Rencontre du 13 juillet 1954

Roger Quilliot

Rencontre du 13 juillet 1954 avec Albert Camus

Même cadre qu’à l’habitude, rue Sébastien-Bottin. Des malles contre le mur où sont rangés les livres et les revues. Camus doit partir deux ou trois jours plus tard.

Il répond rapidement à mes questions (cf. annotation de ma lettre du 8)1.

Me confie d’abord des revues : Existence, Archives de la Peste, Empédocle.

De la présentation de la revue Rivages, il n’a plus de souvenirs. Me renvoie à Charlot ou à la Bibliothèque nationale.

S’étonne que l’interview des Nouvelles littéraires du 10 mai 1951 ne soit pas dans les dossiers. La considère comme importante.

Me confie de suite sa préface à l’édition allemande de René Char. Considère « Les Silences de Paris » comme peu importants. Il a utilisé pour cela d’authentiques montages de radio et a composé un canevas qui les lie. Travail de pure actualité, sur laquelle il ne tient pas à s’étendre (je constate généralement la même réserve sur tout ce qui touche la Résistance). Il semble que la déception ait été trop grande pour lui et que sans rien renier de cette époque, il aspire à s’en dégager comme d’un poids ou d’une gêne, difficilement définissable.

La Révolte dans les Asturies est un travail d’équipe (quatre ou cinq). Il ne peut guère dire qu’une seule chose : le chœur est de lui. Pour le reste, il apprécie toujours le travail en équipe, malgré les difficultés et les échecs. J’évoque L’État de siège : il me dit à nouveau sa tendresse pour cette pièce, précisément à cause de l’atmosphère dans laquelle elle fut composée par lui-même et par Barrault.

Il doit m’expédier tout cela ainsi que la préface aux poésies de René Leynaud.

Caligula a bien été écrite en 1938, donc sa première pièce de théâtre. Elle n’a pas été réécrite. Camus n’y a ajouté que la scène du Patricien dénonciateur pour souligner le maître thème du « suicide supérieur ». Pour le reste, un certain nombre d’adaptations ont été faites à la scène même, comme il arrive d’ordinaire2.

L’Étranger est bien antérieur au Mythe [de Sisyphe]. Il fut terminé avant la débâcle. C’est une œuvre de la « drôle de guerre ». Le Mythe fut rédigé après, sous le coup de la défaite. Mais les deux ouvrages étaient en chantier depuis un moment, et concurremment. Il me précise d’ailleurs que La Peste avait été aussi conçue dès avant la guerre. Ce qui confirme bien l’unité de ses œuvres. Je le note. Il constate alors que beaucoup de critiques n’ont jamais tenu compte des renvois que chacune de ses œuvres comporte. Sorte de chaîne, ou plus exactement de tronc commun où les œuvres viendraient à maturité quand l’historien les réclame. Il insistera ultérieurement sur cette conformité de l’idée, du thème et des événements (et ce, à propos de son futur nouveau roman sur Le Premier homme).

Cette fois, Camus a visiblement envie de parler. Il m’invite à me rasseoir et je l’interroge alors sur ses projets. Il y a six mois, me dit-il, qu’il ne travaille pas. Il a de multiples ennuis : santé de sa femme, soins à donner à ses enfants et… ici, il tourne court. La fois dernière déjà, il s’était plaint de circonstances extérieures qui lui rendaient le travail difficile.

Il semble que sa difficulté d’écrire l’agace et l’inquiète. Il se demande s’il ne se produit pas un certain tarissement de son œuvre qui serait un tournant : quarante ans ! on aimerait l’enterrer, le confiner dans quelques chroniques. Il n’y tient nullement ; il se sent encore bien vivant ; il a l’impression que quelque chose se passe en lui et que ses prochaines œuvres ne prendront pas exactement le cours qu’il avait prévu pour elles. C’est pourquoi il est assez heureux du travail d’ensemble que je prépare sur lui : une manière de faire le point de l’extérieur ; une sorte de bilan avec jugement de valeur.

Les projets étaient jusqu’ici : les nouvelles [L’Exil et le Royaume], dont deux sont écrites. Elles devraient paraître à la fin de l’année. Un roman sur le « premier homme », un homme sans passé, tel que l’histoire et ses cataclysmes nous en offrent aujourd’hui (j’avais déjà signalé « l’homme naturel » dans L’Étranger). Il y a bien chez Camus une double hantise, délivrée de morale, par-delà le bien et le mal, et de la morale nécessaire à l’action en société.

Ensuite sur le plan théâtre (Camus souligne lui-même qu’il travaille toujours sur un triple plan) un Don Juan, mâtiné de Faust, un peu dans la lignée de personnage qu’étudie le Mythe ; et une adaptation des Possédés déjà entamée.

Enfin un essai sur l’Amour (titre non fixé, le terme amour lui paraissant dévalorisé) composé par aphorismes à la manière de Nietzsche, philosophico-poétique et dans un esprit nietzschéen. Le paradoxe étant de retrouver la mesure dans un livre consacré à la démesure. Mais au fond, n’est-ce pas ce qu’il a toujours plus ou moins fait, procédant par contraste dans la recherche de l’équilibre ?

Mais Camus s’inquiète du moralisme qu’on lui reproche. Je ne sais si le portrait que j’ai fait de Vigny3 ne l’a pas un peu touché. Il me dit d’ailleurs que c’est ce genre de critique qui l’exaspère, précisément dans la mesure où il en sent la justesse partielle. On l’a fait passer pour vertueux. Il en a assez de cette réputation. Certes, il est un honnête homme, qui ne vole ni n’abuse la confiance de personne. Mais il n’aime pas la vertu pour elle-même. Le plus souvent, il n’est vertueux que par orgueil, non par devoir (se sentirait-il prisonnier d’un personnage qu’on lui a composé ?). La vertu fut, pour lui, la suite de la résistance, « explosion vertueuse ». Alors il fallut juger, classer, opposer bien et mal. Il a assez de ce manichéisme et aimerait retrouver la complexité de l’existence. Ce serait d’ailleurs la ligne de son nouvel essai : partir des valeurs établies par la révolte, et après s’être élevé aux conséquences logiques, les frotter à l’expérience concrète, les diluer dans la richesse sensuelle de la vie quotidienne. (Je crois que je n’avais pas tort de parler de Montaigne en fin d’essai.)

Ce n’est pas qu’il entende se « dégager ». Au fond, c’est avec Rambert qu’il se trouve à nouveau en accord instinctif – et nullement avec Tarrou, ce qu’il était facile de pressentir. Ainsi pense-t-il qu’avec L’Été la boucle qui partait de Noces est bouclée.

C’est maintenant à L’Envers et l’endroit qu’il revient, comme l’indiquait sa préface. À L’Envers et l’endroit, c’est-à-dire son adolescence laborieuse et joyeuse à la fois, à l’humilité de ses origines, aux silences las de sa mère.

Je lui fais, à ce propos, remarquer qu’on n’a pas souligné, à mon avis, ce que le langage de L’Étranger devait à celui de sa mère. Langage sans intérêt à première vue, indifférent quant au fond et pourtant riche de tendresse et d’attention incommuniquées. Je le compare à celui de nos mineurs, accroupis contre le mur de leurs corons et qui n’échangent après le travail que des propos rares et sans conséquences. Langage ou plutôt silence meublé de lassitude. Pensée élémentaire, au sortir d’une activité, être pas prisonnier. La formule tue et Camus veut vivre. Il redoute particulièrement toute falsification : c’est ainsi que j’en viens à lui parler d’Isabelle Rivière4. (Une réflexion sur le milieu, inévitablement abusif, me permet de noter combien il est méfiant et finalement inquiet : peur d’être accaparé, vocation de solitaire.)

Nous sautons de là à Mauriac, et Camus me dit alors : « Il a fait le pari d’arriver à la charité sans passer par la générosité ; il est méchant, foncièrement méchant. »

Article tiré de Albert Camus 18, « La réception de l’œuvre de Camus en URSS et en RDA », Lettres modernes, Minard, 1999, p. 111-115. © DR. Ce compte rendu a été établi à la suite d’une rencontre au temps où l’auteur préparait son premier ouvrage La Mer et les prisons : essai sur Albert Camus, Gallimard, 1956 (NdA).

NOTES

1. J’avoue ne plus posséder cette lettre.

2. À ce propos, on trouvera d’utiles précisions dans : Caligula. Version de 1941 suivi de « La Poétique du premier Caligula », A. James Arnold éd. (Cahier Albert Camus, IV, p. 121-189). Ce travail d’adaptation peut aussi être suivi en consultant les copies au carbone de deux tapuscrits de Caligula déposé à la Bibliothèque de recherche de l’Université de Floride, le premier datant de 1938 ou 1939 (« Caligula ou le Joueur »), le second de février 1941 comportant d’importantes corrections manuscrites faites par l’auteur. Voir le Bulletin d’information de la Société des Études camusiennes, no 37, mai 1995, p. 21-23. Dans le passé, les critiques ont renvoyé à ces états intermédiaires de la pièce en les appelant « manuscrits Brée » parce qu’ils appartenaient, jusqu’en 1995, à Germaine Brée (Ndlr).

3. Dans un ensemble de conférences consacrées à l’absurde, j’avais écrit un chapitre sur Vigny et le sentiment de l’absurde où je soulignais ses préoccupations « vertueuses ».

4. Notamment à propos du traitement abusif qu’elle avait fait subir à À la trace de Dieu et Aimée.