Des écrivains du xxie siècle parlent de Camus
Frères de soleil

Abdelkader Djemaï

Parler ou écrire aujourd’hui sur Albert Camus, c’est prendre le risque de tomber parfois dans le sentiment ou dans l’émotion. Échappant à l’image de l’auteur désincarné, figé dans le temps et dans le marbre, voire lointain dans tous les sens du terme, il suscite, en raison de son humanisme et de ses qualités d’écrivain, un grand élan de sympathie, quand ce n’est pas d’amitié. Pour beaucoup de ses lecteurs, il possède, lui qui se sentait heureux dans les stades et dans les théâtres, une présence naturelle, une sorte de grâce comme on le dit d’un acteur à qui on demanderait avec plaisir un autographe ou d’un footballeur à qui on taperait volontiers sur le dos sans crainte d’être rabroué.

Pour un écrivain d’origine algérienne, invité à dire, ici, en si peu de signes, sa relation avec l’homme et son œuvre, l’exercice est peut-être un peu difficile. Il pourrait, en prenant lui aussi le risque de tomber dans le sentiment, être soupçonné de vouloir reproduire une ancienne controverse, de raviver une vieille polémique. Elle concerne, dix ans après celle qui avait suivi la publication de L’Homme révolté, les rapports, parfois solidaires et complexes, de l’auteur de L’Étranger avec les Algériens, particulièrement dans leur volonté de s’émanciper, par la voie armée, d’un système colonial injuste et inhumain qu’il avait, lui aussi, combattu.

Au moment où l’on célèbre le centenaire de sa naissance et le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, la question ne manquera pas d’être posée. C’est un peu comme si on vivait avec Camus une querelle de famille sans que les liens entre les membres qui la composent ne soient définitivement rompus. Pour preuve, on continue, dans son pays natal, de parler de lui, de le lire, de l’étudier, ou de contester ses positions. Ce qui prouve l’intérêt porté à son œuvre, dont témoignent notamment les colloques de 2005 et 2006.

Son ami Emmanuel Roblès, qui préfaça mon livre sur les séjours de Camus à Oran où je suis né, l’appelait son « frère de soleil ». Il l’est pour moi et pour beaucoup d’Algériens. Ce qui me touche chez l’auteur de Noces à Tipasa et du Vent à Djémila, c’est la passion forte et féconde qu’il avait pour cette terre dont il a su, en refusant le cliché et la carte postale, traduire les beautés, les vibrations, les promesses et les fragilités. Comment, en le lisant, ne pas aimer Tipasa, lorsqu’au printemps elle est « habitée par les dieux », que « les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres » ? Comment, en pensant à lui, ne pas se souvenir également de cette lettre fraternelle et souhaitée confidentielle que Kateb Yacine lui adressa,
le lendemain de l’annonce de son prix Nobel, pour lui dire aussi qu’« on crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor » ?

La seconde raison qui me lie à l’écrivain de L’Envers et l’endroit, du Premier Homme et au jeune et courageux journaliste de Misère de la Kabylie, un reportage de douze articles publié dans Alger Républicain, est nos origines sociales. Elles sont communes à la plupart des écrivains francophones du Maghreb et d’Afrique issus de pays, de familles qui ont, comme celle de son autre ami, Mouloud Feraoun, assassiné par l’OAS, connu la pauvreté, l’analphabétisme et parfois le désespoir.

Sachant – et ce n’est pas un cliché – son amour pour sa terre natale, je comprends les déchirements, la blessure profonde de Camus qui écrivit dans Petit guide des villes sans passé : « En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave. Mais je puis dire au moins qu’elle est ma vraie patrie… » En me rappelant qu’il fut l’un des rares à dénoncer les massacres de Sétif et de Guelma, je voudrais – sans doute m’approuverait-il – que l’on rende enfin, après plus d’un siècle de colonisation, justice à ma mère, qui était un peu comme la sienne, modeste et silencieuse. Elle faisait simplement partie d’un peuple qui luttait pour sa liberté et sa dignité.

Mais revenons à ce qui est aussi essentiel à mes yeux : les écrits de celui qui n’a jamais voulu prendre la posture du « guide » ou du « modèle » à suivre. Échappant au régionalisme, aux nostalgiques d’un ordre révolu et à toutes les récupérations politiques, leurs réflexions continuent d’être présentes dans les débats qui agitent le monde contemporain.

Sur le plan de la création, son œuvre singulière, inscrite dans la grande tradition littéraire française, appartient, et c’est là aussi sa force et la raison de son rayonnement, au patrimoine universel. Pour un écrivain, elle fournit aussi l’exemple d’une écriture simple, limpide, concise et au lyrisme vigilant. À cet égard, L’Étranger, L’Exil et le Royaume et La Chute sont pour moi trois chefs-d’œuvre.