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— Je suis désolée, Anna, mais c’est incurable.

Anna Seville était assise dans le cabinet médical de sa meilleure amie, Mary St. Augustine, attendant la suite. En vain. Il n’y avait pas de suite. Mary était connue pour son stoïcisme. Depuis qu’elle avait rencontré Anna au lycée, celle-ci ne l’avait jamais vue pleurer. Ce jour-là, en revanche, elle voyait bien que les yeux de son amie se gonflaient de larmes. Ce fut ce détail qui rendit enfin crédible l’annonce impossible qu’elle venait d’entendre. Malgré tout, son cerveau refusait la vérité, se contentant de répéter en boucle : « Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. »

— Il doit y avoir une erreur quelque part, Mary, bafouilla-t-elle. C’est obligé. Je ne peux pas être en train de… mourir.

Ce mot, à peine chuchoté, ne fit que rendre la situation plus réelle. Mourir. La mort. La fin. Sa vie était terminée.

Rideau.

Soudain, Anna eut très froid et tout son être sembla se recroqueviller sur lui-même comme pour chercher à l’intérieur une explication logique et rationnelle. N’importe laquelle. En vain. Les paroles de Mary venaient de tout emporter.

— Je ne suis pas si malade que ça, reprit-elle. Juste… un peu fatiguée. Vidée. Léthargique.

— Je sais. C’est un des principaux symptômes de cette maladie.

— Mais je n’ai aucune maladie ! Je n’ai jamais été malade de ma vie et voilà que tu débarques en affirmant que je suis née avec une sorte de défaut qui…

— Si tu étais venue me trouver plus tôt, je te l’aurais annoncé plus tôt, c’est tout. Le problème, c’est que tu as passé toute ta vie adulte à esquiver les cabinets de médecins, avec toutes les excuses possibles et imaginables.

— Et, quand je cède enfin et accepte de faire un bilan, qu’est-ce qui me tombe dessus ? Un arrêt de mort.

— Peut-être le savais-tu déjà, au fond de toi-même, répondit Mary en baissant la tête.

— Ma mère le savait sans doute, soupira Anna. Enfin, je crois. C’est pour cela qu’elle me traînait de docteur en docteur quand j’étais enfant. Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ?

— Sans doute voulait-elle attendre que tu sois assez grande. Ce n’est pas comme si elle avait prévu de mourir brusquement d’un infarctus à trente-neuf ans.

Apparemment, sa fille aînée n’allait pas non plus atteindre la quarantaine, pensa tristement Anna.

— Qu’est-ce que j’ai, Mary ? demanda-t-elle, se croyant prête à entendre toute la vérité. Qu’est-ce que c’est que ce truc qui me tue ?

— Tu es née avec un antigène sanguin extrêmement rare, appelé « Belladone ». Il n’a jamais été détecté avant, parce que tu n’as jamais donné ton sang, ni reçu de transfusion, ni subi d’opération importante.

— Et si cela avait été le cas ? s’enquit Anna, prête à s’accuser de ne pas s’être montrée plus généreuse en donnant son sang, comme tout bon citoyen devrait le faire.

Elle avait toujours voulu donner son sang, mais avait chaque fois été trop occupée à d’autres choses. Son travail et toutes ses activités caritatives, les enfants de sa sœur Lauren… du moins, jusqu’à ce que ces derniers lui tournent le dos.

Après la mort brutale de leur mère, Anna était devenue la tutrice légale de Lauren. Ou, plutôt, sa pourvoyeuse. Lauren avait lentement glissé dans la toxicomanie. Cela avait commencé par des médicaments, puis la situation avait rapidement dégénéré et Lauren s’était mise à consommer tout ce qui lui tombait sous la main. Elle avait eu deux bébés très rapprochés, Nate et Cindi, sans jamais le moindre père en vue. Il avait bien fallu s’assurer que les deux enfants aient un toit pour dormir !

Soudain, Anna se rendit compte que Mary lui parlait depuis plusieurs minutes et qu’elle n’y avait pas prêté la moindre attention.

— Pardon, j’avais la tête ailleurs. Tu veux bien recommencer ?

— Le gène Belladone est rare. Les cas diagnostiqués sont très peu nombreux. En général, les personnes atteintes saignent facilement. Un peu comme les hémophiles. Ta mère le savait probablement. C’est pour cela qu’elle s’affolait à la moindre petite coupure ou égratignure, quand tu étais petite.

— Logique. Quoi d’autre ? A-t-on jamais réussi à… vaincre ce truc ?

— Non… Tous les malades présentent les mêmes symptômes que toi. En moyenne, la maladie survient entre trente et quarante ans.

Anna se rendit compte que son amie s’exprimait par phrases brèves, énonçant un ou deux faits à la fois, pour s’assurer qu’Anna avait bien entendu et compris avant de poursuivre. A présent, elle la regardait comme si elle attendait un signal pour reprendre.

— D’accord, dit Anna. Pour l’instant, je suis comme les autres… malades. Que se passe-t-il ensuite ? Je veux la vérité, Mary. C’est quoi, le pire scénario ?

— La maladie progresse très lentement, Anna. C’est la vérité. Il n’y a aucune douleur. Tu vas juste te sentir de plus en plus faible, de plus en plus léthargique. Tu vas commencer à dormir davantage. Les patients tolèrent en général de moins en moins la lumière du jour, si bien qu’ils se mettent à vivre la nuit. A la fin, tu t’endormiras pour ne plus te réveiller.

Anna hocha lentement la tête.

— En général, il se passe moins d’un an entre les premiers symptômes et la fin… Cela fait combien de temps que tu les ressens ? Un mois ou deux ?

— Difficile à dire, répondit Anna. C’était très subtil, tu sais ? J’ai d’abord cru que je manquais de fer ou de vitamines. J’ai commencé à m’en inquiéter vraiment il y a environ trois mois.

Elle pinça les lèvres et reprit :

— Mais je savais que tu poserais la question, alors j’ai consulté mon journal. La première fois que j’y ai fait mention d’une fatigue anormale, c’était six mois avant ça.

— Et tu n’es pas venue me voir plus tôt ?

— Je me disais que je viendrais dès que je serais de passage en ville… De toute façon, qu’est-ce que cela aurait changé ?

— Rien. Tu aurais simplement eu plus de temps pour…

— Du temps ! C’est vrai, du temps…

Soudain, Anna n’avait plus qu’une seule envie : sortir du cabinet et s’activer. S’il ne lui restait plus que trois mois à vivre…

— J’ai tellement de choses à faire ! Il faut que je mette ma maison en vente, que je voie ma notaire pour que l’argent de la vente aille à Nate et Cindi… Et la voiture ? Que vais-je faire de la voiture ?

Elle s’était levée et marchait de long en large dans le cabinet de Mary, parlant à voix haute.

— Je n’ai même pas rédigé de testament ! s’écria-t-elle en s’emparant de son trench-coat noir. Il faut que je m’en occupe immédiatement. Où est mon sac ? Et mon travail ? Oh, la la !… Il faut que je les aide à recruter un remplaçant. Et puis, il y a cet énorme gala de charité que l’on organise pour la SPA. C’est dans six mois, mais je ne serai peut-être même plus là pour…

— Anna.

Le ton ferme et calme de Mary l’arrêta. Elle cessa son monologue et s’immobilisa devant le bureau.

— Assieds-toi, s’il te plaît. Juste cinq minutes. Assieds-toi et écoute-moi. D’accord ?

Anna obéit. Mary contourna son bureau pour venir s’asseoir sur la chaise vacante, à côté d’elle.

— C’est l’amie qui te parle, à présent. Pas le médecin. D’accord ?

Anna hocha la tête.

— C’est de ta vie que nous parlons. Trois mois, grosso modo. C’est tout ce qui te reste. Tu comprends ?

— Bien sûr. Tu viens de me le dire.

— Et ton premier réflexe, c’est de faire une liste de tout ce que tu dois faire pour d’autres personnes ? Ta sœur s’est retournée contre toi dès que ses enfants ont été tirés d’affaire et que tu lui as dit que tu refusais de payer ses factures si elle ne faisait pas une cure de désintoxication. Même ses enfants t’ont tourné le dos, lorsque tu as refusé de payer la caution de leur mère, l’an dernier. Quand je pense que c’est toi qui les as élevés et as financé leurs études. Ils ne t’ont plus jamais adressé la parole depuis, non ?

Anna baissa les yeux. C’était la vérité. Nate et Cindi avaient juré de ne plus la revoir, l’accusant d’avoir laissé leur mère moisir en prison. A quoi bon ? Un mois plus tard, Lauren était ressortie et avait repris ses habitudes.

— Tu as un peu de temps devant toi, reprit Mary. Et ta santé ne va pas se dégrader tout de suite. Je veux que tu arrêtes de penser aux autres pour réfléchir à ce que toi tu veux vraiment. Y a-t-il des choses que tu as toujours rêvé de faire ? Comment veux-tu passer tes derniers jours ? C’est à ça que tu dois penser, Anna. Au diable les autres ! Ils auront bien le temps de comprendre après.

— Mais… Si je ne m’occupe pas de tout ça, qui va s’en charger ?

— Fais un voyage. Va là où tu as toujours rêvé d’aller et profites-en pour écrire ton testament. Envoie-le à ta notaire et laisse-la s’occuper de tout. Elle vendra ta maison et donnera l’argent à qui tu voudras. Elle respectera tes volontés, à la lettre près. Tu n’as pas besoin de tout gérer par toi-même maintenant. Je refuse de te voir gâcher le peu de vie qui te reste en t’inquiétant de tout le monde sauf de toi.

— Mais… C’est ce que j’ai toujours fait.

— Je sais bien, va. Et tu as gagné ta place au paradis… ainsi que le droit d’être un tout petit peu égoïste, maintenant que tu sais que tes jours sont comptés.

— Je ne suis même pas sûre de savoir comment m’y prendre, soupira Anna.

— Prends le temps d’y réfléchir. Ne pense ni à la mort, ni à ta sœur, ni à ses enfants. Pense à ce que tu ferais si tu pouvais faire tout ce que tu veux. N’importe quoi. Où irais-tu ? Qu’y ferais-tu ? Que porterais-tu ?

Le regard d’Anna se dirigea vers la fenêtre, comme si les paroles de Mary venaient de réveiller des visions et des rêves trop longtemps laissés sur le bas-côté de sa vie. Des rêves de bateau. D’océan. D’îles tropicales. Et d’un homme ténébreux qui l’aimerait avec passion, comme dans les livres qu’elle lisait depuis qu’elle était adolescente. L’homme dont elle rêvait, sur lequel elle fantasmait et dont elle sentait qu’il était là… quelque part. Elle avait toujours cru qu’il apparaîtrait, dès qu’elle commencerait à le chercher.

Mais elle n’en avait jamais eu le temps. Pas plus que pour le reste.

— Tu veux bien faire ça pour moi, Anna ? demanda Mary.

— Je… D’accord, concéda Anna en se levant. Oui. Merci, Mary. Je vais réfléchir à tout ça. A ce que tu as dit. A ce que je… veux.

— Promis ?

— Promis.

Mary la prit dans ses bras avec tendresse. Anna sut que son amie pleurait en silence et tentait de le dissimuler, car ses épaules étaient parcourues de spasmes.

— Je t’aime, tu sais ? déclara Mary d’une voix grave. Je t’aime.

— Je t’aime aussi, répondit Anna, avant de se dégager. Je t’appellerai quand… quand j’aurai décidé.

— Merci. Mais ne te sens pas obligée. A partir de maintenant, il ne doit être question que de toi dans ta vie. De toi et de ce que tu as envie de faire. C’est tout. D’accord ?

— D’accord.

Elle regarda son amie, cherchant à refouler les larmes qui lui montaient à son tour aux yeux.

— Merci, Mary.

Mary déposa un baiser sur sa joue. Anna prit une profonde inspiration, se tourna vers la porte et sortit sans se retourner. Elle ne s’arrêta pour réfléchir qu’une fois assise au volant de sa voiture.

Impossible.

Elle regarda les passants autour d’elle, se demandant comment ils pouvaient tous sembler si… ordinaires. Comment faisaient-ils pour vaquer à leurs petites occupations quotidiennes, comme si le monde ne venait pas de s’ouvrir sous leurs pieds ?

Anna posa le front contre le volant de sa voiture et se mit à pleurer.