Aux prises avec l’Histoire
La résistance à l’Histoire
Nicola Chiaromonte (1905-1972) est un intellectuel italien ; engagé en 1936 aux côtés des républicains dans la guerre d’Espagne, il a ensuite continué aux États-Unis la lutte contre les totalitarismes, sur des positions proches de celles de Camus.
Albert Camus apparut dans mon existence en avril 1941, à Alger, où j’arrivai, fuyant la France occupée. Je fis rapidement sa connaissance. Il était célèbre en Algérie, chef incontesté d’un groupe de jeunes journalistes, d’auteurs en herbe, d’étudiants – tous amis des Arabes, hostiles à la bourgeoisie locale, anti-pétainistes, qui ne se quittaient pas, passaient leurs journées à se baigner ou à se promener dans les collines, et leurs soirées à écouter des disques et à danser, appelant de tous leurs vœux la victoire de l’Angleterre et exprimant, comme ils le pouvaient, le dégoût que provoquait en eux l’avilissement de la France et de l’Espagne. Ils montaient à l’occasion des pièces de théâtre ; à cette époque ils préparaient un Hamlet où Camus assurait, outre la mise en scène, le rôle d’Hamlet, et sa femme Francine celui d’Ophélie.
Il avait publié, me dit-on, un volume de poèmes en prose intitulé Noces. Je ne le lus pas. Je n’avais guère le cœur à lire alors des poèmes en prose, mais c’est surtout que sa compagnie et celle de ses amis me suffisaient. Avec eux, je retrouvais la France bien-aimée, j’allais avec eux au bord de la mer, je les suivais dans leurs vagabondages, je discutais avec eux des événements. Hitler venait d’occuper la Grèce et la croix gammée flottait sur l’Acropole. J’éprouvais devant les faits une nausée continuelle, un sentiment absolu de solitude. Mais, tel que j’étais, seul et replié sur moi-même, j’étais l’hôte de ces jeunes gens. Qui n’a pas été seul et errant ne connaîtra jamais le prix de l’hospitalité.
Je cherche à me remémorer maintenant des détails, comme s’ils pouvaient me restituer la saveur de ces journées, la présence de ce jeune écrivain avec lequel, au fond, je parlais peu, car nous étions tous deux d’humeur plutôt taciturne. J’étais, je m’en souviens, tout entier obsédé par une pensée unique : nous en étions à l’année zéro de l’humanité ; l’histoire était peut-être insensée, et seul pouvait avoir une signification ce qui de l’homme demeurait en dehors d’elle, étranger, impénétrable, inaccessible au tourbillon des événements. Cette conviction, je la considérais comme mon exclusif privilège ; personne, j’en étais persuadé, ne pouvait en être si profondément habité. Pourtant, j’aurais aimé trouver un être qui la partageât, mais il n’y avait personne ; ce n’était pas à mon sens une idée compatible avec la vie normale ni avec la littérature. Toutefois, j’avais quelque chose à partager avec ce jeune écrivain de vingt-huit ans : l’amour de la mer, la joie de la mer, le sentiment de la beauté de la mer. Nous découvrîmes cette affinité lors du séjour que je fis chez lui à Oran : une promenade à bicyclette nous conduisit au-delà de Mers-el-Kebir, jusqu’à une plage déserte ; nous n’échangeâmes pas non plus beaucoup de paroles ce jour-là, mais nous louâmes la mer comme un objet qui ne demande aucun effort de compréhension et qui est pourtant inépuisable et ne lasse jamais. Toute autre forme de beauté finit par lasser, c’était notre avis à tous deux. Cet accord scella notre amitié. […] D’Oran, je poursuivis ma route vers Casablanca, d’où l’on pouvait, disait-on, s’embarquer pour les États-Unis. Je pris congé de Camus et de sa femme, conscient d’avoir échangé avec eux le don de l’amitié ; au fond de cette amitié reposait quelque chose de très précieux, d’impersonnel et d’inexprimé, de la même qualité que leur accueil et que le sentiment éprouvé en leur compagnie : nous avions reconnu l’un dans l’autre les signes du sort qui, je crois, est le sens antique de la rencontre entre l’hôte et l’étranger. […]
Je revis Camus à New York, en 1946 […]. Il avait conquis sa place sur la scène du monde, il était célèbre, il avait écrit de beaux livres. Mais, à mes yeux, il avait gagné un combat autrement plus important : il s’était mesuré à un problème qui me paraissait crucial, et que je portais en moi à l’époque où j’avais fait sa connaissance ; il s’en était emparé, pour en tirer des conclusions extrêmes et lucides, réussissant à exprimer en un style fiévreux, tendu comme un arc, cette conviction que, malgré la fureur et l’horreur de l’histoire, l’homme est un absolu ; et il indiquait avec justesse le lieu de cet absolu : dans la conscience, même fermée et sourde, dans la fidélité à soi-même, fût-on condamné par les dieux à répéter éternellement un identique et vain effort. C’était, selon moi, ce qui faisait la valeur de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe. […] Certes, ce n’était pas dans un système d’idées qu’il puisait sa fermeté, mais dans le sentiment […] du secret inviolable enfermé dans le cœur de chaque homme, du fait même qu’il est homme et condamné à mourir : là était la transcendance de l’individu face à l’histoire, la vérité qu’aucun impératif social ne peut détruire. Transcendance et vérité désespérées, parce que niées par le cœur même de l’homme qui se sait mortel et coupable éternellement, et qui n’a aucun recours contre le destin. Absurdes, donc, mais n’en renaissant pas moins chaque fois que Sisyphe redescendait de son pas « lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin ». Ce secret, comme l’ « éternel joyau » de Macbeth, ne pouvait être communiqué ni violé sans sacrilège.
Albert Camus avait su donner forme à ce sentiment, et y rester fidèle. Aussi sa présence enrichissait-elle vraiment le monde de tous ; elle le rendait plus réel et moins insensé ; c’est pour cette raison, et non à cause de sa gloire récente, que le jeune écrivain d’Alger apparut « grandi » à mes yeux et digne, non plus seulement d’amitié, mais d’admiration. Il ne s’agissait plus en effet de littérature, mais d’une confrontation directe avec le monde.
Témoignage publié dans la revue Preuves, n° 110, avril 1960, p. 17-19. © DR.