Adeline Grand-Clément et Sarah Rey
Le poison a-t-il été, au cours de l’histoire, un moyen d’action typiquement féminin car il permet, à la différence du poignard et autres armes « conventionnelles » utilisées par les hommes, d’agir dans l’ombre ? C’est ce que suggère un ouvrage récent consacré aux figures d’empoisonneuses, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours: « Le poison, par sa discrétion, sa facilité d’exécution, son efficacité pour qui sait l’employer, sa façon de faire planer le doute malgré de forts soupçons de crime, en fait l’arme favorite des femmes plutôt que des hommes[351]. » Le constat émis par l’auteur possède un caractère généralisant. Il semble faire écho aux propos tenus par Médée, dans la tragédie éponyme d’Euripide représentée à Athènes en 431 av. J.-C. Au moment de décider de la façon dont elle va se venger de Jason, l’héroïne hésite, puis choisit finalement la solution qu’elle estime la plus efficace et simple : « le mieux est de suivre la voie directe, celle où nous sommes surtout savantes (sophoi), de les [= Créuse et son père Créon] vaincre par les drogues (pharmaka)[352]. » L’idée d’une expertise des femmes en matière de poisons semble partagée dans le monde romain : selon Pline, on avait coutume de considérer l’art des « sortilèges/poisons et des herbes magiques » (veneficiis et herbis) comme une « science féminine » (feminarum scientiam)[353]. Pour étayer cette assertion, le polygraphe cite ensuite le nom de Médée, comme étant l’archétype de la sorcière/magicienne.
L’usage du poison apparaîtrait comme une spécialité des femmes : il serait à la fois le signe de leur faiblesse dans des sociétés dirigées par les hommes et un instrument de lutte contre cette domination masculine[354]. Pourtant, dans une étude récente, Franck Collard a montré que l’usage du poison dans les hautes sphères du pouvoir a pu être le fait de personnes des deux sexes[355]. L’auteur a certes relevé à plusieurs reprises le rôle capital joué par les femmes dans certaines affaires d’empoisonnement à caractère politique, mais on peut se demander si une telle vision n’est pas le fruit d’un filtre déformant dû aux auteurs anciens et modernes. En effet, Franck Collard a repéré dans le témoignage des historiens gréco-romains l’existence de schémas narratifs qui témoignent de la force des représentations collectives associant poison, univers féminin et passion amoureuse. Cet imaginaire (masculin) est alimenté par les mythes : « dans les récits mythologiques grecs, l’empoisonneuse est souvent une reine qui, en fusion avec les forces de la nature qui commandent son métabolisme (les cycles menstruels en seraient la preuve), maîtrise l’art des venins et l’emploie à des fins politiques non exemptes de pulsions passionnelles[356]. » Pourquoi une reine, serait-on tenté de demander ? Sans doute parce qu’elle incarne, sur le plan mythique, le modèle de la femme proche des milieux du pouvoir.
Nous nous proposons de revenir sur les modalités de cette association entre femmes, poisons et pouvoir, telle qu’elle est culturellement construite chez les Grecs et les Romains. On essaiera de comprendre le rôle joué par la tradition historiographique, qui a puisé dans la mythologie, matière particulièrement malléable et qui fonctionne « comme un paradigme explicatif du monde[357] ». Nous nous demanderons notamment si les empoisonneuses qui ont laissé leur nom dans l’histoire, depuis l’Antiquité, pour des raisons politiques, peuvent apparaître comme les héritières de figures mythologiques de magiciennes, au premier rang desquelles figure Médée. Le passage de Pline le montre : la fille du roi de Colchide constitue la première « empoisonneuse » célèbre et inaugure en quelque sorte une longue série de reines vénéneuses. Elle est bien connue des Grecs et des Romains et a continué à stimuler l’imaginaire moderne et contemporain. Nous tenterons donc de déterminer dans quelle mesure le prototype médéen a pu orienter le traitement de cas historiques chez les auteurs anciens. Pour cela, nous nous limiterons à examiner deux figures bien connues qui permettent de mettre en regard monde grec et monde romain : Olympias et Livie. Les deux femmes ont en commun d’avoir été mêlées de très près au pouvoir personnel (royal ou impérial), au point d’avoir été considérées par la tradition historiographique comme des intrigantes. Il s’agira d’analyser la trace qu’elles ont laissée dans la mémoire collective en revenant sur les origines de la mauvaise réputation dont elles sont créditées.
La richesse du mythe de Médée et les multiples réinterprétations dont il a fait l’objet depuis l’Antiquité ont donné lieu à de nombreuses études[358]. On trouve des éléments plus ou moins développés chez différents auteurs grecs et romains : Pindare, Euripide, Apollonios de Rhodes, Diodore de Sicile, ou encore Sénèque, Ovide et bien d’autres se sont emparés du mythe et ont contribué à le façonner. Ils livrent ainsi une image kaleïdoscopique de la magicienne de Colchide et de ses pérégrinations[359]. Mais tous se rejoignent sur le fait qu’elle excelle dans l’art de manipuler les pharmaka, à savoir des « drogues », aussi bien remèdes que poisons. Les Grecs désignaient en effet par le terme de pharmakon tout produit actif, possédant des vertus puissantes, qu’elles soient curatives ou nocives, et qui nécessitait la mise en œuvre d’un protocole spécifique, pris en charge par des experts. Il en est venu à désigner tout type de sortilèges et entretient ainsi un lien étroit avec, d’une part, le domaine médical et, d’autre part, la magie[360]. On peut voir dans le latin medicamentum une sorte d’équivalent, auquel viennent s’ajouter venenum et veneficium, davantage connotés négativement, et sur lesquels nous reviendrons plus bas[361].
Médée polupharmakos[362] s’apparente en cela à d’autres déesses ou
héroïnes grecques, notamment Circé et Hélène. Il existe cependant
des différences dans la nature des drogues et philtres utilisés.
Circé ne tue pas, elle se borne à métamorphoser les hommes en
pourceaux avec sa baguette[363] ; quant à Hélène, elle manipule des pharmaka dont elle a
appris le secret en Égypte et qui permettent de provoquer l’oubli
et d’adoucir la peine[364]. La palette dont use Médée en fonction
des contextes est autrement plus variée : si certaines drogues
sont des antidotes efficaces, d’autres s’avèrent extrêmement
dangereuses, voire mortelles, et peuvent être considérées comme
des poisons. Diodore rapporte que Médée est fille d’une reine
magicienne, Hécate, qui empoisonnait les étrangers avec de
l’aconit, la situant ainsi au début d’une longue série de
souveraines vénéneuses[365]. Mais au départ, à la différence de sa
mère Hécate et de sa sœur Circé, elle n’utilise ses connaissances
des plantes que pour venir en secours aux étrangers, précise
Diodore. Ses pharmaka permettent aussi
d’opérer des métamorphoses, de rajeunir, ou encore d’immuniser :
elle met notamment ses talents au service du
héros dont elle
tombe éperdument amoureuse, Jason. Et ce n’est que lorsqu’elle
veut se venger de la trahison de son époux, qui s’apprête à s’unir
à la fille du roi de Corinthe, qu’elle recourt à des poisons pour
éliminer sa rivale ou encore lorsqu’elle cherche à s’en prendre à
Thésée, le fils d’Égée, roi d’Athènes. Comment procède-t-elle,
dans ces cas-là ? Elle recourt à l’outillage canonique de la
sorcière/magicienne antique, car elle utilise les herbes qu’elle a
récoltées et qu’elle conserve dans une boîte, en manipulant
coupes, chaudrons, vêtements, autant d’objets associés aux
activités traditionnellement dévolues aux femmes grecques dans le
cadre domestique[366].
Ovide fournit par exemple une longue description de la préparation des medicamenta dans un chaudron, pour rajeunir Eson : Médée s’apparente ici à une cuisinière[367]. Lorsqu’elle tente d’empoisonner Thésée, « elle compose un mélange où elle fait entrer l’aconit qu’elle avait jadis rapporté avec elle des bords de la Scythie[368] ». Mais sa tentative échoue et elle doit fuir[369]. Plutarque, dans sa Vie de Thésée, mentionne l’épisode, et signale que le poison était dilué dans une coupe[370]. Le parallèle entre les venins médéens et la cuisine se fait plus explicite dans le Pseudolus de Plaute, pièce qui renferme la plus ancienne référence à Médée de toute la littérature latine. Le riche Ballio a loué les services d’un cuisinier pour célébrer son anniversaire, et ce dernier lui vante les vertus des mets qu’il sait préparer. Il prétend qu’ils donnent à celui qui les ingère le pouvoir de vivre centenaire, et se compare alors à Médée :
« Avec ce que tu absorberas de ma cuisine, je ferai de toi ce que Médée fit jadis du vieux Pélias, qu’elle mit en fricassée, dit-on, et par ses drogues et ses poisons (medicamento et suis venenis), de vieux qu’il était elle rendit jouvenceau tout derechef. J’en ferai de même avec toi[371]. »
L’affirmation rappelle un passage des Préceptes de santé, dans lequel Plutarque met en garde contre l’action perverse des cuisiniers qui corrompent la nourriture et la compare aux pratiques malfaisantes des femmes, expertes dans l’art de manier des philtres et dont les hommes doivent se méfier :
« Les mets frugaux maintiennent l’appétit dans les limites de la nature, tandis que l’art des cuisiniers et de leurs aides, et “tous ces petits plats habiles et ces friandises si épicées” comme dit le poète comique, repoussent toujours plus loin les bornes du plaisir et s’écartent de l’utile. Je ne sais comment il se fait que, n’éprouvant que dégoût et aversion pour les femmes qui combinent philtres et enchantements (philtra mèkhanôntai kai goèteias) contre leur mari, nous laissons des serviteurs à gages et des esclaves user, ou peu s’en faut, de sortilèges et de drogues pour nos aliments et nos plats (manganeuein kai pharmattein)[372]. »
Les drogues de Médée ne finissent pas toutes dans des chaudrons pour être ingérées, elles se présentent aussi sous la forme d’onguents. C’est par exemple une crème confectionnée avec l’« herbe de Prométhée » que Médée fournit à Jason comme moyen de résister au terrible troupeau du roi de Colchide[373], et c’est un autre produit, toxique cette fois, qui lui sert à enduire le peplos destiné à Créuse[374].
Si le lien entre Médée et les poisons est avéré – mais, nous l’avons vu, doit être nuancé car les produits qu’elle utilise sont tantôt bénéfiques tantôt maléfiques – qu’en est-il de l’implication de la magicienne dans le domaine politique ? Elle est plus difficile à saisir. Michel Briand estime que « les drogues, dans leur ambivalence, lui sont surtout utiles face à la domination masculine[375] ». En fait, c’est surtout Euripide qui a donné une coloration politique au mythe de Médée. Dans sa tragédie éponyme, en effet, on trouve des allusions à l’ambition, aux rapports de domination et au pouvoir royal. Jason explique par exemple à Médée qu’il a décidé d’épouser la fille du souverain de Corinthe pour assurer un certain statut à leurs enfants. Et quid de Médée elle-même ? Certes, elle ne veut pas devenir reine (rappelons cependant qu’elle est fille du roi de Cochide), mais le fait de vouloir rester à Corinthe, et donc de refuser de se plier à la décision de Créon, qui souhaite la chasser, en fait une femme forte, « virile », pour reprendre le mot de Sénèque[376]. Euripide ajoute que la décision de Créon serait dûe à ce qu’elle aurait offensé les souverains/tyrans de la cité (turannous). Médée apparaît ici comme une dissidente qui refuse de se soumettre à l’autorité masculine. On trouve dans la Vie de Thésée de Plutarque un portrait encore différent qui la présente davantage sous les traits d’une intrigante. L’épisode se déroule à Athènes : Médée, qui a fui Corinthe, exerce une influence sur le roi Égée. Le retour de Thésée, héritier légitime, effraie la Colchidienne, qui convainc le souverain d’empoisonner le jeune homme lors d’un banquet. Mais la découverte de la véritable identité du héros par son père fait échouer la machination tramée par Médée, et la coupe contenant le poison est finalement renversée[377].
Ce rapide survol des sources concernant Médée montre qu’il ne s’agit pas au départ d’une figure mythique détestée : d’abord déesse, puis princesse ou reine, elle se présente davantage comme une magicienne aux multiples ressources que comme une empoisonneuse avide de pouvoir. En fait, les auteurs anciens soulignent que Médée est elle-même une victime : Apollonios de Rhodes évoque l’action d’Aphrodite qui a envoûté la Colchidienne, en la faisant tomber éperdument amoureuse de Jason. Le verbe employé par le poète est précisément pharmassein : le désir érotique, la passion constituent des drogues redoutables, contre lesquelles il n’existe pas d’antidote[378]. Le lien entre poisons, sortilèges et séduction est d’ailleurs palpable dans le vocabulaire latin : les mots venenum et veneficium viendraient de Vénus. Les poisons sont avant tout des philtres d’amour, la drogue de Vénus par excellence[379]. Et par une sorte de raccourci, c’est la beauté féminine elle-même qui peut être vénéneuse, comme l’affirme Plutarque, dans les Préceptes de mariage. Le moraliste rapporte une anecdote, qui met en scène deux des nombreuses épouses du roi Philippe II de Macédoine :
« Le roi Philippe était épris d’une Thessalienne qu’on accusait d’agir sur lui par des philtres. Olympias s’empressa de la faire saisir et remettre en son pouvoir. Mais lorsque la femme se présenta à sa vue, qu’elle lui apparut d’une beauté remarquable tout en lui parlant non sans noblesse et intelligence : “Adieu, les calomnies (diabolai), dit Olympias. Tes pharmaka, tu les portes en toi-même”. Ainsi donc une épouse légitime devient-elle une force invincible si, après avoir placé en elle tous les avantages : dot, naissance, pharmaka et la ceinture même d’Aphrodite, elle s’assure par son caractère et sa vertu la tendresse de son mari[380]. »
L’anecdote est révélatrice des schèmes de représentation gréco-romains. On y trouve la confirmation du lien puissant qui unit pharmaka et magie amoureuse. On y apprend aussi que la Thessalie est un lieu réputé pour ses pharmaka, comme la Colchide[381] : l’image de la magicienne/sorcière thessalienne revient souvent dans les sources gréco-romaines[382]. Le témoignage de Plutarque permet en outre de percevoir la force de la rumeur publique, qui véhicule le stéréotype d’une forme de toxicité propre aux femmes. On peut imaginer que la figure polymorphe de Médée, qui a évolué au cours du temps et s’est adaptée à de nouveaux contextes politiques, a pu contribuer à renforcer l’association entre femmes, poisons et sortilèges, vengeance sournoise, jalousie et passion amoureuse. La vague de procès de femmes accusées de sorcellerie pour des motifs de jalousie qui semble avoir frappé Athènes au ive siècle av. J.-C. en serait une manifestation éclatante[383]. On citera le cas du plaidoyer attribué à Antiphon : une certaine Clytemnestre est accusée d’avoir cherché à empoisonner sa rivale[384]. Que le procès ait eu lieu ou soit fictif, le nom de la femme convoque immédiatement l’image d’une souveraine mythique, la royale épouse d’Agamemnon qui usait, elle, de moyens plus expéditifs et sanglants, plus « virils », serait-on tenté de dire. Mais l’anecdote de Plutarque nous oriente aussi vers une autre reine, peut-être héritière de Médée : Olympias.
Olympias (vers 375-316 av. J.-C.), femme de Philippe II et mère d’Alexandre le grand, est l’une des premières figures connues de reine ayant exercé une forme de pouvoir dans le monde grec[385]. C’est sans doute ce qui explique qu’elle a laissé une image défavorable dans la tradition historiographique, celle d’une femme cruelle, colérique et ambitieuse. Fille du roi d’Épire, elle a épousé Philippe II en 357 et donné naissance à Alexandre l’année suivante. Elle a sans doute participé à la gestion des affaires du royaume, mais c’est surtout à la mort de son époux, puis de son fils, que ses ambitions politiques se seraient révélées. Elle n’aurait pas hésité à employer tous les moyens disponibles – y compris, mais pas seulement, le poison – pour se débarrasser des rivaux potentiels. La polygamie de Philippe II, qui a eu au moins sept épouses différentes, créait en effet une situation délicate. Olympias n’était que la quatrième épouse, et en 337, lorsque Philippe II épouse sa dernière femme, Cléopâtre, une noble macédonienne, Olympias décide de se retirer en Épire. Elle ne revient qu’en 336, au moment de la mort de son époux. Et quand Alexandre part en Asie, en 334, elle participe à la gestion des affaires du royaume, ce qui génère un conflit avec le régent Antipater. S’ensuit en 331 une seconde période d’exil en Épire, qu’elle gouverne au nom d’un de ses petits-fils. Les querelles de succession qui naissent à la mort d’Alexandre lui donnent l’occasion d’intervenir à nouveau, en faveur de son petit-fils Alexandre, qu’elle préfère à l’autre héritier désigné, Philippe III Arrhidée. La mort d’Antipater, son principal opposant, en 319, lui laisse l’espoir de devenir régente au nom d’Alexandre IV. Mais elle se heurte à Adea-Eurydice, et en 317, ce sont deux armées dirigées par des femmes qui s’affrontent. La victoire remportée par Olympias n’est que temporaire. Elle perd ensuite le soutien des Macédoniens et doit se rendre à Cassandre, le fils d’Antipater, après le siège de Pydna, en 316. Elle est alors condamnée après un simulacre de jugement et finit égorgée par ses adversaires[386] : une mort très masculine en somme.
Elizabeth Carney a consacré une biographie à la « mère d’Alexandre » (le titre choisi est significatif en soi : Olympias ne nous est connue que par rapport à Alexandre)[387]. L’auteur a finement analysé le processus de construction de l’image par les différents auteurs, en rapport avec leurs projets d’écriture. Tous ont été plus ou moins fortement influencés par la propagande orchestrée contre elle par Antipater et son fils Cassandre. Ainsi, Diodore rapporte la crainte éprouvée par les Macédoniens à l’idée d’être soumis à l’autorité d’une femme, lorsqu’il évoque l’épisode sanglant de 317. Il souligne la cruauté du traitement que la reine a réservé à Eurydice et son époux Arrhidée, d’abord enfermés dans une geôle étroite, puis condamnés, l’un à être transpercé de flèches, l’autre à choisir elle-même l’instrument de sa mort : le poignard, le poison ou la corde. Eurydice opte pour la pendaison. Diodore ajoute que le comportement excessif d’Olympias justifia l’avis qu’Antipater avait donné aux Macédoniens de ne jamais admettre de femme sur leur trône[388]. Justin, qui livre une vision encore plus radicale, l’accuse d’avoir perverti les relations sociales, en agissant « comme une femme » plutôt que comme un dirigeant politique[389]. Selon lui, elle serait même impliquée dans l’assassinat de son mari. Mais c’est Plutarque qui établit explicitement un lien entre Olympias et le poison. Dans sa Vie d’Alexandre, il brosse un portrait assez noir de la reine, même s’il présente l’union entre Philippe et Olympias comme un mariage d’amour. En fait, très vite, la relation entre les époux se serait détériorée. Olympias serait devenue une « femme jalouse et colérique[390] ». On ne peut manquer de songer à Médée, car Plutarque évoque la rage de la reine au moment du dernier mariage de Philippe II, avec Cléopâtre. Mais surtout, il explique que le roi se méfiait de son épouse :
« On vit aussi, pendant qu’Olympias dormait, un serpent étendu auprès d’elle ; et l’on prétend que ce fut surtout cette vision qui refroidit l’amour et les témoignages de tendresse de Philippe, qui depuis n’alla plus si souvent passer la nuit avec elle ; soit qu’il craignît de sa part quelques maléfices (mageias) ou quelques pharmaka de femme, soit que par respect il s’éloignât de sa couche, qu’il croyait occupée par un être supérieur[391]. »
Plutarque rapporte ici deux traditions différentes destinées à expliquer la raison pour laquelle Philippe II délaissait la couche de sa quatrième épouse. Il ne tranche pas, mais la première explication atteste l’existence d’une rumeur présentant Olympias comme une magicienne/empoisonneuse : elle détenait en tous cas une forme de pouvoir étrange et occulte. Le fait est confirmé par un autre passage de Plutarque. À la fin de son œuvre, le moraliste rapporte la tradition selon laquelle Olympias aurait usé de pharmaka pour écarter Arrhidée du pouvoir et assurer à Alexandre d’hériter du trône de Macédoine :
« Arrhidée [...] fils de Philinna, femme obscure et commune. Arrhidée était faible d’esprit à cause d’une maladie qu’il avait eue, mais qui ne lui était point venue naturellement ou par hasard : on affirme même qu’étant enfant, il montrait un caractère aimable et noble mais que, par la suite, Olympias lui fit prendre des pharmaka qui altérèrent son tempérament et troublèrent sa raison[392]. »
Un soupçon pèse sur Olympias, même si Plutarque ne semble pas cautionner la rumeur[393]. On ignore la nature des pharmaka censés avoir été employés, mais il ne pouvait s’agir dans ce cas de poisons mortels : l’objectif était simplement d’égarer la raison du jeune adolescent. Daniel Ogden propose de rapprocher ces pharmaka des formules de malédiction et imprécations que l’on a retrouvées sur des tablettes de défixion[394].
Quoi qu’il en soit, s’il est peu probable qu’Olympias ait eu grand chose à voir avec les déficiences mentales d’Arrhidée, l’existence même de soupçons et de rumeurs mérite en soi d’être considérée. Elizabeth Carney propose de replacer l’allégation diffamatoire dans le contexte de rivalité qui a dû exister entre Olympias et la Philinna, la troisième épouse de Philippe II et la mère d’Arrhidée[395]. Des rumeurs d’empoisonnement, d’envoûtement ou de pratiques magiques ont en effet aussi circulé sur cette dernière, comme en témoigne l’accusation d’être de basse extraction, que l’on trouve chez Plutarque et d’autres auteurs[396]. Sa région d’origine a dû contribuer à forger cette mauvaise réputation : elle venait de Thessalie, une région connue pour ses pharmaka, nous l’avons dit.
Mais justement, d’où Olympias tirait-elle sa connaissance supposée des poisons et des sortilèges ? De son origine géographique, également. En effet, Plutarque prend soin de souligner à plusieurs reprises qu’Olympias venait d’une contrée barbare : c’était une étrangère, comme Médée. L’Épire était perçue comme un lieu aussi exotique que la Colchide : Élien signale que c’est une région réputée pour ses pharmaka[397]. Dans un autre passage de son œuvre, Plutarque établit d’ailleurs un lien explicite entre l’origine barbare d’Olympias, ses compétences « magiques » et la peur que semblait éprouver Philippe II à son égard, en l’accusant de pratiques religieuses déviantes, teintées d’orphisme et de dionysisme[398]. Le moraliste, soucieux de défendre la religion publique « officielle », dépeint en effet la reine comme une dévote de Dionysos, échevelée et entourée de serpents :
« Olympias, étant plus ardente que d’autres à rechercher l’extase et se laissant emporter de façon plus barbare aux délires inspirés, traînait avec elle dans les cérémonies bacchiques de grands serpents apprivoisés qui se glissaient souvent hors du lierre et des vans mystiques pour s’enrouler autour des thyrses et des couronnes de femmes, ce qui terrifiait les hommes[399]. »
La sulfureuse Olympias fait peur à la gent masculine, elle est du côté de l’excès. La référence aux serpents mérite d’être relevée. On connaît en effet le lien que ces animaux entretenaient dans l’imaginaire antique avec la magie et le poison[400]. Il faut ajouter que, dans le cas d’Olympias, la figure du serpent se colore d’une signification particulière, car elle peut faire référence au mythe des origines divines d’Alexandre popularisé dès l’époque hellénistique par le Roman d’Alexandre du pseudo-Callisthène[401].
Les serpents nous ramènent aussi à la magicienne de Colchide. Olympias est dépeinte comme une Barbare qui a ramené de son pays des moyens d’action « non-conventionnels » ainsi que des pratiques religieuses étranges, susceptibles de pervertir la société. On retrouve également, comme dans le mythe de Médée, le motif de la jalousie face à une rivale, mais il prend une dimension nouvelle dans un contexte politique. Cela rejoint l’observation d’Elizabeth Carney : les accusations d’empoisonnement à l’encontre des femmes émergent souvent dans un contexte de rivalité entre elles – un type de configuration que favorisent les systèmes polygamiques –, au point que viennent souvent s’y greffer des connotations sexuelles[402]. Dans le cas d’Olympias toutefois, ce n’est point la question de la compétition amoureuse ni la peur de l’abandon qui est en jeu, c’est plutôt que l’amour maternel se double d’ambitions politiques clairement affichées. Olympias veut mettre son fils sur le trône et on la croit prête à tout pour parvenir à ses fins.
L’image de l’intrigante qui use de tous les expédients possibles, y compris le poison, a connu une large postérité : Olympias inaugure en cela la lignée des souveraines hellénistiques créditées d’une mauvaise réputation. Le pouvoir croissant des femmes au sein des dynasties antigonides, lagides ou séleucides a contribué à alimenter une peur masculine de la violence privée des femmes, qui se manifeste par des accusations de sorcellerie et d’empoisonnement[403]. Et l’on constate que de tels préjugés ont la vie dure : ainsi peut-on lire, sous la plume d’Auguste Bouché-Leclercq, dans son Histoire des Séleucides, que « les reines ne reculaient devant aucun obstacle pour transformer leur quenouille en sceptre[404] ».
L’histoire politique du poison commence à Rome avec les femmes [405] , si l’on en croit Tite-Live, qui parle à ce sujet de muliebri fraude : il raconte qu’en 331 av. J.-C., des matrones habiles en veneficia se seraient rendues coupables d’une vague inexpliquée de mortalité. L’historien prend cependant un peu de distance avec la rumeur et ne précise point si le mobile était d’ordre politique. Il signale néanmoins le caractère public de l’affaire, puisque « nul empoisonnement (uenenum) avant ce jour n’avait encore été jugé dans Rome [406] ». C’est l’implication de patriciennes, issues de puissantes gentes, qui explique sans doute le scandale : elles seraient coupables d’attenter à l’ordre social, alors qu’elles devraient en être les garantes. Une vingtaine d’épouses de haut rang sont d’abord mises en cause, puis le phénomène prend de l’ampleur, dépassant la centaine d’accusées.
En vérité on constate que ce sont les climats de crises politiques et religieuses qui sont propices à la naissance de rumeurs accusant des femmes d’empoisonnement [407] . Tite Live rapporte par exemple le bruit selon lequel Quarta Hostilia aurait, en 180, empoisonné son mari, le consul C. Calpurnius, dans l’intention d’élever au consulat son fils né d’un premier mariage. L’affaire continue d’obéir aux mêmes schémas narratifs [408] : les femmes qui manient le poison ont surtout le tort d’approcher de trop près les sphères du pouvoir, strictement réservées aux hommes. Bien sûr, il existe aussi des hommes versés dans le veneficium, mais ils sont minoritaires et semblent moins redoutables [409] . Depuis les temps républicains, le féminin aurait donc quelque chose de « toxique », et cette image se renforce peut-être sous l’Empire, avec des exemples marquants de « femmes fortes » comme Agrippine la jeune. Mais intéressons-nous à la première de la série, Livie (58 av. J.-C.-29 ap. J.-C.), l’épouse d’Auguste et la mère de Tibère.
Tacite est l’un des premiers à dresser un réquisitoire contre Livie empoisonneuse. Ses récits comportent de forts partis-pris : preque aucun membre de la famille des Julio-Claudiens ne trouve grâce à ses yeux. Ainsi, on ne doit pas s’étonner de rencontrer, au premier livre des Annales, une vision peu flatteuse de l’épouse d’Auguste qui, comme toutes les femmes, se laisse trop facilement convaincre par une rumeur, alors que s’achève le règne de son mari. L’action se déroule en 14 ap. J.-C. :
« La santé d’Auguste commence à empirer, et certains soupçonnaient son épouse d’un crime (scelus). Car le bruit (rumor) s’était répandu que, peu de mois auparavant, Auguste, après avoir choisi quelques confidents et pris pour seul compagnon Fabius Maximus, s’était rendu à Planasie pour voir Agrippa [Postumus] ; il y aurait eu là bien des larmes de part et d’autres et des marques d’affection, d’où l’espoir que le jeune homme serait rendu aux pénates de son aïeul. Ce secret aurait été dévoilé par Maximus à son épouse Marcia, et par elle à Livie. [Auguste] l’aurait su, et, Maximus s’étant éteint peu après d’une mort peut-être provoquée, on aurait entendu à ses funérailles les gémissements de Marcia, s’accusant d’avoir causé la perte de son mari [410] . »
Cette histoire met en scène le rôle supposé pernicieux des femmes : une des tantes d’Auguste, Marcia, qui ne sait se taire, aurait sa part dans le crime imputé à Livie. La nature du scelus en question n’est d’ailleurs pas précisée, mais simplement suggérée. Pour les besoins de sa démonstration (la fin de la Res publica libre équivaut au mal absolu), Tacite ne rappelle pas que, sa vie durant, l’empereur n’a jamais été bien portant : Auguste est un éternel malade, qui craint le froid, le chaud, les repas trop chargés et les voyages [411] . Finalement, sa mort à l’âge très vénérable de soixante-quinze ans est plutôt étonnante.
Ce qui irrite Tacite dans cet épisode, c’est la forte présence de Livie aux côtés de son mari jusqu’à ses dernières heures et dans la conduite même des affaires de l’État. Elle n’occupe nullement la place dévolue aux femmes dans l’idéal, très viril, des Romains : elle n’est pas en retrait. Tout le règne d’Auguste tend à prouver que Livie est une impératrice au sens plein du terme, n’hésitant pas à tenir les rênes du pouvoir. Des bustes à son effigie fleurissent dans l’ensemble de l’Empire. Elle reçoit de son vivant un bel hommage « architectural » dans la Ville, avec la porticus Liviae. Elle est associée aux premières formes de culte impérial. Quand s’instaure une politique de retour aux valeurs traditionnelles accompagnée d’encouragements à la natalité, on veut même faire d’elle une matrone hors de pair.
C’est justement là, selon Tacite, que le bât blesse : dans ce caractère matronal (et maternel) manqué. L’empoisonnement d’Auguste aurait été fomenté pour éviter que Tibère, fils de Livie, candidat à la succession, ne soit évincé in extremis par Agrippa Postumus. En définitive, un « sens » débridé et dévoyé de la maternité soutiendrait la thèse du veneficium. Par là, Tacite montre qu’il n’arrive pas à se détacher de certains stéréotypes : toute créature de sexe féminin est avant tout une mère. Pour cette femme à présent âgée (elle a soixante-douze ans), tuer pour protéger sa progéniture entre encore dans le champ des possibles, alors qu’empoisonner son mari pour favoriser un amant n’est plus concevable. Ainsi, Livie devient l’incarnation de la mauvaise mère, ou de la mauvaise Romaine, c’est tout comme : après avoir établi à son encontre une liste de méfaits et d’erreurs politiques, Tacite cisèle une de ces formules qu’il affectionne et qui insiste sur ce point : « Livie, mère fatale à la république, marâtre fatale à la maison des Césars » (Liuia, grauis in rem publicam mater, grauis domui Caesarum nouerca) [412] . Qui plus est, la mort d’un autre prétendant au trône, Marcellus [413] , quelques années plus tôt, lui reviendrait déjà, tout comme celles des petits-fils d’Auguste [414] . Derrière cette image d’une Livie prête à tout, Tacite laisse entendre qu’une bonne matrone n’outrepasse pas son rôle : elle se tient dans l’ombre de son mari et ne décide rien le concernant.
Se révélant piètre matrona, Livie commet de plus une faute religieuse, alors même qu’elle est censée agir en modèle de piété, elle qui a été pourvue, en 35 av. J.-C., de l’immense privilège juridique de sacrosanctitas [415] . Au reste, les empoisonneuses pratiquent souvent la religio de façon déviante ; elles tombent dans les dérives superstitieuses et la magie (nous avons vu que c’était le cas dans le monde grec). Tout recours au poison subvertit l’ordre moral et religieux. Si Livie a osé se débarrasser de son mari, alors on peut l’accuser de troubler la concordia qui unit les dieux et les hommes et régit le cours du monde. Un peu plus tard, on ne s’étonne pas de voir Lépida, la petite-fille du triumvir Lépide, s’adonner tout à la fois à l’astrologie, à l’adultère et aux poisons [416] . Cette tache infâmante du veneficium, Livie se la voit infliger parmi d’autres chefs d’accusation [417] . En effet, Suétone la dépeint en femme voluptueuse, qui se laisse aller à toutes les débauches [418] . Elle est de surcroît mauvaise conseillère politique, elle qui encourage l’octroi de la citoyenneté romaine sans la prudence de rigueur [419] . Elle aggrave son cas en ne donnant pas d’enfant à Auguste [420] : nouvelle illustration de l’équation qui unit l’excès (ou le défaut) de maternité à l’empoisonnement. En cela, les philtres abortifs constituent un venin tout à la fois individuel et social [421] .
Par un effet de contamination historique à rebours, Livie est la préfiguration d’une autre impératrice diabolique : Agrippine, mère abusive elle aussi, qui empoisonne son mari Claude pour s’assurer que son fils Néron règnera [422] . Dans ce cas, un faisceau de preuves accable l’épouse criminelle. Bien que connaissant le mythe de Médée [423] , Tacite ne le rapproche pas des « cas » Livie et Agrippine. Malgré tout, de l’une à l’autre il crée, volontairement ou non, une généalogie de souveraines perverses, qui enfreignent leur bon droit afin de créer une dynastie aux ramifications meurtrières.
Dans la version plus dépassionnée de Dion Cassius, écrite une centaine d’années après Tacite, la haine des Julio-Claudiens s’est atténuée, et le pouvoir de nuisance attribué à Livie est sujet à caution. La mort d’Auguste devient presque ici un drame de la diététique, à la saison des figues. On imagine bien l’empereur se contenter, pour tout repas [424] , de quelques fruits cueillis sur sa propriété de Nole :
« Auguste donc succomba à la maladie, et Livie fut soupçonnée d’être l’auteur de sa mort, parce qu’il était allé en secret voir Agrippa dans son île, et semblait tout disposé à une réconciliation. Craignant, dit-on, qu’Auguste ne rappelât Agrippa pour lui donner la monarchie, elle enduit de poison (pharmakô ekhrise) des figues encore pendantes à des arbres, où Auguste avait l’habitude de les cueillir de sa propre main ; elle mangea les fruits qui n’étaient pas enduits, et lui présenta ceux qui étaient empoisonnés (ta pepharmagmena). Soit pour cette raison, soit pour une autre, Auguste, étant tombé malade, convoqua ses amis [425] . »
Ces figues empoisonnées rappellent peut-être à Dion Cassius un assassinat plus récent, celui de Motilenus, préfet du prétoire, par l’empereur Commode [426] . Elles s’inscrivent sur la carte des mets susceptibles d’être contaminés par des philtres dangereux, aux côtés des champignons ou des huîtres [427] par exemple : des produits qui possèdent déjà en eux-mêmes un potentiel toxique et qui peuvent être servis à peine transformés par des épouses mal intentionnées. Les écrivains qui relatent les empoisonnements interfamiliaux semblent dénoncer de concert les femmes et ces aliments comme participant d’un même ensemble « naturel » nocif. En réalité, la cuisine romaine proprement dite représente plutôt une prérogative masculine. Pour libérer les matrones de ces tâches répétitives [428] , mais aussi peut-être pour éviter quelques manipulations criminelles, le cuisinier (coquus ou cocus) est souvent un homme, comme en témoigne du reste le passage des Préceptes de santé de Plutarque cité plus haut. Il en va de même du goûteur, qui devient progressivement une figure familière du personnel de cour. Le collège des praegustatores s’organise en plusieurs étapes au cours du ier siècle ap. J.-C. [429] .
Au bout du compte, Dion Cassius doute de la culpabilité de Livie, mais ne renonce pas à rapporter la tradition hostile à la première impératrice. Flétrir la mémoire de Livie, c’est, chez lui comme chez d’autres historiens, l’accuser de ruse (dolus) et d’empoisonnement, et finalement se laisser convaincre par la rumeur.
La confrontation de trois figures d’« empoisonneuses » bien distinctes – Médée, Olympias et Livie – telles que nous les présentent les auteurs grecs et romains, a permis d’établir plusieurs points. Il apparaît d’abord que la ligne de partage entre empoisonnement, pharmacopée, magie, ruse, pratiques religieuses déviantes est plus que ténue dans l’imaginaire des Anciens. On constate en outre que les drogues ne sont que l’une des armes auxquelles peuvent recourir ces trois « femmes fortes », et que ces produits toxiques ne sont pas exclusivement dirigés contre les hommes. Le poison n’apparaît donc nullement comme un instrument de la guerre des sexes. On pourrait même ajouter que les intentions maléfiques prêtées à Olympias et à Livie ne sont pas intrinsèquement liées à une prétendue « nature féminine » : c’est plutôt leur qualité de mère qui les pousserait à agir de manière vénéneuse. C’est en effet pour leur progéniture qu’elles convoitent les plus hautes fonctions politiques.
L’analyse a également mis en lumière le rôle primordial joué par la rumeur publique [430] . Qu’elle ait été ou non relayée, voire amplifiée par la tradition historiographique, ce sont bien au départ des « bruits » qui ont contribué à forger la mauvaise réputation d’Olympias et de Livie, et ce de leur vivant. On pourrait ajouter que l’accusation d’être des empoisonneuses n’est que l’une des facettes de cette mala fama. Ni Livie ni même Olympias ne sont de véritables spécialistes du poison, comme le sera par exemple Locuste, dont Néron et Agrippine s’assureront les services. Quant à la question de savoir si le mythe de Médée a servi à alimenter les rumeurs diffamatoires, il faut avouer que la réponse n’est pas assurée. Si Olympias semble hériter de quelques caractéristiques médéennes, la situation paraît différente pour Livie. Il est donc clair que l’on ne peut établir de lien génétique entre ces trois portraits de femmes. On peut toutefois y voir autant de reflets du rapport dynamique et complexe qui se tisse et se recompose au fil du temps, dans l’imaginaire des Grecs et des Romains, entre femmes, poisons et pouvoir.
. B. de Castelbajac, Histoires d’empoisonneuses d’hier à aujourd’hui, Paris, Michel de Maule, 2010, p. 9.
. Euripide, Médée, 384-385. Signalons que les éditeurs du texte ne sont pas d’accord sur la manière d’interpréter le pronom à la troisième personne du pluriel : s’agit-il de Médée ou des femmes en général ?
. Pline, Histoire Naturelle, XXV, 5, 10. Sur le lien entre femmes et poison dans l’imaginaire romain, cf. S. Currie, “Poisonous Women and Unnatural History in Roman Culture”, M. Wyke (dir.), Parchments of Gender. Deciphering the Bodies of Antiquity, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 147-167.
. Idée développée dans M. Hallissy, Venomous Woman : Fear of the Female in Literature, Westport, Greenwood Press, 1990.
. F. Collard, Pouvoir et poison. Histoire d’un crime politique de l’Antiquité à nos jours, Paris, Seuil, 2007.
. Ibid., p. 19.
. Formule empruntée à Ph. Borgeaud dans la préface de Diodore de Sicile, Mythologie des Grecs. Bibliothèque Historique. Livre IV, Paris, Les Belles Lettres 1997, p. 12.
0. Voir par exemple les études rassemblées dans H. Bartel et A. Simon (éd.), Unbinding Medea, Interdisciplinary Approaches to a Classical Myth from Antiquity to the 21st Century, Londres, Legenda, 2010. Voir aussi A. Wygant,Medea, Magic and Modernity in France, Stage and Histories 1553-1797,Aldershot and Burlington, Ashgate, 2007.
0. Cf. l’étude de M. Briand dans ce volume, ainsi que E. Backe, Of Metis and Magic.The Conceptual Transformations of Circe and Medea in Ancient Greek Poetry, Phd supervised by D. Scourfield, National University of Ireland, Maynooth, 2006.
. Cf. D. Ogden, “A war of witches at the court of Philip II ?”, Ancient Macedonia/Archaia Makedonia 7, Thessalonique, université de Thessalonique, 2007, p. 366.
. K. B. Stratton, Naming the witch : Magic, Ideology, and Stereotype in the Ancient World, New York, Columbia University Press, 2007, p. 34-36.
. Cf. par exemple Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 27.
. Odyssée, X, 238-240.
. Odyssée, IV, 220-229.
. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 46-59.
. R. Buxton, “Versions of a myth in Apollonius and elsewhere”, H. Bartel et A. Simon (ed.), Unbinding Medea, op. cit., p. 35.
. Ovide, Métamorphoses, VII, 262-265. Voir aussi Nostoi, fr. 6 Kinkel/Davies.
. Ovide, Métamorphoses, VII, 419-423.
. Deux tragédies attiques perdues évoquaient cet épisode : l’Égée de Sophocle et les Péliades d’Euripide. La mobilité est sans doute ce qui caractérise le mieux Médée et en fait une figure de sorcière un peu à part dans la tradition antique : R. Buxton, “Versions of a myth in Apollonius and elsewhere”, op. cit., p. 35.
. Plutarque, Vie de Thésée, 12.
. Plaute, Pseudolus, 868-873.
. Plutarque, Œuvres morales, 125f-126a (trad. J. Defradas).
. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 845-866.
. Voir par exemple Euripide, Médée,789. Le produit attaque la chair de la jeune fille au moment où elle met le voile : 1156-1170.
. Cf. l’article figurant dans ce même volume.
. Dans la pièce de Sénèque, qui reprend celle d’Euripide, Créon accuse Médée d’allier une « méchanceté toute féminine » à une « force virile » (v. 266-268).
. Plutarque, Vie de Thésée, 12.
. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 478. Voir aussi Ovide, Héroïdes, XII, 165-166.
. Cf. S. Currie, “Poisonous Women and Unnatural History in Roman Culture”, op. cit., p. 157. Pour le monde grec, voir les travaux sur la magie amoureuse de C. Faraone, Philtres d’amour et sortilèges en Grèce ancienne, Paris, Payot, 2006 par exemple.
. Plutarque, Œuvres morales, 141b-c (trad. J. Defradas). La ceinture d’Aphrodite fait référence au puissant instrument de séduction que la déesse confie à Héra pour séduire Zeus (Iliade, XIV, 214).
. Voir par exemple Horace, Épodes,17, 35 qui évoque les venena Colchica.
. Cf. Aristophane, Nuées, 746-757, ou encore Lucain, Pharsale, 413-830. Pour d’autres références sur le lien entre la Thessalie et les sorcières/magiciennes, D. Ogden, “A war of witches at the court of Philip II ?”, op. cit., p. 359-360.
. E. Eidinow, “Patterns of Persecution : ‘Witchcraft’ Trials in Classical Athens”, Past and Present, 208, 1, 2010, p. 9-35.
. A. Damet, La septième porte. Les conflits familiaux dans l’Athènes classique, Paris, Presses de la Sorbonne, 2012, p. 179-180.
. En fait le titre de « reine » (basilissa) n’apparaît véritablement qu’à l’époque hellénistique ; il faudrait parler plutôt de « femmes royales » : E. Carney, “What’s in a Name ? The Emergence of a Title for Royal Women in the Hellenistic Period”, dans S. Pomeroy (éd.), Women’s History and Ancient History, Londres, The University of North Carolina Press, 1991, p. 154-174.
. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XIX, 51.
. E. Carney, Olympias : Mother of Alexander the Great, New York, Routledge, 2006.
. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XIX, 11.
. Justin, 14, 6, 1.
. Plutarque, Vie d’Alexandre, 9, 3.
. Plutarque, Vie d’Alexandre, 2, 5.
. Plutarque, Vie d’Alexandre, 77, 7 (trad. R. Flacelière et E. Chambry).
. E. Carney, Olympias, op. cit., p. 24-25.
. D. Ogden, “A war of witches at the court of Philip II ?”, op. cit., p. 366.
. E. Carney, Olympias, op. cit., p. 92-93.
. Sur cette femme, qui n’était pas la courtisane qu’évoquent nos sources, mais la fille d’un aristocrate de Larissa, D. Ogden, Polygamy, Prostitutes and Death. The Hellenistic Dynasties, London, Duckworth and Classical Press of Wales, 1999, p. 25.
. Élien, Nature des animaux, XV, 11.
. La religion de l’« Autre » est fréquemment perçue comme étrange et déviante. Elle tombe ainsi aisément dans la catégorie « magie ». Tout est affaire de point de vue et la frontière est ténue, cf. S. R. Asirvatham, “Olympias’ snake and Callisthenes’ stand : religion and politics in Plutarch’s Life of Alexander”, S. R. Asirvatham, C. O. Pache, J. Watrous (éd.), Between Magic and Religion. Interdisciplinary Studies in Ancient Mediterranean Religion and Society, Lanham, Rowman & Littlefield, 2001, p. 96-99.
. Plutarque, Vie d’Alexandre, 2, 9 (trad. R. Flacelière et E. Chambry).
. Cf. S. Currie, “Poisonous Women and Unnatural History in Roman Culture”, op. cit., p. 154, 165.
. Le début du roman narre ainsi l’aventure de la reine avec le magicien et pharaon déchu Nectanébo, qui lui prédit qu’elle sera enceinte du dieu Ammon, et s’unit à elle sous la forme d’un serpent, pour se faire l’instrument de la volonté divine (Roman d’Alexandre, 4-7, 12).
. E. Carney, Women and Monarchy in Macedonia, Norman, University of Oklahoma Press, 2000, p. 29-30.
. Ibid., p. 13.
. A. Bouché-Leclercq, Histoire des Séleucides, I, Paris, Leroux, 1913, p. 397.
. Sur cette question, dans son versant romain, signalons, outre l’étude déjà citée de S. Currie, “Poisonous Women and Unnatural History in Roman Culture”, D. B. Kaufman, “Poisons and Poisoning among the Romans”, Classical Philology, 27, 1932, p. 156-167 et J.-M. Pailler, « Les matrones romaines et les empoisonnements criminels sous la République », CRAI, 131, 1987, p. 115-128.
. Tite-Live, Histoire romaine, 8, 18 ; voir aussi Valère-Maxime, 2, 5, 3.
. Ainsi en 186 av. J.-C., des Romaines se retrouvent au centre du scandale des Bacchanales et sont soupçonnées d’empoisonnements : voir la déposition d’Hipsala dans Tite-Live, Histoire romaine, 39, 13.
. Ibid., 40, 37.
. Par exemple Quintus Varius, tribun de la plèbe qui n’aurait pas hésité à employer le poison pour se débarrasser d’un de ses ennemis politiques : Cicéron, De natura deorum, 3, 33.
. Tacite, Annales, 1, 5, 1-2 (trad. P. Wuilleumier).
. Suétone, Auguste, 82, 1-3.
. Tacite, Annales, 1, 10, 5. Sur la propension supposée des belles-mères à empoisonner ceux qui ne sont pas leurs enfants, à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge : B. Kasten, « “Noverca venefica” : zum bösen Ruf der Stiefmütter in der gallischen und fränkischen Gesellschaft », FMS, 35, 2001, p. 145-181. La mauvaise réputation des belles-mères commence chez les Grecs : cf. A. Damet, La septième porte, op. cit., p. 107-108.
. Dion Cassius, 53, 33.
. Tacite, Annales, I, 3 et Dion Cassius, 55, 10.
. R. Frei-Stolba, « Recherches sur la position juridique et sociale de Livie, l’épouse d’Auguste », Études de Lettres, 1, 1998, p. 65-89.
. Tacite, Annales, 2, 22.
. Sur le titre de princeps femina reçu par Livie (dans la Consolatio ad Liviam) et sur la mauvaise réputation de l’impératrice : N. Purcell, “Livia and the Womanhood of Rome”, Proceedings of the Cambridge Philological Society, 32, 1986, p. 78-105.
. Suétone, Auguste, 71, 1.
. Ibid., 40, 6.
. Ibid., 68, 1.
. À propos des poisons concoctés par l’épouse de l’empereur Constance pour faire avorter sa belle-sœur Hélène : Ammien Marcellin, Histoires, 16, 18.
. Sur Agrippine la jeune, mère de Néron et coupable d’empoisonnements, voir Tacite, Annales, XII, 66-67 ; Suétone, Claude, 44 et Néron, 33 ; Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XX, 8 ; et l’analyse de M. R. McHugh, “Constantia Memoriae : The Reputation of Agrippina the Younger”, S. Knippschild et M. Garcia Morcillo (éd.), Seduction and Power. Antiquity in the Visual and Performing Arts, Londres, Bloomsbury, 2013, p. 225-242.
. Tacite, Annales, 6, 34 à propos des Ibériens et de leurs origines « nationales ».
. Sur la frugalité de l’empereur et son goût des figues : Suétone, Auguste, 76, 1-2 : « Il mangeait peu [...] et se contentait d’aliments communs. Ce qu’il aimait le mieux, c’était du pain de ménage, de petits poissons, des fromages faits à la main et des figues fraîches de l’espèce qui vient deux fois l’année. »
. Dion Cassius, Histoire romaine, 56, 30 (trad. E. Gros).
. Histoire Auguste, Commode, 9.
. Histoire Auguste, Lucius Verus, 10.
. Plutarque, Questions romaines, 83.
. Tacite, Annales, 12, 66. CIL, VI, 602, 1956, 5 355, 9 003-9 005.
. Sur la rumeur et l’ensemble de ses manifestations, du kleos à la diffamation, dans le monde grec, signalons l’étude de F. Larran, Le bruit qui vole. Histoire de la rumeur et de la renommée en Grèce ancienne, Toulouse, PUM, 2010.