J’ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort.
Mais il me semble que si je le devais, c’est ici que je trouverais
le mot exact qui dirait, entre l’horreur et le silence,
la certitude consciente d’une mort sans espoir.
Noces, « Le Vent à Djémila » (OC, I, p. 113)
La génération à laquelle appartient Camus a vécu dans un climat de mort violente. La guerre contre le nazisme, la fumée des fours crématoires et l’épuration sanglante qui s’en est suivie a livré ces hommes à la violence de l’histoire. À l’image de cette époque, Caligula – pièce écrite et plusieurs fois remaniée entre 1937 et 1958 – peint un ange de la mort qui se lance dans un projet de destruction sans limites. Ces hommes de l’après-guerre veulent avant tout guérir de cette folie prétendument héroïque. Pour Camus qui ne croit qu’à la vie terrestre, cette culture mortifère est une injure faite à la condition humaine. Dans un monde où le ciel est vide, dans cet « enfer du présent » qui est son royaume, dit-il dans Le Mythe de Sisyphe, il sait très tôt que son destin est de « vivre sans appel » (OC, I, p. 255). La révolte sera sa réponse devant le scandale du mal. C’est ainsi que le personnage de Tarrou, dans La Peste, décide de lutter contre une société qui légitime la mort, et que L’Homme révolté s’insurge contre toute justification du meurtre, qu’elle soit métaphysique, esthétique ou idéologique. La tâche de l’homme libre est double : tenir à distance la violence d’où qu’elle vienne et travailler patiemment à un monde moins injuste.
Mais Camus donne à cette tâche une tonalité qui n’appartient qu’à lui. Il apprend sa condition mortelle dans sa chair. Frappé très jeune par la tuberculose, vivant parfois dans la peur d’une mort subite, il dut inventer un art de vivre avec le mal. Un essai lyrique comme « Le Vent à Djémila », écrit à 24 ans, est habité par cette hantise. Le narrateur est saisi de la « certitude consciente d’une mort sans espoir » au milieu de ce « cri de pierre lugubre et solennel » qui monte des ruines romaines de Djémila (OC, I, p. 114-115). Il évoque à la même époque dans L’Envers et l’endroit, un des rares souvenirs de son père qui, ayant assisté à une exécution capitale, en garda un profond dégoût. Un écho de cette scène primitive se retrouve dans L’Étranger avant d’être racontée dans Le Premier Homme. De ce seul legs d’un père inconnu surgit le message transmis par un compagnon à Jacques Cormery à la suite d’un épisode de la guerre du Maroc : « Un homme, ça s’empêche ! » (OC, IV, p. 779)
Rien d’étonnant à ce que la conscience de la mort parcoure l’œuvre tout entière : crime (L’Étranger), folie meurtrière (Caligula), épidémie (La Peste), mort personnifiée (L’État de siège), terrorisme (Les Justes), fratricide (Le Malentendu)… À l’expérience de la condition mortelle, répondent chez Camus le combat contre la barbarie et le refus de la guerre. Son engagement contre toutes les formes de peine de mort est fidèle à cette conviction. L’abolition de la peine capitale est le point géométrique où l’homme et l’œuvre se rejoignent. Sa position se forge lors du débat sur l’épuration avant de se fixer dans les Réflexions sur la guillotine en 1957 sans cesser de nous parler aujourd’hui où la mort comme peine est enfouie dans la nuit carcérale.
« Témoins de la chair, non de la loi » (OC, II, p. 494)
Entre octobre 1944 et le début de 1945, Camus, jeune éditorialiste à Combat, débat avec François Mauriac, écrivain au prestige immense, sur le sens de l’épuration. Porté par l’idéal révolutionnaire de la Résistance, il exige une justice sévère. Dès lors qu’il y a eu une minorité d’hommes qui ont trahi, notre devoir, dit-il, est de « détruire une part encore vivante de ce pays pour sauver son âme elle-même » (OC, II, p. 553). Il avait approuvé la condamnation à mort de Pucheu, ministre du régime de Vichy, en mars 1944. Après l’exécution capitale de Georges Suarez (directeur d’un journal collaborationniste), il invoque la mémoire des morts et annonce de « nécessaires révolutions » afin de réfuter l’appel à la miséricorde que défend Mauriac au nom de l’apaisement à tout prix. Le temps immédiat d’une justice humaine « prompte et mesurée » passe avant celui de l’oubli. Mauriac, au contraire, plaide l’indulgence pour les erreurs commises car seul compte le temps de la réconciliation entre tous les Français.
En réponse, Camus refuse de choisir entre « l’amour du Christ » (que Mauriac, dit-il, lui jette à la face) et « la haine des hommes » (OC, II, p. 403). Entre la haine et le pardon, la justice est la seule voie possible. Il refuse surtout de pardonner car il n’en a pas le droit. Le pardon appartient aux proches des victimes. Il supposerait de sacrifier une vertu majeure : la fidélité. Son seul devoir est d’honorer la promesse faite aux morts.
Mais, devant les faits, il doit vite se rendre à l’évidence : non seulement l’épuration est « manquée » mais « la chose est devenue odieuse » (30 août 1945, OC, II, p. 407). Entre les clameurs de la haine et les indulgences injustifiables, il constate son échec et reconnaîtra que Mauriac avait raison. Une justice rendue exclusivement au nom de la mémoire des morts peut changer les victimes en bourreaux. Elle conduit à des utopies absolues qui substituent la violence à la violence. Méfions-nous, dit-il, des passions politiques qui tuent au nom du Peuple ou de la Révolution. L’État ne doit plus camper sur ces hauteurs théologico-politiques. À notre tour, ne nous mettons pas à vouloir tuer au nom des victimes transformées en martyrs. Tenons fermement les deux bouts de l’humanité déchirée par le crime. Camus refusera dorénavant d’où qu’elles viennent les justifications qui retirent la vie à un être. La légitimation du meurtre au nom d’un futur qui n’existe pas et n’existera peut-être jamais, procède d’une déification de l’histoire. Si nous ne voulons plus vivre dans un tel monde et briser l’engrenage des violences, les États doivent être surplombés par un code de justice international où figure l’abolition de la peine de mort, explique-t-il en novembre 1948 dans la série d’articles de Combat « Ni victimes ni bourreaux » (OC, II, p. 453).
Ses interventions ultérieures seront fidèles à cette position. Au moment de la guerre d’Algérie, Mauriac reprochera à Camus de vouloir l’abolition de la peine de mort dans les textes et s’accommoder du meurtre policier et de la torture. S’il dénonce la torture dans l’avant-propos aux Chroniques algériennes (OC, IV, p. 290), il ne se joint pas à la pétition lancée lors de l’interdiction du livre d’Henri Alleg, La Question1. Il veut avant tout désarmer l’usage de la torture dans les deux camps. Camus, à l’époque, ne voulait plus être l’avocat des justes causes (et pourfendre « l’État tortionnaire ») mais explorer avec les modérés des deux bords les voies d’une réconciliation. Il y a chez lui la volonté de ne pas se borner à une condamnation qui ferait le jeu de ceux qui dans le camp adverse continuent, eux, de torturer et de tuer en toute impunité. L’exacerbation des antagonismes ne peut que saper l’œuvre de paix qui permettrait aux Algériens de vivre avec les Français vivant en Algérie.
En février 1951, il est interpellé par Raoul Guyader dont le fils a été assassiné par un camarade de classe. Il lui demande de désavouer la comparaison établie par les défenseurs du meurtrier entre ce crime et celui de Meursault dans L’Étranger. Bien qu’il qualifie de « répugnante » cette utilisation de son œuvre, Camus refuse de prendre le parti de la victime même s’il dit comprendre et partager les sentiments de ce père : « Mon métier […] ne consiste pas à accuser les hommes. Il consiste à les comprendre, à donner une voix à leur malheur commun. »
(lettre du 12 février 1951, OC, III, p. 871). L’écrivain doit s’abstenir de juger surtout si le coupable, dans cette affaire, risque la peine de mort. Ce père est invité à se souvenir qu’il partage la même humanité que l’auteur de cet acte.
Camus se place du côté de la compréhension non du jugement. « Les vrais artistes […] sont les témoins de la chair, non de la loi. Par leur vocation, ils sont condamnés à la compréhension de cela même qui leur est ennemi. […] Voilà ce qui nous empêchera toujours de prononcer le jugement absolu et, par conséquent, de ratifier le châtiment absolu. » (OC, II, p. 495). L’écrivain rejoint l’intellectuel quand il nourrit tous ses personnages d’une empathie égale. C’est ainsi que rares sont les prisonniers de la peste, sauf peut-être Cottard, un homme au « cœur ignorant » (OC, II, p. 244), qui échappent à l’ambivalence. Tous sont à la fois tentés d’y échapper et solidaires contre elle. Confrontés à un malheur commun, ils doivent s’unir. Cette solidarité des hommes suppose qu’ils prennent « le parti de la victime » (p. 243), comme le dit Rieux. Mais cet engagement n’implique pas de maudire les coupables dont l’impiété serait la cause du fléau comme le prétend le père Paneloux. Il vise à donner sens à la solidarité de tous les hommes contre la mort. Il refuse de désigner des boucs émissaires et travaille à rendre la société plus juste et plus fraternelle.
La solidarité des hommes contre la mort
Au lieu d’oublier cette vérité qui fait leur grandeur, les hommes devraient prendre conscience de leur communauté de destin. Il faut combattre le mal, comme Camus le dira plus tard dans Réflexions sur la guillotine, par « la seule solidarité humaine indiscutable, la solidarité contre la mort » (OC, IV, p. 159). Les Lettres à un ami allemand, écrites entre 1943 et 1944, affirment l’urgence à rebâtir l’Europe sur la solidarité des hommes contre le malheur. Il faut y voir non la fatalité mais un appel à créer une forme de fraternité plus essentielle que celle qui gouverne nos histoires singulières ou politiques. On y retrouve le double mouvement de L’Homme révolté : le premier dit « non » à notre condition mortelle et souffrante et le second dit « oui » à la révolte qui dépasse cette condition.
Reste que cette dialectique est fragile. En 1957, alors qu’il est isolé pendant la guerre d’Algérie et en plein doute sur son œuvre, Camus publie les nouvelles de L’Exil et le royaume. L’élan de solidarité y est dépeint comme une expérience douloureuse qui peut se briser devant le moindre obstacle. Dans « Les Muets », à l’issue de l’échec d’une grève de vingt-cinq jours, les ouvriers tonneliers reprennent le travail. Mais la grève a laissé des traces dans le petit atelier. La tension se traduit par le mutisme des ouvriers malgré les efforts du patron pour renouer le dialogue. L’ancienne relation teintée d’amitié entre les hommes est brisée. Quand la fille du patron a une attaque, aucun n’a un élan de compassion devant le décès possible de l’enfant. Les hommes sont bel et bien séparés. L’idéal de fraternité ne rencontre qu’indifférence. Chacun rentre chez soi, retrouve sa femme, boit l’anisette, contemple la mer au crépuscule et s’enferme dans son bonheur privé.
Cette appartenance commune à la condition humaine est brisée aussi dans « L’Hôte ». Alors que nous sommes en guerre, on demande à Daru, un instituteur, de conduire un Arabe accusé de meurtre au poste de police. Refusant de faire ce sale boulot, Daru accueille son hôte pour la nuit et le lendemain matin lui offre le choix : retourner vers les tribus nomades d’où il vient ou aller vers la prison. Mais l’homme ne peut imaginer qu’on lui donne un tel choix et prend la route de la prison. Daru de retour dans sa classe sera perçu comme un traître qui a livré un frère. Le pacte de solidarité des hommes est cette fois brisé par la guerre qui dresse les camps les uns contre les autres.
Cette expérience de la solidarité est aussi présente dans l’action militante de Camus que dans son œuvre fictionnelle. Il se joint fréquemment aux recours en grâce formulés par ses adversaires politiques. Au moment de la Libération, il intervient pour les écrivains collaborationnistes Brasillach et Rebatet. Par la suite, il demande la grâce des communistes iraniens et soviétiques mais aussi des auteurs des attentats nationalistes algériens. Il n’entre pas dans les dossiers ni ne plaide leur innocence. Il ne lance pas un appel à l’opinion publique par-dessus les juges. À une époque où se multiplient les procès sommaires comme ceux des régimes totalitaires (Espagne franquiste, Grèce des colonels, Hongrie stalinienne), il aurait été facile de se lancer dans une dénonciation publique à la manière de Zola.
Intervenant à l’extérieur du prétoire mais discrètement, Camus ne plaide pas l’innocence mais l’indulgence. Il ne quémande pas une faveur mais la réalisation d’un droit. Son registre d’intervention est plus éthique que strictement judiciaire. Si sa démarche reste confidentielle, c’est qu’il craint par-dessus tout une exploitation qui nuirait à la cause qu’il défend. Son argumentaire n’est pas lié à un cas mais vise l’universel. Il ne s’agit nullement de convaincre des juges et des jurés mais de solliciter la clémence, bref de « sauver les corps2 ». Il plaide, en somme, la communauté de destin des hommes devant la mort. Dans tout vote de culpabilité se dégage une majorité contre une minorité. La majorité qui l’emporte doit se souvenir de la part plus ou moins grande de doute dont elle a triomphé. C’est à cette part relative du jugement que Camus en appelle : « Dans tout coupable il y a une part d’innocence. C’est ce qui rend révoltante toute condamnation absolue3. »
Camus ne remet jamais en cause la légitimité du tribunal et le verdict de culpabilité alors qu’il y aurait bien des raisons de le faire. Il veut modérer la peine, autrement dit la proportion de châtiment infligé au coupable. Il craint, comme Socrate dans le Gorgias, qu’un excès de violence n’infecte la cité. Les tribunaux de l’épuration, ceux de l’Espagne franquiste et des colonels grecs propagent la démesure en se livrant à des « messes de sang » (OC, III, p. 888). La grâce, parfois la révision des jugements sont sollicitées dans un but d’apaisement que n’aurait pas renié Mauriac. C’est l’ultime moyen de faire disparaître l’assassinat juridique qu’est la peine de mort.
Ce qui ne l’empêche pas de se fixer des limites éthiques. Il refuse toute intervention sans évaluer auparavant qu’il s’agit d’un acte fortement contraint ou lié à une accusation douteuse donc possiblement erronée. En faveur de sept condamnés tunisiens pour meurtre de policiers (1953), il invoque un doute sur la culpabilité » (aveux hors présence d’avocats) et le droit de grâce comme seul contrepoids à la raison d’État. Pour un jeune chypriote condamné en 1954 à la pendaison par les tribunaux britanniques pour « terrorisme », il invoque l’avenir commun aux amis de l’Angleterre et au peuple grec. Pour les nombreux Algériens ou indépendantistes (à condition qu’ils ne soient pas des terroristes aveugles), il plaide la suspension des exécutions pour installer un climat de paix. Mais dans le cas de Fernand Yveton, ouvrier communiste proche du FLN, condamné à mort alors que son acte relevait plus du sabotage révolutionnaire que du terrorisme aveugle, il ne peut rien : « On a tué un homme qui avait refusé de tuer4. »
Contre les peines inexorables
Les Réflexions sur la guillotine (1957) (OC, IV, p. 125-167) marquent une étape majeure. Camus y fait la généalogie de la peine capitale pour en trouver la justification la plus profonde. Comment comprendre en effet que toute une tradition philosophique s’en réclame, de Rousseau à Kant et Hegel ? En Occident, l’État souverain, au terme d’une longue croissance, se place en surplomb. Seul, il énonce l’interdit légal. Seul, il dispose du monopole des poursuites. Seul,
il juge et punit sans pouvoir être jugé et être puni. Ainsi, il s’auto-exclut de l’interdiction de tuer. En se plaçant en dehors de l’interdit du meurtre et en se proclamant auteur de la peine capitale, il devient à lui-même sa propre référence. Son innocence absolue est la condition nécessaire pour infliger une peine absolue. Cette impunité ouvre la possibilité d’une violence légale sans limite.
La force de l’argumentaire de Camus est de mettre à nu ce système. Il comprend que la croissance parallèle du pouvoir de l’État va de pair avec l’usage systématique de la peine de mort. L’État, placé au-dessus des groupes sociaux, s’octroie une arme sans équivalent : l’homicide légal. Telle est la forme que revêt ce monopole de la violence légitime qui désigne l’État comme le principal offensé par le crime. Par ce moyen, il impose l’asymétrie des places dans tout conflit. Il veut que l’adversaire s’aperçoive qu’il a défié, en lui, le sacré. L’abolition de la peine de mort suppose donc un préalable : désacraliser l’État dont les crimes sont infiniment plus graves et massifs que ceux des individus. Quel pouvoir humain peut exiger un tel châtiment s’il n’est divinisé ? Quel juge serait si absolument intègre qu’il pourrait décider d’une peine définitive ? En réalité, la société inflige une « pure mesure d’élimination qui brise la communauté humaine unie contre la mort, et se pose en valeur absolue puisqu’elle prétend au pouvoir absolu. » (OC, IV, p. 161). Il faut donc cesser d’idolâtrer cette entité et placer la personne humaine au-dessus de l’État. Camus en appelle à un pouvoir politique conscient de ses limites et de sa responsabilité.
Ce combat nous concerne toujours, nous qui avons depuis 1981 abandonné la peine de mort. C’est une immense conquête à laquelle Camus, parmi d’autres, a contribué. L’abolition n’est pourtant qu’en partie acquise. Il est une autre manière moins visible d’exécuter les hommes qu’on laisse mourir de faim, de soif et par manque de soin dans les geôles. L’exécution ne se présente plus sur une scène publique à l’issue d’un procès, donc susceptible d’indignation devant son spectacle. L’enfermement dans des camps permet d’atteindre le même objectif. Il faut lire dans cette perspective l’intervention de Camus en faveur de Ho Huu Tuong, écrivain vietnamien condamné à mort pour rébellion au Sud Vietnam en 1959. Gracié, il sauve sa tête et est exilé sur une île. L’angoisse étreint ses proches et sa femme car sa santé s’aggrave en détention. Camus répond à son épouse qu’il sollicite le transfert du prisonnier mais sans garantie5. Que devient un homme de santé fragile abandonné dans une île ? N’est-ce pas le condamner à une mort lente et non scandaleuse ?
Cette mort, jeune journaliste d’Alger Républicain, Camus l’avait entrevue dès 1938 en visitant le bagne flottant de La Martinière où étaient entassés les relégués, cette « masse sans visage qui respire et chuchote » dans des conditions inhumaines6. On retrouve l’expérience de l’enfermement dans la préface, « L’Artiste en prison », qu’il donne à une œuvre d’Oscar Wilde. À travers cette épreuve, Wilde mesure l’image de sa dégradation – et peut-être de sa mort prochaine – mais touche au sommet de son art quand il écrit De Profundis et La Ballade de la geôle de Reading. Auprès de ses frères de peine, il a la révélation d’une vérité dont sa vie aristocratique lui interdisait l’accès : « Le génie est celui qui crée pour que soit honoré, aux yeux de tous et à ses propres yeux, le dernier des misérables au cœur du bagne le plus noir. » (OC, III, p. 903).
Les camps sont, sous leurs différentes formes, pour Camus l’entreprise la plus flagrante de la destruction de l’homme. Aucune idéologie, y compris celle du communisme triomphant, ne peut autoriser un tel meurtre de masse. Les références à Buchenwald, à Auschwitz et au Goulag se superposent pour signifier l’univers concentrationnaire dont seuls les rescapés peuvent témoigner. Dans son travail sur le camp de Ravensbruck, Germaine Tillion, rescapée elle-même et proche de Camus, montre la différence de degré dans la mise à mort entre les camps d’extermination et celle des camps de travail. D’un côté, une logique d’élimination raciale domine. La mort est immédiate ou n’est qu’une question de jours. De l’autre, seul le rendement importe.
On y mourait autrement et moins vite mais on mourait un jour ou l’autre d’épuisement. Cela variait de quelques semaines à quelques années selon les capacités physiques des détenus. Les deux types de camps étaient « complémentaires » selon qu’ils servaient une idéologie de la puissance économique ou de la supériorité raciale7.
Voilà pourquoi les deux combats de Camus contre l’enfermement radical et la peine de mort doivent être liés et poursuivis. Ce sont deux manières de faire mourir : l’une est spectaculaire et immédiate ; l’autre est silencieuse et différée. Là où la peine capitale est abolie, gardons-nous de toute célébration naïve : pourquoi se réjouir qu’un État d’Amérique du Nord ait aboli la peine de mort alors qu’il renforce les peines perpétuelles ? Dans la Russie actuelle qui a aboli de facto la peine de mort, sait-on combien d’hommes meurent chaque jour en prison ? Enfermer un homme sans perspective de libération, n’est-ce pas lui signifier « la certitude d’une mort sans espoir » ? L’œil braqué sur l’abolition, nous risquons d’oublier ces hommes qui disparaissent dans la nuit carcérale. Si nous n’avons plus ce meurtre légal qui faisait horreur à Camus, nos peines perpétuelles en sont une grise transposition. Ces peines – que les abolitionnistes du xixe siècle pensaient pires que la mort – font plus que jamais partie de notre monde8. Leur violence froidement administrée n’est pas moins meurtrière. Les bagnes n’offrent plus le spectacle de ces « chiens sans propriétaires » dénoncés par Albert Londres9 mais les peines longues ou perpétuelles font plus que jamais partie de notre arsenal pénal. Jamais la population pénitentiaire n’a été aussi âgée et dégradée. La mortalité a été remplacée par la maladie et les troubles psychiques. La promiscuité carcérale génère des violences sexuelles et physiques que la honte dissimule. Et le suicide est omniprésent dans nos prisons. Nous devons élargir notre refus de la peine de mort à un abolitionnisme plus large qui intègre les peines radicales et leurs conséquences10.
On a su jadis faire du bagne et de la peine capitale un objet de scandale et obtenir leur abolition. Mais comment se scandaliser d’une élimination sans nom ? Ni échafaud, ni spectacle sanglant pour nous effrayer. Nulle voix ne vient porter au regard du public cette violence sourde pour nous alerter. Au contraire, les programmes de construction de nouvelles prisons nous donnent bonne conscience. L’amélioration des conditions de détention garantit un emprisonnement « propre ». Tout est fait pour masquer la destruction des corps et des âmes. Quelle que soit la mort infligée, l’urgence est donc toujours, pour nous, de « sauver les corps ». Un État digne de ce nom doit prendre sa part de responsabilité dès lors qu’il abandonne la société à la pauvreté, à la dislocation du lien social, aux lois du marché. À une justice exemplaire, il faut opposer une justice lucide sur ses limites, des juges conscients de partager avec l’accusé la même humanité et un État capable de faire vivre une société solidaire.
NOTES
1. Lausanne, La Cité, 1958.
2. Seule exception en faveur de Ben Sadok qui a assassiné le vice-président de l’assemblée algérienne, allié de la France, dont l’avocat demande à Camus d’écrire une lettre au Président de la cour d’assises afin qu’il la communique aux jurés après en avoir fait état en audience publique. Ben Sadok sera condamné aux travaux forcés à perpétuité. Lettre du 4 décembre 1957, OC, IV, p. 633.
3. Lettre à Jean Grenier du 21 janvier 1948, Albert Camus-Jean Grenier, Correspondance 1932-1960, 1981, p. 141 ; citée par Ève Morisi (dir.), Albert Camus contre la peine de mort, Gallimard, 2011, p. 109.
4. Réaction de Camus citée par Emmanuel Roblès, Camus frère de soleil, Seuil, 1995, p. 97.
5. Lettre du 29 juillet 1959, in Ève Morisi, op. cit., p. 214.
6. « Ces hommes que l’on raie de l’humanité », Alger Républicain, 1er décembre 1938, OC, I, p. 585 et sq.
7. Germaine Tillion, Ravensbrück, Seuil, 1973, p. 65 sq.
8. Voir Italo Mereu, La Mort comme peine (1982), trad. de l’italien M. Rossi, Larcier, 2012.
9. Albert Londres, Au Bagne, ARLEA, 1997, p. 204.
10. Je me permets de renvoyer sur ce point à Denis Salas, La Justice dévoyée, Critique des utopies sécuritaires, Les Arènes, 2012.