Une attirance de prime jeunesse

Lorsque j’étais tout jeune encore, j’avais à peine cinq ans, mes parents m’ont emmené dans un restaurant chinois du centre d’Amsterdam. Je me rappelle encore très bien à quel point je fus impressionné : les bois laqués de rouge, les dragons pleins d’écailles, la lumière diffuse et chaude des lanternes, puis surtout les peintures à l’huile, énormes, suspendues des deux côtés du mur. Pour la première fois, ce jour-là, j’entrais en contact avec une atmosphère étrange, qui n’avait quasiment rien en commun avec l’environnement de mon enfance.

Cette visite n’allait heureusement pas être la dernière. Au cours des années suivantes, mon père a régulièrement amené toute la famille dans ce même restaurant. C’était chaque fois une fête. Il faut dire que, dans les années cinquante, dîner en ville était un luxe et l’aspect exotique renforçait encore le côté sensationnel de la chose.

Tout doucement, je me suis accoutumé aux peintures féeriques accrochées aux murs. Elles montraient des paysages mystérieux aux pavillons silencieux, des étangs couverts de nénuphars en fleur et des montagnes pointues, enveloppées de brume légère.

Né en centre-ville, je n’étais pas habitué à la nature. Plus tard j’ai déménagé avec ma famille vers un faubourg. Le paysage là-bas était défiguré, les arbres abattus et des régions entières remblayées de sable. Tout était sacrifié sur l’autel des nouvelles routes et des nouveaux bâtiments. Je trouvais froid le décor de mes jeunes années, rébarbatif et sans une once de romantisme.

Petit, déjà, j’aimais dessiner. Chaque jour, je gribouillais sur des pages entières, avec une prédilection pour toutes sortes de représentations imaginaires et historiques. Dans mon esprit, il ne faisait aucun doute que je voulais devenir un artiste. Outre le sentiment agréable de création, c’était peut-être aussi une manière d’échapper à la grisaille quotidienne. Comme beaucoup de garçons de mon âge, je collectionnais les coquillages, les pièces de monnaie, les timbres ou les images à coller. Parfois aussi, il m’arrivait de chercher des ossements dans les dunes.

Au cours de mes études à l’Académie royale des beaux-arts d’Amsterdam, j’ai découvert dans une librairie la publication de Michel Beurdeley, Jeux des nuages et de la pluie. J’ai été profondément impressionné par la beauté des illustrations. Les peintures de la collection de C. T. Loo, surtout, m’ont vivement inspiré. La force décorative, l’utilisation raffinée des couleurs et les équilibres harmonieux ont très vite influencé mon propre travail.

Acheter le livre était un luxe que je ne pouvais malheureusement pas me permettre à l’époque. Je suis donc retourné assez souvent à la librairie pour étudier chaque illustration par le menu et mémoriser une foule de détails. Je n’ai acquis le livre que bien plus tard, à l’occasion de soldes.

Au cours de la seconde moitié des années soixante-dix, j’ai tenté de gagner ma vie en tant que peintre libre et indépendant. Ce n’était pas toujours facile. Un jour, pourtant, j’ai eu la chance de vendre deux toiles en même temps, et me suis retrouvé avec une somme rondelette entre les mains. Je n’ai pas réfléchi longtemps : j’ai pris tout l’argent et j’ai réservé un voyage vers l’Extrême-Orient.

Lors de mon séjour dans divers pays asiatiques, je suis tombé sous le charme de cette culture si différente, des gens, du climat et de la nature, bien que, là aussi, le progrès occidental eût déjà entamé son travail de destruction.

En chemin, j’ai croisé en de nombreux endroits une multitude de choses inhabituelles et intéressantes. Après quelques mois de voyage, je suis rentré à la maison avec six valises pleines à craquer de batiks indonésiens, de costumes aux couleurs vives utilisés dans l’opéra chinois, d’étoffes de temples taoïstes et de kimonos pour jeunes mariées japonaises. Tout l’argent englouti, il a bien fallu que je fasse une sélection parmi cette montagne d’objets et la mette rapidement en vente. L’enthousiasme pour ce genre de marchandises exotiques s’est révélé tel qu’en quelques jours à peine j’avais récupéré la somme de départ. Ce succès imprévu m’a offert tout à coup l’occasion unique d’accomplir enfin les longs voyages dont je rêvais.