Germaine Tillion (1907-2008), ethnologue, résistante, s’est passionnée pour l’Algérie, qu’elle connaissait bien. Elle a, comme Camus, dénoncé la misère en Algérie et a partagé avec lui l’ardente volonté de sauver des vies, volonté affirmée aussi bien face au gouvernement français que face au FLN. Son livre L’Algérie en 1957 a certainement influencé Camus pour la rédaction de la partie « Algérie 1958 » de ses Chroniques algériennes, ouvrage qu’elle a d’ailleurs salué. Elle était présente lors de « L’Appel pour une trêve civile ».
Le dimanche 22 janvier 1956 – il y a un peu plus de quatre ans – au centre de la ville d’Alger, dans une petite salle privée aux peintures déteintes, Albert Camus parlait devant huit cents personnes entassées.
Je pouvais identifier sans peine, un à un, autour de moi, la plupart des visages – car la grande Algérie est une petite ville de province où tout le monde se connaît. Je me souviens avoir vu ce jour-là, nombreux, de jeunes musulmans dont je sais qu’ils sont partis ensuite au maquis (et celui-ci est mort, et celui-là, par grand hasard et chance, survit dans une prison, et cet autre on ne sait pas ce qu’il est devenu) ; il y avait aussi des Français de France, et des Français nés sur la terre algérienne – aussi nombreux les uns que les autres, aussi ardemment amicaux pour le peuple frère. De tous ceux qui l’écoutaient ce jour-là, Camus pouvait dire qu’ils vivaient « le malheur algérien comme une tragédie personnelle et ne pouvaient en particulier se réjouir d’aucune mort quelle qu’elle soit… »
Camus parlait d’une fatalité qui existe, mais à laquelle il ne faut pas se résigner : la fatalité du sang qui seul fait avancer l’histoire. Il expliquait pourquoi il avait cherché un terrain d’entente, en dehors de toute politique, et que, devant les larges perspectives qui s’ouvraient à notre siècle – avenir encore inimaginable mais proche – on pouvait peut-être, humblement, demander aux deux armées d’épargner les civils. Rien de plus. L’absurdité navrante de la tragédie algérienne éclatait dans ce fait que, « pour absorber un jour ces perspectives qui ont l’échelle d’un monde, nous devions aujourd’hui nous réunir pauvrement, à quelques-uns, pour demander seulement, sans prétendre encore à rien de plus, que soit épargnée sur un point solitaire du globe une poignée de victimes innocentes… […] »
Dans les vieilles guerres classiques, il existait toujours un ennemi (personnage invisible, ou du moins inconnu) auquel il était facile d’attribuer la somme des vices et des laideurs (il en avait d’ailleurs sa bonne part). Mais dans cette guerre d’Algérie si affreusement intime, l’ennemi est un ancien compagnon de classe et de jeu, avec lequel, après les parties de billes ou de ballon, on a, sur la plage, discuté éperdument de poésie et de métaphysique… Parmi ces jeunes hommes qui combattent durement, il est arrivé que l’un d’eux retrouve après le combat, dans le lot condamné des ennemis capturés, l’ami d’autrefois gravement blessé – et le sauve. Un autre, avec horreur, en inspectant les cadavres du jour, a reconnu trop tard son camarade d’enfance. Plus souvent encore, l’ami, le voisin, a conduit volontairement le traquenard où ils sont morts tels et tels qui lui donnaient leur confiance… Ensuite ce voisin-ennemi a été longuement guetté, cruellement tué… Et entre ces haines poches et poignantes, entre ces amitiés déchirées, d’autres morts, des milliers de morts, ont été coulés comme du mortier entre les dalles… Sous toutes ces histoires, je peux mettre des noms.
Loin des verbiages, dans le réel et le cruel de la vie, des êtres se sont trouvés pris ainsi à l’intersection des courants qui les ont entraînés ensuite d’un côté ou de l’autre ; et, malgré la violence du flot, « des deux côtés, en grand nombre », des combattants n’ont pas voulu tout haïr de l’adversaire ni tout aimer du mal qui lui était fait.
Les hasards intérieurs, les circonstances, poussent certains vers tel parti pris ou telle action ; ils en demeurent responsables – mais il y a bien de l’inexpérience ou une amplitude très courte de l’esprit à détester tout autre choix que celui qu’on a fait.
Le grand écrivain que la France vient de perdre ne cessa de conserver la disponibilité de son cœur et de son temps pour chaque homme qui souffrait, mais au moment le plus confus et le plus noir, il avait brusquement choisi de se taire, et de ne pas apporter sa voix au concert des clameurs.
Il était de ceux que guide un sûr instinct… Et il est vrai que les mots qu’il faut, dits au juste moment, suffisent parfois pour infléchir une fatalité. Un peu plus tôt, un peu plus tard, les mêmes mots ne servent qu’à accroître le bruit.
Il est mort. Et personne aujourd’hui ne peut, à sa place, achever le profil de sa pensée. Peut-être aurait-il participé publiquement à telle juste passion, condamné tel crime, poussé vers telle rive… Peut-être aurait-il attendu que le flot d’horreurs s’arrête, pour aider à relever les ruines du pays dévasté – mais il est mort.
Les douleurs et les haines cesseront, ceux qui ne les oublient pas mourront aussi, et tout passe. Sauf quelques œuvres – terre commune et partagée, patrimoine sans frontière.
Témoignage publié dans la revue Preuves, n° 110, avril 1960, p. 25-27. © DR.