Albert Camus (prix Nobel de littérature) s’entretient avec des ouvriers du Livre

Robert Proix

Le Correcteur est l’organe du syndicat des correcteurs de Paris et de la région parisienne.

Pouvait-on souhaiter confrontation plus utile que celle de l’homme qui, à nos yeux, représente l’expression la plus haute de la pensée contemporaine et de ceux qui, professionnellement, sont appelés à fabriquer les éléments matériels des œuvres écrites pour les rendre accessibles au public ?

Assistance inaccoutumée où se retrouvaient, avec les correcteurs, venus nombreux, les fédérés de toutes les catégories du Livre et de la presse.

Après que Faucier nous eut exposé le sujet de l’entretien convenu avec Albert Camus, notre camarade Lazarevitch, avec une chaleureuse émotion, fit en quelques mots le plus bel éloge que l’on puisse faire d’un homme en nous disant : « Un fait est simple : nous sommes en présence d’un des rares écrivains qui n’acceptent pas de se laisser corrompre. »

L’ambiance de sympathie ainsi créée, Lazarevitch n’avait plus qu’à nous dire comment, à son avis, devait s’orienter notre prise de contact avec Albert Camus. Il s’agissait, en somme, de poser à notre invité des questions relatives à la liaison nécessaire entre l’écrivain et l’ouvrier du livre, en se gardant le plus possible de toute déviation ou de toute allusion à des choses sur lesquelles Camus préfère garder le silence. Lazarevitch nous proposa un canevas basé sur des faits propres à servir de fil conducteur à notre entretien : 1° nous vivons une période où de multiples obstacles s’opposent à la diffusion de la pensée ; 2° la science et la technique, cependant, ne progressent que grâce à l’imprimerie ; 3°mais la radio est capable de bousculer tous les conformismes, par exemple, en réalisant le miracle de nous faire entendre Camus lisant Caligula et de provoquer ainsi parmi les jeunes auditeurs des échos inattendus. Il est souvent visible que des gens sont fatigués des slogans et des périodes redondantes qui ont pour mission d’endormir le sens critique des foules. Et si, par exemple, la « Literatournaïa gazeta », parlant de Camus et faisant allusion à son Homme révolté, l’appelle « le petit Christ », c’est évidemment dans le but de ridiculiser l’auteur et de déconseiller la lecture de son livre. Mais rien ne nous dit que quelque part, à Vorkouta ou ailleurs, un curieux n’a pas voulu quand même savoir ce que contient le livre et constater jusqu’à quel point on n’en a pas tripatouillé le sens. Quelqu’un aura donc été touché quand même, en dépit des obstacles, et tirera de sa lecture une leçon de conduite. Ainsi, rien n’est en vérité jamais fini, et c’est pourquoi de notre confrontation avec Albert Camus nous devons pouvoir tirer de profitables conclusions.

Et Lazarevitch termine en appelant fraternellement Camus à nous parler selon son cœur et en toute liberté.

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Avec la simplicité qui le caractérise, Albert Camus nous dit son sentiment : il est certain qu’il y a une séparation trop évidente entre les intellectuels et les travailleurs ; et c’est d’autant plus regrettable en ce qui concerne les travailleurs du livre. Tentons de combler cette lacune.

À une première question qui lui est posée à propos des relations entre l’écrivain et les correcteurs, Camus nous assure qu’en ce qui le concerne, il tient compte avec la plus cordiale attention des suggestions qui lui sont faites par le correcteur en matière de sens et de syntaxe, et il précise que, huit fois sur dix, il donne raison au correcteur. Leurs rapports sont donc parfaitement courtois. Mais Camus en profite pour élargir le débat et nous faire à grands traits un tableau de la vie de la vie de l’écrivain en général et de la sienne en particulier. Si parfois il semble se faire tirer l’oreille pour participer à tel meeting, à tel débat, à telle réunion, c’est que son temps est incroyablement minuté et que, d’autre part, il ne conçoit pas d’œuvre valable sans de longues heures de méditation solitaire. Reste ensuite le travail matériel qui consiste à écrire soi-même ou à dicter son ouvrage. Mais il est reconnu qu’un écrivain vit difficilement de ses livres. Il lui faut donc un « second métier » s’il ne consent pas à « vendre » des romans à fort tirage ou des articles alimentaires. Ce second métier l’absorbe pendant des heures et parfois des jours chaque semaine. Et puis il y a le courrier. Camus reçoit en moyenne 400 lettres par mois, auxquelles il tient à répondre. Enfin, auteur dramatique et metteur en scène, il consacre trois mois par an (nuit et jour) au théâtre. Que reste-t-il, après cela, pour la vie privée ? « Et, dit-il, quoi qu’en pensent certains, je ne suis pas un “petit Christ”  ! »

Or, sa mission est de continuer d’écrire et de demeurer en quelque sorte un « commis voyageur d’une attitude de pensée ». Comment, dans ces conditions, maintenir un contact ininterrompu avec l’extérieur, avec le monde du travail ? Comment trouver les moyens de ce contact ? Comment combler le « fossé » (le mot est de Faucier) qui s’est creusé entre le manuel et l’intellectuel ? « J’y vois, dit Camus, un commencement de solution dans la liberté du travail, dans la liberté de la culture. Mais le travail est asservi et l’intellectuel n’a point de liberté. Défendre les droits du travail équivaut à défendre les droits des intellectuels. Quel serait le lieu de rencontre normal des uns et des autres, sinon le syndicat ? Mais le syndicat ouvrier est politisé ; quant à celui des écrivains, il n’existe pas. Comment le susciter ? En appelant les intellectuels, comme vous le faites aujourd’hui, à participer à certains débats en présence de cercles d’études, en recréant des « universités populaires ». Mais où sont les militants, et quels loisirs ont-ils ? Il est évident que les intellectuels se taisent et n’ont aucun contact avec ce que l’on pourrait appeler un mouvement ouvrier… s’il existait. Or il n’y a pas de mouvement ouvrier digne de ce nom. Comment nous insérer dans un mouvement inexistant ? Certes, les problèmes à discuter ne manquent pas, mais où sont les positions d’unanimité à leur égard ? Appelez-nous, provoquez-nous en discussion. Nous ferons ce que nous pourrons.

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À une question sur le « problème ouvrier », Camus convient que c’est là un problème grave, qu’un écrivain ne doit aborder qu’avec circonspection. Il faut se garder de « prendre en charge la condition ouvrière » et de tomber dans les poncifs à la Ilya Ehrenbourg… ou dans le « scoutisme de l’action sociale ». Sans choir dans l’erreur de l’art pour l’art (erreur fondamentale), il sied de traiter certains sujets avec prudence, tout en ne perdant pas de vue que l’on écrit « pour être lu ». La communication, la solidarité avec la société humaine sont nécessaires ; donc, il faut s’adresser au plus grand nombre, sans cesser pour cela de viser à l’œuvre d’art. Comparons, par exemple, un Gide et un Tolstoï. Du premier on peut dire qu’il a aidé à une certaine libération ; mais il est le type même de l’homme de lettres qui n’écrivait pas pour le peuple. Tolstoï, par contre, grand seigneur terrien, a composé une œuvre communicable à tous les hommes et qui garde cependant toutes les qualités de l’œuvre d’art. Si le but de l’écrivain est donc d’écrire « pour le plus grand nombre », il ne doit pas se dissimuler la difficulté que recèlent les exigences de l’œuvre d’art. « Ainsi, dit Camus, quand j’ai composé Les Muets, courte nouvelle qui figure dans L’Exil et
le Royaume
, et qui traite d’une grève dans une tonnellerie algéroise, je me suis senti très inquiet. Je ne pouvais pas perdre de vue que de réussir à décrire une grève, ou plus exactement ses effets, dans un langage communicable, est un travail fort délicat. Puissé-je y avoir tout de même réussi !

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— En tant que journaliste, dit quelqu’un, n’avez-vous pas été gêné par la conjoncture politique et les directives patronales ?

— Il est certain que le fait d’écrire un éditorial entraîne nécessairement à des concessions, tant à l’égard de l’opinion publique que des confrères qui s’expriment dans la même feuille. Cela conduit à en dire plutôt moins que trop. Je n’ai donc jamais été satisfait de : mes travaux de journalistes : 1° parce qu’ils exigent une rapidité d’exécution qui me gêne toujours et qui implique pour moi l’impossibilité à peu près constante de revoir ma pensée ; 2° parce que j’ai horreur d’avoir des ennemis et que la polémique journalistique y conduit invariablement. C’est pour moi une souffrance perpétuelle, car il faut bien convenir que nous sommes ici dans la métropole de la méchanceté, du dénigrement et du mensonge systématiques. Nous vivons constamment dans une conspiration morale, qui rend l’atmosphère de ce pays à peu près irrespirable. Mais comment en sortir ?

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— Un certain nombre d’écrivains plus ou moins influents, dit un autre, sont passablement dogmatiques. N’y a-t-il pas là un danger ?

— Reconnaissons qu’il est difficile de s’exprimer dans un pays comme le nôtre qui, dans la période historique où nous sommes, présente des signes aigus de décadence dont la caractéristique principale est une sorte d’atomisation. Ou nous ressentons vivement notre solitude et l’impossibilité où nous sommes de nous rattacher à quelque chose : foi, amour, société ; ou nous nous donnons l’illusion de l’appartenance à une idéologie quelconque. Dans cette position, pour certains, il n’y avait plus de problèmes. Les problèmes sont revenus après le rapport du XXe congrès… Ce qui me paraît évident, c’est que nous sommes tous fatigués, les Français en général et les écrivains en particulier. Cela se voit à la mauvaise humeur des Parisiens et au désespoir du solitaire… Mais à quoi nous rattacher ? Il fut un temps où la morale ou la chrétienté, offrait aux hommes une certaine cohérence. Aujourd’hui, quelle forme de gouvernement ou quelle idéologie serait-elle susceptible de nous rassembler… Ainsi, l’attitude de nombreux écrivains français reflète-t-elle l’attitude de tout le monde. Essayons de nous réunir dans l’espérance que tout cela peut se modifier. Efforçons-nous à l’honnêteté et sachons ne pas mentir en tant qu’écrivains.

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À ce désarroi, à cette faillite des esprits, Aubrée voit comme causes principales le divorce entre la civilisation technique et le mouvement ouvrier, l’extrême centralisation des pouvoirs et l’irresponsabilité qui en découle.

— Il y a là coïncidence de deux explications. Or, à la faveur de la révolution industrielle, deux courants se sont manifestés dans le monde ouvrier : le premier, socialiste révolutionnaire (proudhonien et populiste) a été brisé par l’Histoire. Le second, socialiste centraliste et césarien, ne parvient pas à équilibrer les conquêtes de la technique. Mais la lutte entre socialisme libertaire et socialisme césarien n’est pas terminée et il ne peut y avoir de compromission du premier à l’égard de l’autre… On peut nous proposer en exemple le socialisme scandinave, qui est une savante articulation des organismes syndicaux et patronaux. Là, en effet, l’autonomie syndicale est complète et à l’intérieur du syndicat, il est possible de maintenir toutes les valeurs de liberté… Disons-nous, en tout cas, que les révolutions avec mitrailleuses au coin des rues sont finies.

— Mais, observe Aubrée, la technocratie et les recherches actuelles en dehors des possibilités libertaires ne tendent-elles pas à renforcer le gouvernement des hommes ?

— C’est bien pourquoi une reconnaissance du mouvement syndicaliste apolitique est indispensable. Par elle seulement se fera la formation des élites de direction à l’intérieur de la classe ouvrière, car le manque de cadres provient essentiellement de la politisation du mouvement syndical. Le problème : faire des hommes, par le syndicat.

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Faisant apparemment diversion, Lazarevitch demande à Camus quel a été l’accueil réservé à sa nouvelle Les Muets, dont il nous a parlé précédemment. « Il n’y a pas eu, dit Camus, une seule lettre de travailleur, et aucune revue ouvrière n’a demandé l’autorisation de reproduire ce texte. Quant au livre lui-même, on se rend compte qu’il ne s’est pas vendu dans les milieux ouvriers. Cela tient à ce que les livres coûtent trop cher. »

— Et votre pièce, Les Justes, n’a pas eu grande résonance. À quoi cela tient-il ? Elle abordait cependant de vastes problèmes humains puisqu’elle retraçait un épisode de la lutte révolutionnaire de 1905.

— C’est que le théâtre, comme le livre, est trop cher et d’autre part, c’est encore là une manifestation de cette fatigue de toute la nation dont nous parlions il y a quelques instants.

— Mais, dit quelqu’un, le cirque et le music-hall, dont les places sont très chères, font quand même salle comble, et l’on y voit beaucoup de familles ouvrières.

— Je m’en voudrais de faire le moindre reproche dans ce sens à des travailleurs, qui, fatigués de leur semaine, ont bien le droit de rechercher quelque distraction…

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Un camarade fait observer qu’il est bien difficile pour un salarié de la base de choisir une ligne de conduite, en présence de l’attitude de ce qu’on appelle « la gauche intellectuelle », plus acharnée à lutter contre le marxisme que contre le capitalisme.

— Personnellement, dit Camus, je refuse énergiquement d’être considéré comme un « guide de la classe ouvrière ». C’est un honneur que je décline. Je suis toujours dans l’incertitude et j’ai constamment besoin d’être éclairé. Il est trop facile vraiment de décider d’un cabinet de travail ce que doit faire le salarié. Les problèmes se posent pour nous tous. Si j’ai été communiste, je n’ai jamais été marxiste. Certes le marxisme est une méthode critique des mystifications bourgeoises toujours acceptable, comme est acceptable toute pensée ou doctrine féconde. Mais redoutons le schéma marxiste, sans pour cela tomber dans une apologie quelconque du capitalisme. La société capitaliste n’est plus ce qu’elle était au xixe siècle. Mais peut-on dire de la société qui se qualifie de socialiste qu’elle répond à sa définition première ? Gardons précieusement les acquis de l’une et de l’autre, mais refusons les mystifications.

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Ainsi s’achève notre entretien, Albert Camus, appelé par des obligations multiples, ne pouvant nous accorder davantage de son temps.

Mais, comme le souligne Lazarevitch, cette grande heure de discussion n’aura pas été perdue, et il faut souhaiter que semblable expérience ne soit pas sans lendemain.

Robert Proix, « Albert Camus (prix Nobel de littérature) s’entretient avec des ouvriers du Livre », Le Correcteur, janvier 1958, n° 43, p. 3.