Czeslaw Milosz (1911-2004) romancier et essayiste polonais, a fui en 1951 le régime communiste et est arrivé en France où Camus l’a activement soutenu. Il a ensuite émigré aux États-Unis et a reçu en 1980 le prix Nobel de littérature.
Je tâcherai d’expliquer pourquoi ceux qui, comme moi, viennent de l’Europe de l’Est, ont pour Albert Camus tant de gratitude. Il nous était plus proche – et je crois que je peux parler pour d’autres que pour moi – que presque tous les écrivains français contemporains. C’est que le parallélisme historique n’est pas un facteur négligeable. Or, les intellectuels français des années 1940 et 1950, dans leur majorité, ont été fascinés par l’Histoire. Nous aussi – mais d’une manière différente. Ils aspiraient à une sorte de saturation personnelle par l’historicité ; nous en étions saturés jusqu’à la moelle et, de ce fait même, nous passions, si l’on peut dire, de l’autre côté. Tous les discours sur l’Histoire entendus en France nous paraissaient suspects, car on y invoquait une image, une idée, et non pas cette réalité que nous avons connue dans ses formes les plus cruelles, le nazisme et le stalinisme. J’ignore ce qui protégeait Albert Camus contre une mode répandue parmi les intellectuels parisiens si conformistes. Étaient-ce les plages d’Afrique, son origine populaire qui le préservaient d’une « mauvaise conscience » bourgeoise ? En tout cas, il traitait les idoles du moment avec une méfiance dont il payait le prix, car les intellectuels ne pardonnent pas un tel manque de respect pour des spéculations post-hégéliennes.
La mode est à ce ricanement, déjà traditionnel, dirigé contre les bonnes mœurs des classes figées dans leur morale étroite ; il a ses causes profondes dans le passé français et dans la structure sociale du pays. Pour moi, étranger, le ricanement m’a toujours ennuyé. […] Camus ne ricanait pas, ce qui le rendait vulnérable à l’extrême aux attaques applaudies par un public bien entraîné – celui qui voit dans le rictus le signe d’un esprit supérieur. C’est pour cette raison que j’ai toujours été dans le camp de Camus.
Ce qui m’étonne chez les intellectuels français, c’est leur foi dans les idées générales : il suffit, croient-ils, qu’un homme s’enferme dans sa chambre et pense avec logique, pour qu’il parvienne à tout comprendre, par exemple sur les conflits qui se produisent au Ghana, en Hongrie, en Pologne ou en Russie. Les résultats d’un tel effort m’ont fait rire, le plus souvent – quand ils concernaient les pays que je connais, car pour le reste, j’étais, comme tout le monde, rempli d’un saint respect. Pourtant j’ai appris, et non sans peine, qu’il est risqué de se prononcer sur les affaires intérieures d’un pays dont on ne parle pas la langue – minimum insuffisant mais nécessaire. Je m’étonnais de la facilité et de la soi-disant compétence avec lesquelles on discutait de la Chine à Paris, tandis qu’il m’était difficile de démêler certaines complexités politiques de l’Europe de l’Est, la langue hongroise, par exemple, m’étant inaccessible. J’avais l’impression que Camus appartenait à une espèce bien différente de celle de ces grands spécialistes qui ont la science infuse et qui tranchent sur les problèmes du Texas ou de l’Indonésie comme s’il s’agissait d’une commune de banlieue. Ce trait de Camus que l’on considérait à Paris comme un défaut, on l’expliquait par son manque d’entraînement philosophique. Mais qu’est-ce qu’on entend d’abord par philosophie ? Pour certains, comme Camus, la philosophie exige une nourriture presque charnelle et ils se refusent à parler d’autre chose que de ce qu’ils touchent eux-mêmes.
Cela nous mène tout droit à la question algérienne. Je n’approuvais pas entièrement la position qu’il avait prise sur ce problème. Mais un étranger qui regarde cette tragédie de l’extérieur est porté à des jugements un peu hâtifs. La position de Camus me rappelait certains déchirements intérieurs que beaucoup éprouvèrent chez nous avant la dernière guerre. La capitale de la Galicie orientale, Lwow, était une ville polonaise depuis plusieurs siècles, mais entourée de campagnes à très forte population ukrainienne, ce qui engendrait des haines qui s’exprimèrent cruellement vers 1942-1943, quand se produisit le massacre des populations polonaises par des détachements ukrainiens armés par les Allemands. En tirer la conclusion que les Polonais sont des anges et les Ukrainiens des démons, ou inversement, serait une erreur. Même aux pires moments, et de part et d’autre, des êtres humains furent désespérés par l’intensité de la haine et pour le moins réticents à louer le nationalisme de leurs compatriotes ou, à l’inverse, celui de leurs adversaires. Je me rends compte que mon analogie n’est pas parfaite. Pourtant, l’imbroglio ethnique de l’Europe de l’Est m’a servi à comprendre les difficultés de Camus.
[…] Déjà au premier contact, l’œuvre de Camus avait pour moi quelque chose de familier. Je mentionnerai ici un auteur qui m’y avait préparé. C’était Joseph Conrad, que tous les hommes de ma génération ont lu dans les excellentes traductions faites par sa cousine Aniela Zagorska. Je ne voudrais pas pousser trop loin la comparaison entre Conrad et Camus, mais tous deux se comportaient en hidalgos. Le parallèle ne tiendrait pas compte du lieu et du temps et serait dangereux. Pourtant, Conrad était obsédé par la morale sans sanction, par la solitude l’homme luttant contre le destin aveugle sous le ciel muet, et postulant la fraternité humaine. Mais il n’a jamais poussé son inquiétude jusqu’à la mettre en équations. Ni sa formation par la littérature polonaise dans sa première jeunesse ni plus tard son « anglicité » ne l’inclinaient à écrire un « mythe de Sisyphe ». Il préférait proposer au lecteur la contemplation d’un univers impassible, puis il se réfugiait dans le silence en évitant tout commentaire. Camus apportait aux mêmes problèmes son tempérament janséniste, ou plutôt cathare. Il me semble que ses racines, à travers une longue tradition chrétienne, plongent dans le manichéisme des bogomiles de Bulgarie, qui allait revivre dans les « sectes » russes et, transplanté en Occident, chez les Albigeois. Camus était fasciné par Dostoïevski, cet héritier des sectes de la chrétienté orientale. Et tout comme Dostoïevski, il avait le courage d’aborder des thèmes de « mauvais goût ». Car est-il de bon goût de méditer aujourd’hui sur l’énigme présentée déjà dans Le Livre de Job ? N’est-on pas alors, dans la littérature, un naïf, un prince Muichkine déguisé en écrivain parisien ? La Peste est le meilleur livre sur les attitudes possibles devant le fléau totalitaire des temps modernes. Mais en premier lieu c’est une méditation sur le malheur des innocent, donc sur le Livre de Job. « Il se moque du malheur des innocents. » Qui ? Jéhovah, le mauvais démiurge des manichéens.
Conrad ne s’intéressait pas à la théologie. Il détestait, chez Dostoïevski, les interminables palabres métaphysiques et morales. Mais Conrad combiné – et c’était mon cas – aux manuels de la dogmatique catholique et de l’histoire de l’Église (à vrai dire, histoire des hérésies), voilà le climat où Camus vous devient proche. […]
Il n’était pas facile pour moi d’accepter l’Occident. Je portais en moi une rancune, et j’en ai probablement gardé des traces. Je me disais, après la guerre : « Ils n’ont rien appris, la vie va son train, ils recommencent leur jeu stupide comme si rien ne s’était passé. » Il se peut que nous n’ayons pas appris grand-chose non plus, mais, bon gré mal gré, nous n’avons pas retrouvé nos habitudes d’avant 1939. Pour nous, regarder l’Occident, avec ses idées, son histoire (un peu moins rose quand on parvient à se glisser dans les coulisses) sa « vue totale » où un million de cadavres en plus ou moins ne compte pas, son art de révolte à responsabilité limitée, c’était reculer de cinquante ou de cent ans. Seuls des hommes tels qu’Albert Camus pesaient sur la balance, car on devinait en eux une vraie douleur. Personne parmi nous, qui avons survécu à la honte de l’impuissance, n’a pu se dégager de ce sentiment de culpabilité exprimé par un
des personnages de Camus : « Ah ! Qui aurait cru que le crime n’est pas tant de faire mourir que de ne pas mourir soi-même ! » Je découvre maintenant ce qui permettait à Camus écrivain de relever le défi de l’époque des fours crématoires et des camps de concentration : il avait le courage de dire des choses élémentaires.
Camus était de ces intellectuels occidentaux, peu nombreux, qui m’ont tendu la main quand j’eus quitté la Pologne stalinienne, en 1951, tandis que d’autres m’évitaient en me considérant comme un pestiféré et un pécheur contre l’Avenir. Il est assez triste, pour un pauvre bougre qui n’a jamais eu d’autre fortune que sa peau et sa plume, d’être présenté dans la presse comme un bourgeois repu fuyant sa patrie socialiste. On ne m’a pas épargné de tels compliments, et cette période était bien dure. À droite, pas de langage commun ; à gauche un malentendu complet, car mes vues politiques étaient en avance de quelques années sur ce qui est devenu monnaie courante après 1956. Dans une situation si incommode, l’amitié réchauffe et donne ce minimum d’assurance sans lequel on s’expose soi-même aux tentations nihilistes. Jamais les intellectuels hégéliens ne comprendront quelles conséquences ont pu avoir leurs arguties sur le plan des relations humaines, et quels abîmes ils creusaient entre eux et les habitants de l’Europe de l’Est, informés de Marx ou non. La philosophie est une chose charnelle : elle refroidit le regard ou, comme chez Camus, elle introduit dans l’homme la cordialité d’un frère. L’amitié de Camus était pour moi un des fils qui me permettaient de me conduire dans le labyrinthe occidental. […] Puisque je suis satisfait de mon sort, puisque j’ai été façonné et fécondé par la France, je dis ici ma reconnaissance à l’un de ceux qui m’ont fait accepter ce pays.
Témoignage publié dans la revue Preuves, n° 110, avril 1960, p. 15-16. © DR.