Témoignages
« La plus belle image »
Camus, quand vous le rencontriez à l’extérieur, dans la rue, au café ou dans un restaurant, c’était vraiment le Méditerranéen expansif, avec les tapes sur le ventre ou dans le dos et des choses de ce genre ; il avait la plaisanterie facile. Si vous étiez avec lui en tête-à-tête, c’était autre chose, un autre homme. Un homme qui, en tête-à-tête, était toujours curieux de ce que vous pensiez, et lui-même, une fois que vous engagiez la conversation, je dirais la discussion avec lui, avait tendance à vous prouver quelque chose, et ce n’étaient pas des conversations à bâton rompu, non, le philosophe ressortait chez lui à ce moment-là. Je me souviens très bien m’être trouvé dans ce cas, et le thème était la justice, le mot justice. C’était à Sidi Madani. Nous sommes montés sur les hauteurs boisées : nous logions dans un hôtel transatlantique au fond de la vallée du « Ruisseau des singes ». Nous sommes donc montés d’un mouvement spontané, pour nous isoler, en dehors des conversations. La discussion a tout de suite porté sur la justice. Nous étions en 1948. Je sentais en lui le désir de me convaincre que la justice n’était pas tout. Et moi, avec l’intolérance de la jeunesse – j’étais nettement plus jeune que lui – j’étais un tenant de la justice à tout prix. La conversation a été longue. Je ne pourrais pas vous rapporter les différents arguments que Camus a développés, mais on les connaît aujourd’hui avec le recul du temps et on sait ce qu’il pensait de ces problèmes. […]
Nous nous sommes retrouvés à Alger, en 1950. Il était venu en voiture, une traction avant noire. Il m’a invité à prendre un pot dans un café qui avait sa terrasse presque en face de la faculté d’Alger. Il m’a dit : « On va déjeuner ensemble, mais en dehors d’Alger. » Et où est-ce qu’il me conduit ? À Tipasa. Je ne connaissais pas Tipasa… Je me demande si j’étais tellement curieux des sites : j’étais tellement plongé dans mes pensées, dans mes problèmes. Alors je découvre ce Tipasa qui n’était pas habité ; il n’y avait aucune construction. C’étaient des prairies, mais fleuries !… Il me quitte un instant, entre dans une baraque et revient : c’était un boui-boui où il avait commandé notre déjeuner : un grand poisson préparé à la provençale, c’est-à-dire à la tomate, du persil, peu d’oignons. Et après le déjeuner – c’était ça le plus beau –, nous sommes sortis, le soleil tombait d’aplomb, même si c’était le printemps il y avait des journées où il faisait très chaud en Algérie, et voilà qu’il remarque un mur assez long, vestige d’une ruine romaine, de 60-80 centimètres de hauteur, et voilà que Camus d’un bond, est dessus, et que fait-il ? Il danse tout le long, les bras largement écartés, sans dire un mot. C’est une des plus belles images que je garde de Camus. […]
Mon sentiment à la lecture de ses œuvres, est qu’il y a toutes les caractéristiques, l’originalité, ce qui fait que des œuvres algériennes se distinguent, je ne dis pas qu’elles sont supérieures, mais je dis en quoi elles se distinguent d’autres œuvres d’autres pays, dans ce qu’elles ont de profondément original : à la fois une forme de sensibilité, une forme de sensualité, mais surtout le sens du tragique, qui était très fort chez Camus et qui nous rapproche, nous Algériens, en tant que Méditerranéens, d’une certaine disposition grecque, à l’antique. Il y a ça chez Camus.
Ce côté du tragique en pleine lumière, ensoleillé.
Lors d’une émission sur France-Culture, le 5 mai 1997, Mohammed Dib, interviewé par Salim Jay, évoque Camus.