, pour conclure, qu’il ne voyait dans ses ouvrages publiés jusqu’alors que les prolégomènes à œuvre future, qui seule importerait et lui donnerait sa véritable place dans le paysage spirituel du siècle. De L’Étranger à La Chute, tout n’était que tâtonnements, préparation au livre majeur : ce Docteur Juan depuis longtemps en gestation, dont il m’esquissa rapidement les grandes lignes, le menton sec et osseux pris dans sa main droite, en se penchant en avant, les coudes appuyés sur la lourde table de bois sombre de la brasserie Lipp. L’expérience du monde hellénique lui fournirait peut-être, comme au docteur Faust, quelques éléments de cette synthèse entre l’Éros et la Connaissance qui constituerait l’axe de pensée de sa vie et de sa création littéraire à venir. En juin 1959, Albert Camus se sentait prêt à commencer véritablement son œuvre…
Comme le héros de sa grande nouvelle prémonitoire, intitulée Jonas ou l’Artiste au travail, Camus achève sa quête d’unité – durement menée au cours de l’existence et partout évidente dans ses écrits – à l’heure où tout est déjà joué pour lui, à son insu. À travers les tentations, les pièges, les contradictions de l’expérience humaine, après l’épreuve du passage par les zones arides où il connaît une longue éclipse de son pouvoir créateur, comme du don d’aimer, Jonas agonisant reconquiert, avec le bonheur d’exister ici-bas, une conscience vitale du Tout, « cette force joyeuse en lui […] qu’il mettait au-dessus de toutes choses, dans un air libre et vif ». L’étoile du Royaume se met à luire sur « ses pensées qu’il ne pourrait jamais plus dire, à jamais silencieuses ? […] Et, dans l’obscurité revenue, là, n’était-ce pas son étoile qui brillait toujours ? C’était elle, il la reconnaissait, le cœur plein de gratitude et il la regardait encore, lorsqu’il tomba, sans un bruit. » Ce que Camus prenait pour le seuil était l’annonce de sa fin.
L’étoile du Royaume, cette lumière de vie, « notre tâche avant de mourir est de chercher, à travers tous les mots, à la nommer », s’écriait le jeune Camus de L’Été. Ce n’est pas en vain que Sartre lui enviait sa « consternante vitalité » ! À la question décisive que posait l’adolescent d’Oran, méditant sur « l’éblouissement obscur » qui lui parlait « d’un autre monde, ma vraie patrie », le rêve du voyage initiatique en Grèce et l’accident mortel sur le chemin du retour hivernal à Paris apportent la réponse double et railleuse du destin.
Extrait tiré de Claude Vigée, « Dernière rencontre avec Albert Camus », Rêver d’écrire le temps, de la forme à l’informe, Orizons, 2011, p. 351-353. © Orizons.