L’impossible trêve civile
(Extraits inédits)

Charles Poncet

Charles Poncet (1909-1995) partage les engagements culturels et politiques de Camus dès les années 1930 ; leur amitié, ensuite, ne se dément pas. Très actif parmi les libéraux d’Algérie, il a raconté ses souvenirs de ce qu’il appelle « L’impossible Trêve civile » dans un document dactylographié de plus de deux cents pages – dont il avait tiré la matière d’un article pour Le Magazine littéraire en 1990. Avant sa mort, il a confié ce document à son ami, l’architecte Roland Simounet, qui était lui aussi un libéral très actif en Algérie.

Aux origines de l’« Appel pour une trêve civile »

[Fin septembre 1955] Louis Miquel est venu m’informer d’un projet qui avait pris corps la veille au cours d’une réunion des « Amis du Théâtre d’expression arabe ». Je ne pourrais aujourd’hui rapporter exactement ses propos s’il ne me les avait rappelés dans une lettre du 21 novembre 1963, alors qu’il était installé à Paris depuis deux ans et qu’à Alger j’avais commencé, puis abandonné, le présent récit que dix-neuf ans plus tard j’espère enfin mener à son terme. Là aussi, je cite sa lettre :

« Mon cher Poncet,

À une réunion des “Amis du Théâtre d’expression arabe”, dans une arrière-salle du Café de la Marsa (dont la famille Ouzegane était propriétaire), sans doute après que nous ayons discuté des plans du théâtre arabe que Simounet et moi-même étudiions pour la Marine, Lebjaoui, qui assistait je crois pour la première fois à une réunion de ce groupement, profita d’une pause dans la discussion pour dire à peu près ceci : “Mes amis, nous discutons de théâtre, ce qui est fort intéressant, mais il se passe en ce moment dans ce pays de graves choses, des gens souffrent et meurent, et un immense fossé est en train de se creuser entre les deux communautés, et un jour il sera peut-être trop tard pour le combler. Dans ces circonstances, je trouve particulièrement émouvante la rencontre, au sein de votre association, de représentants de ces deux communautés, dans un climat d’amitié qui me paraît d’une parfaite sincérité. Pourquoi ne profiterions-nous pas de nos relations presque fraternelles pour essayer de faire quelque chose en faveur du rapprochement des Européens et des Musulmans dans ce pays ?” Ce ne fut sans doute pas dit sous cette forme, mais je crois que c’en est là l’esprit. Il y eut alors un grand silence, car Lebjaoui venait d’aborder un sujet que nous évitions très soigneusement. Mais ensuite, ce fut comme s’il avait brisé une vitre qui nous aurait séparés. »

Pour conclure la relation qu’il me faisait de cette réunion, Miquel avait dit : « On ne peut pas tout laisser aller ainsi. Il faut faire quelque chose. Est-ce que tu serais d’accord ? » Bien sûr que j’étais d’accord. Depuis quelque temps je ressentais moi aussi la nécessité de coordonner les essais sporadiques de groupement des libéraux. « Pourtant, ajouta Miquel, je dois te prévenir qu’Ouzegane participera à notre action. Cela ne te gêne pas ? » Non, ça ne me gênait pas. Puisque cet ancien Secrétaire général du PCA en avait été exclu quelques années auparavant, je n’avais aucune raison de refuser sa collaboration. Il me suffisait de savoir qu’il n’était plus communiste. […]

La première réunion à laquelle Louis Miquel nous convia se rattachait encore, tout provisoirement, à ces « Amis du théâtre d’expression arabe » dont notre groupe était issu.

[Poncet les présente un à un : Émery, Maisonseul, Simounet, René Sintès et sa femme Évelyne ; Amar Ouzegane, Mohamed Lebjaoui, Boualem Moussaoui, Mouloud Amrane.]

Puis nous eûmes, probablement à partir d’octobre 1955, une réunion hebdomadaire à l’Agence de Simounet, chemin Blaise-Pascal. Marquées au début par une certaine circonspection justifiée par la violence croissante des affrontements qui suscitait un pénible climat de suspicion, nos discussions prirent vite un ton de grande confiance. Jusqu’à un certain point néanmoins de la part de nos amis musulmans qui, ne cachant pas leurs sympathies pour le FLN, n’évoquaient jamais leur possible engagement dans ses rangs. Il va de soi que de part et d’autre nous recherchions une approche réaliste du problème dans lequel nous savions que notre destin personnel était engagé. Par-dessus tout, nous nous sentions liés, au-delà de nuances résultant de tempéraments différents et non de divergences de vues, par un sentiment très fort de fraternité. Le racisme nous était par nature étranger au point de faire de nous des a-racistes plutôt que des antiracistes. […]

Nous pensions qu’en nous réunissant ainsi de façon régulière, à condition naturellement d’attirer à nous des sympathisants, nous ferions la démonstration publique de la possibilité non seulement de la coexistence inter-communautaire, mais que celle-ci pourrait se renforcer de liens d’amitié. Nous rêvions, c’est aujourd’hui évident et malgré notre bonne volonté dont nos antécédents politiques témoignaient, et en dépit de notre désir de lucidité, nous ne voyions pas que nous étions en passe de rater le train de l’histoire. Je dirais aujourd’hui pour notre excuse, que les horaires de ce train sont inconnus de tous et qu’à vouloir le prendre on prend aussi un pari. […]

Lebjaoui, bourgeois d’une trentaine d’années à la mine soignée, front dégarni et visage ouvert, faisait preuve dans tous les échanges de vues d’une grande maturité politique et d’une remarquable pondération. Il s’est révélé très vite le véritable animateur du groupe algérien alors qu’Ouzegane se montrait généralement plus réservé. S’il exposait avec fermeté les positions du nationalisme algérien, jamais il ne laissa échapper une parole équivoque qui pût nous blesser ou nous faire croire à de la duplicité. Je suis encore convaincu de sa sincérité lorsqu’il nous assurait que la communauté française aurait en toute hypothèse sa place en Algérie.

Les doutes qui m’effleurèrent le jour où Louis Miquel me rapporta que Lebjaoui faisait de fréquents voyages en France et en Belgique, officiellement pour les besoins de deux magasins qu’il possédait à Alger – doutes que, je dois l’avouer ici, je me suis empressé de dissiper – ne modifièrent ni mon jugement ni mon comportement. Nous admettions tacitement que les Algériens, soucieux de reconquérir leurs droits, avaient forcément une attitude différente de la nôtre, nous qui tentions seulement de sauver les meubles.

Pour ma part, soucieux de vérité – comme si la vérité était le moteur essentiel de la politique ! – je ne dissimulais rien de mes opinions à nos amis musulmans. Je m’efforçais, partant des réalités de l’époque, de défendre la conception d’une Algérie pluraliste et égalitaire, que seul un régime fédéral me semblait en mesure de bâtir. Je tâchais aussi d’infléchir les aspirations à l’indépendance qu’ils exprimaient avec une prudente franchise et dans des termes modérés, en nous répétant que notre communauté conserverait sa place et son rôle dans une Algérie souveraine.

Dans sa revue Conscience maghrébine, Mandouze avait publié l’un des premiers tracts clandestins du FLN qui promettait aux Européens d’Algérie leur accès de plein droit à la nationalité algérienne et une égalité absolue avec la communauté musulmane. Je disais à nos amis que cette perspective était pour nous inacceptable, et que seul pourrait recevoir notre agrément un système fédératif s’exerçant en même temps sur le plan interne en associant deux communautés différentes, et sur le plan externe par des relations institutionnelles avec la France. Ils ne s’y opposaient pas ouvertement, ils se taisaient.

Sauf le jour où je précisai que la Table ronde dont Camus lançait l’idée dans L’Express devait réunir toutes les parties intéressées y compris la minorité de notables algériens qualifiés d’administratifs en raison de leur intégration dans le système colonial et plus méchamment surnommés « Béni-oui-oui » car, disais-je, leurs motivations n’étaient pas forcément toujours lucratives. Certains pouvaient sincèrement considérer qu’il était de l’intérêt de l’Algérie de conserver dans l’avenir une liaison étroite avec la France. À plus forte raison, le MNA de Messali Hadj dont les militants étaient agressés dans la rue par ceux du FLN. C’était aller trop loin pour nos amis musulmans qui opposèrent à ma conception conciliatrice un refus catégorique. Pour eux, les premiers étaient des « collabos » traîtres à leur pays. Quant à Messali, Ouzegane retrouva le mode de pensée et le vocabulaire communiste en excommuniant ce collaborateur « objectif » du colonialisme. […]

Un jour je proposai en réunion de demander à Camus, qui ne tarderait pas à venir à Alger en visite périodique à sa famille, de nous aider à élargir ce que nous espérions voir devenir un vaste mouvement franco-musulman, en participant à un meeting que nous organiserions à cette occasion. L’idée fut unanimement trouvée judicieuse et je fus chargé de la soumettre à Camus. […]

Le 28 décembre, donc quelques jours avant les élections anticipées décidées par le Gouvernement Edgar Faure, Camus me donnait son accord sur la date du 21 janvier pour le meeting dont le projet avait pris corps au cours de réunions plus fréquentes, toujours tenues chez Simounet. À dire vrai, nous n’avions pas une idée très précise de son objet. Ce n’est que le 10 janvier 1956 que Camus a évoqué dans L’Express l’idée d’une trêve civile. Nous ne pouvions donc pas l’avoir prise en compte dans nos préparatifs. Maisonseul avait rédigé un court projet définissant nos objectifs. Je l’avais soumis à Camus qui ne fit qu’une seule réserve : à « Dialogue pour la paix en Algérie », qui, c’était de notre part involontaire, reprenait un slogan du PCF, il proposait de substituer : « Dialogue pour une Algérie pacifique » qui reflétait aussi bien nos intentions, mais qui déplut à nos amis musulmans. Comme souvent dans les cas où politique et sentiment s’accordent mal, on se réfugia dans l’abstention. Puis le 12 janvier alerté par Edmond Brua qui lui demandait de confirmer sa « tournée de conférences », Camus rappelait qu’il fallait s’en tenir à une manifestation de groupe, ajoutant : « Je ne suis pas le prophète de ce royaume en ruine », ce qui exprimait son désarroi, mais nous savions aussi qu’il refusait de désespérer.

Ce désir réitéré de donner à notre entreprise un caractère collectif nous convenait. Mais nos camarades algériens refusaient de prendre la parole en public. Sans en percevoir les raisons profondes, qui devinrent claires pour nous quelques mois plus tard, nous comprenions leur prudence. Quant à nous, ne représentant que nous-mêmes, nous n’y tenions pas non plus. Décidés à nous cantonner dans le domaine apolitique, nous n’avions plus qu’à faire appel aux communautés religieuses, donc aux Églises, dont les représentants interviendraient aux côtés de Camus avant d’organiser un débat public en manière de conclusion. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas d’église dans l’Islam. Serait-il possible de solliciter un uléma ? Par exemple le Cheikh El Okbi que Camus avait défendu dans Alger Républicain au cours de son procès en 1939 ? On y réfléchirait plus tard.

La réunion pour l’Appel s’est finalement tenue le 22 janvier 1956, pour des raisons de salle – que Charles Poncet explique par ailleurs.

Sur l’affaire Maisonseul

Un jour du mois de mai [1956], Miquel m’a appelé au téléphone : Maisonseul désirait nous voir à son bureau du Foyer civique. Nous nous y sommes retrouvés le soir même avec Perrin, Émery et Simounet. Il nous expliqua que, quelques jours auparavant, il avait reçu la visite d’une de ses amies, grande bourgeoise libérale du Maroc. Au moment de le quitter, elle lui avait demandé de remettre une lettre à un avocat arabe algérois. Ce dernier étant absent, Maisonseul n’avait pas laissé la lettre à son cabinet puis, de retour à son bureau, il l’avait décachetée. Il nous l’a lue. Son contenu ne nous a pas semblé d’une importance capitale. Certes, elle contenait des informations sur la situation politique et militaire en Algérie, sur une éventualité de négociations avec le MNA, et elle évoquait également l’action de Ben Barka. Était-ce vraiment compromettant ? Mais qui sait si elle n’était pas codée ? Aussi avons-nous encouragé Maisonseul dans son intention de ne pas la remettre à son destinataire. Nous aurions dû lui conseiller de la brûler.

Quelques jours passèrent, puis la bombe éclata : la police avait trouvé cette lettre au cours d’une perquisition de son bureau, et notre ami était arrêté ! Cela donnait la mesure de l’atmosphère de délation dans laquelle nous commencions à vivre. C’était le dimanche 27 mai. Dès qu’il entendit la nouvelle à la radio, Perrin est venu me l’apprendre à El Biar. En même temps que lui arrivait un condisciple de mon fils, Ghalib Dhilali, aujourd’hui chirurgien à Alger. D’intelligence vive, fortement occidentalisé, ce jeune Algérien qui préférait à toute autre la compagnie de ses amis français, ne dissimulait pas néanmoins sa sympathie pour la cause de la rébellion. Il avait assisté à la réunion du Cercle du Progrès. Alarmé par l’arrestation de Maisonseul, lui aussi venait me prévenir.

Le lendemain soir, Perrin et moi nous sommes retrouvés à l’Agence d’architecture de Miquel et Émery. Ensemble, nous avons rédigé une lettre pour Camus qui était le seul à pouvoir tirer Maisonseul de ce mauvais pas. Nous avons peiné à chercher des termes voilés qui en cas de saisie de la lettre ne pourraient être utilisés par l’accusation, mais pourtant assez clairs pour que Camus soit informé. Nous nous sommes quittés avec le sentiment d’avoir à peu près réussi cette sorte de quadrature du cercle. Avons-nous confié notre lettre à la poste, ou avons-nous choisi une autre voie, je ne m’en souviens plus.

Nous avions raison de compter sur l’aide de Camus. Elle vint, immédiatement, par sa lettre au Monde du 28 mai, qui parut dans le numéro daté du 30. Il ne pouvait donc pas avoir reçu la nôtre. C’est pourquoi sa réaction spontanée exprimait son indignation qu’une action en faveur de la trêve civile entraîne une inculpation. Notre surprise était grande d’apprendre à cette occasion que Guy Mollet avait, un mois auparavant, fait transmettre à Camus « son adhésion personnelle, qu’il qualifiait lui-même de chaleureuse, à l’action de [notre] Comité ». Mais à Alger, nous attendions vainement la convocation de Lacoste, qui n’est jamais venue. L’hypocrisie de ce gouvernement me parut sans limite. Ou alors, Guy Mollet n’était déjà plus obéi à Alger et les craintes de Pierre de Chevigné se révélaient fondées.

Puis il y eut, dans le numéro du Monde des 3-4 juin, un second article sous le titre impératif « Gouvernez ! » où Camus donnait « une semaine après l’arrestation de Jean de Maisonseul », libre cours à son indignation et élargissait sa protestation en mettant en cause la politique du gouvernement. Il terminait par la menace, en forme d’ultimatum, « d’en appeler directement à l’opinion publique et de susciter sa protestation par tous les moyens ». Mais là encore, la défense de notre ami était exclusivement centrée sur la trêve civile.

Je ne doutais pas de l’efficacité de cette mise en demeure. Je savais que les charges dont la justice pouvait faire état se limitaient à la lettre marocaine. Même dans cette époque troublée, qui voyait des autorités jusqu’au-boutistes aidées par une police et une armée farouchement opposées à toute négociation, nous pensions que ce seul chef d’accusation ne pourrait aller très loin. Mais Camus n’ignorait-il pas ce que nous savions à Alger ? Son engagement sur le seul thème de la trêve civile pouvait le faire craindre. Bien sûr, pour moi comme pour tous les amis de Maisonseul, l’essentiel était que ce dernier soit rapidement libéré. J’éprouvais tout de même quelque gêne.

Je devais assister le 9 juin au lancement à Rouen du « Laurent Schiaffino ». Ce hasard heureux allait me permettre de voir Camus puisqu’au retour je devrais m’arrêter à Paris pendant deux ou trois jours. Je l’en ai avisé sans tarder. Voici sa réponse, datée de Paris le 30 mai :

« […] les récents événements m’ont mis hors de moi. Je remue ciel et terre actuellement pour Jean. Je serai le 8 juin à Paris. Téléphone dès ton arrivée à RIC 65 31, ou l’après-midi à mon bureau où je t’attendrai. »

Si ma mémoire est bonne, je n’ai pu toucher Camus quand je suis arrivé à Paris tard dans la soirée du 9 juin. J’ai appelé Robert Namia qui m’a conseillé de passer à L’Express dans la matinée du lendemain. Jean Daniel, qui suivait de près l’affaire Maisonseul serait peut-être en mesure de me donner une information qu’il attendait d’un moment à l’autre.

[Poncet raconte son entrevue du lendemain avec Jean Daniel, qui lui annonce la libération de Maisonseul.]

Je suis ensuite allé chez Gallimard où Camus m’avait entre-temps donné rendez-vous. Nous nous sommes entretenus dans son bureau en présence de Suzanne Agnely, sa secrétaire. Je ne sais plus s’il connaissait déjà la libération de notre ami ou si je la lui ai apprise. Il m’a paru tendu, mais nous avons parlé très librement, comme d’habitude. Il m’a raconté qu’il avait rompu toutes relations avec Guy Mollet et son cabinet, et qu’à défaut de la relaxe qui venait d’intervenir il avait déjà prévu, en accord avec ses amis Monatte et Rosmer, qui publiaient la Révolution prolétarienne, d’organiser une grève générale à Saint-Étienne, où plusieurs syndicats étaient de cette tendance anarcho-syndicaliste.

Enfin il m’a interrogé : « Alors, comment ça s’est passé exactement ? » Je lui ai tout raconté, fidèlement. Il a blêmi. « Comment, Jean a commis une pareille imprudence ? Et vous m’avez laissé m’engager à fond, comme tu as vu, sans rien me dire ? » « Mais nous t’avons écrit le soir même, une lettre que Perrin, Miquel et moi-même avons rédigée ensemble. » Il ne l’avait pas reçue. Il s’est apaisé. Maisonseul était libre, n’avait-il pas lutté pour ça ? Mais je l’avais vu près de la colère.

Cette scène, que jusqu’à présent je n’ai racontée à personne, j’y ai souvent repensé. À chaque fois, je me posais la même question : si Camus avait connu tous les détails de l’affaire, aurait-il eu la même réaction ? Aurait-il engagé son prestige aussi totalement ? Certes, seul Camus aurait pu répondre, et l’idée de l’interroger ne m’a jamais effleuré. Mais j’ai toujours eu le sentiment que la perte de notre lettre fut providentielle. Peut-être avais-je tort et cela demande réflexion. La bouffée d’indignation de Camus pouvait après tout être passagère, épidermique. La très vieille amitié qui le liait à Maisonseul depuis leur adolescence et qui, dans les trois années qui ont suivi jusqu’à sa mort n’a fait que se fortifier sans que jamais il ne fasse allusion à cet incident, aurait sans doute été d’un poids suffisant pour le décider à intervenir. Mais il est sûr, pour qui connaît Camus, son goût de la vérité, son refus inconditionnel du mensonge, fût-ce par la simple dissimulation de la vérité, que son argumentation tout entière dans le procès qu’il faisait au gouvernement aurait été différente. Et parce que je viens à l’instant de relire les deux articles du Monde, je retombe dans la perplexité. Car ce long cri d’indignation contre un déni de justice, la virulente dénonciation de l’arbitraire que constituait l’arrestation de notre ami, sont fondés sur la conviction absolue de son innocence – c’est dit et répété – puisque seule son action en faveur de la trêve civile était en cause. Or, le seul chef d’accusation reposait dans la réalité sur la lettre marocaine. Dès lors, tout le système de défense s’effondrait. On dira que Camus aurait trouvé d’autres arguments. C’est possible, et même probable. Mais ils auraient été tellement moins convaincants ! On pourrait penser que la lettre marocaine ne fut qu’un prétexte. Ce serait simplifier abusivement les choses. J’ai dit plus haut qu’elle ne nous avait pas semblé d’une importance capitale. Mais c’était un point de vue libéral. Trente ans plus tard, si l’on veut analyser la situation lucidement, on ne peut négliger de prendre en compte le point de vue adverse, c’est-à-dire celui du gouvernement de Guy Mollet et de son ministre Robert Lacoste qui s’étaient délibérément alignés sur les thèses des tenants irréductibles de l’Algérie française, partagées par quatre-vingt-quinze pour cent de nos compatriotes pieds-noirs, pour qui le mot négociation était synonyme de trahison. Or la lettre marocaine, on s’en souvient, faisait allusion à Ben Barka, qui animait alors l’opposition révolutionnaire à la monarchie marocaine tout récemment restaurée dans sa souveraineté, et à des négociations avec le MNA. Dans le climat de suspicion engendré par le terrorisme, et par le contre-terrorisme qui semait les premiers germes de ce qui deviendrait l’OAS, avec tout ce que nous savons maintenant sur l’action clandestine de certains groupes libéraux, véritables alliés du FLN, je dois honnêtement convenir que la police avait quelques raisons de nous suspecter. En vérité, nous avons tous en cette affaire fait preuve de légèreté. Et je me dis, à l’issue de mon analyse qui est aussi un examen de conscience, que mon premier sentiment n’était pas faux : oui, en tout état de cause, la perte de notre lettre à Camus fut une circonstance heureuse.

Extraits du témoignage de Charles Poncet, « Camus et l’impossible trêve civile ».

Document appartenant à la collection privée des ayants droit de Roland Simounet.