L’intérêt de la collection de Ferdinand Bertholet, autant ou même plus que ce qu’elle révèle sur l’érotisme chinois – quelques positions, la présence fréquente d’un voyeur sous forme d’une servante, etc. –, est qu’elle dévoile un aspect négligé de la peinture chinoise, et il a fallu ce thème particulier dans l’histoire de l’art pour lui redonner une place importante. Ce sont des peintures érotiques par leur sujet, mais certainement pas par leur style. La représentation du corps humain est d’une platitude décevante, faute sans doute d’une tradition du nu dans la peinture chinoise et non parce que les peintres ignoraient le rendu des volumes par le jeu de la lumière. Ces corps donnent souvent l’impression de baudruches gonflées parce que les lignes ne rendent pas les détails des contours. Les situations sont érotiques, mais jamais leur rendu pictural. Les peintures les plus tardives, assez grossières, sans doute l’équivalent à l’époque des photos qu’on vendra sous le manteau, n’ont aucun intérêt artistique ; elles ne sont que curieuses et amusantes. Par contre, celles de la fin des Ming, qu’elles soient des originaux ou d’excellentes copies – différence qui ne vaut que pour celui qui attache plus de valeur à la signature qu’à la qualité esthétique –, sont remarquables. Le paradoxe, c’est que, si n’était leur sujet érotique, elles n’auraient jamais eu droit à ce qu’un ouvrage comme celui-ci leur soit consacré. C’est tout un style chinois qui est injustement méprisé, mais il y a une raison.
Il existe deux sortes de peintures chinoises : celles des lettrés et celles des professionnels. Celles des lettrés sont le plus souvent seulement à l’encre de Chine, sans couleurs. Les sujets favoris sont des bambous, des branches de prunus, des pins, des pierres, une barque de pêcheur sur une rivière qui coule, un lettré assis à l’ombre. Le traitement s’apparente plus à un croquis, même si c’est un croquis très minutieux. Ce sont des formes dont il existe des répertoires qu’il suffit de copier, par exemple le recueil du Jardin grand comme un grain de moutarde. Cet art est directement issu de la calligraphie, comme si chaque élément était un pictogramme particulièrement réaliste. Puisque tout lettré pratiquait la calligraphie, s’il était un peu doué il devenait facilement peintre dans ce style. Il existe plusieurs styles en calligraphie : suivant l’un, chaque caractère s’inscrit dans un carré, chaque trait est soigneusement détaché ; et suivant l’autre, à l’opposé, l’extravagance du dessin fait de traits qui s’enchaînent rend la lecture très difficile, sauf pour quelques spécialistes. Ce deuxième style est regardé un peu comme une peinture abstraite sans que la plupart de ceux qui l’admirent soient capables de déchiffrer ce qui est écrit. Il permet de jeter de la poudre aux yeux et seuls quelques connaisseurs qui en ont une longue pratique peuvent en discerner le souffle sous-jacent. Les peintures de lettrés sont issues de ce deuxième style et, comme elles n’ont pas un rapport direct avec la réalité, on peut toujours les défendre en faisant passer la maladresse pour de l’audace ou de l’originalité, car ici le critère n’est pas le réalisme. Elles sont trop subtiles pour être raisonnablement appréciées par qui n’a pas une profonde connaissance de cet art. Les peintures des professionnels sont le plus souvent anonymes, car ces artistes se considéraient comme des artisans. Or, comme les philistins, en Chine et en Occident, veulent acquérir une signature plutôt qu’un tableau pour se sentir rassurés dans leur investissement, et comme les critiques emboîtent souvent le pas des marchands, cette peinture est négligée, d’autant plus que son réalisme n’est pas dans l’air du temps. Pourtant cette technique, où toute maladresse devient apparente et où la moindre erreur ne pardonne pas – surtout qu’il s’agit d’une peinture à l’eau qu’on ne peut corriger comme la peinture à l’huile –, a des qualités propres qui vont bien au-delà de la ressemblance. Ces peintures ont au moins deux qualités : leurs couleurs, d’une part, obtenues à partir de minéraux broyés et de plantes, montrent une somptuosité rehaussée par leur juxtaposition savante ; leurs sujets, d’autre part, car elles sont les seules capables de donner une transposition picturale de l’art de vivre chinois, qui ne se limite pas aux plaisirs érotiques, mais inclut les jardins, les maisons, les intérieurs, les vêtements des personnages, les paysages, qui invitent à la promenade et à la vie retirée dans la nature. Dans le cas des peintures érotiques, il faut garder à l’esprit que ce sont des illustrations d’histoires ou de poèmes, souvent la reprise de gravures qui illustraient le texte imprimé. C’est sans doute pourquoi les deux séries de peintures du Pavillon de l’aile ouest sont une copie fidèle l’une de l’autre, mais dans un style très différent, car toutes deux se voulaient la transposition picturale de xylographies. Il serait d’ailleurs intéressant de confronter gravures et peintures d’une même scène, ce qui est possible dans le cas du Jin Ping Mei et du Pavillon de l’aile ouest ; apparaîtrait ainsi le caractère particulier des peintures érotiques, où les personnages tiennent une place beaucoup plus importante dans le décor que lorsqu’il s’agit d’un autre sujet.
Il ne s’agit pas de donner des prix d’excellence – nous ne sommes plus à l’école – ni de se lancer dans des querelles futiles pour défendre l’un ou l’autre style. On dira seulement qu’ils ont chacun produit des chefs-d’œuvre comme des œuvres médiocres. On regrettera aussi qu’il ait fallu l’attrait du thème érotique pour que le public occidental voie enfin, rassemblés ici en un volume, de beaux exemples de la peinture chinoise de professionnels. Certains lecteurs achèteront ce livre parce qu’il contient des peintures érotiques, et c’est bien, car ils y trouveront un aspect de la culture chinoise. En prime, ils découvriront un style de peintures chinoises dont ils n’auront vu dans les histoires de l’art qu’une ou deux reproductions, souvent accompagnées d’un commentaire assez méprisant.