Diego enjamba avec souplesse la rambarde de bois lustré du Santa Maria XIII et, d’un bond, se retrouva sur la jetée. Pas besoin de passerelle. Il ne possédait pas d’emplacement privé sur le continent, car il préférait ne pas fréquenter trop souvent le même port. Celui où il venait d’amarrer son voilier était situé dans un méli-mélo de péninsules et d’îles, sur les côtes déchiquetées entre la Caroline du Nord et du Sud. Ce n’était pas la première fois qu’il venait là. La ville la plus proche était Kendall, mais il préférait cette jetée perdue au milieu de nulle part. C’était plus discret et il y avait aussi le plus joli phare qu’il ait jamais vu. Grand, noir et blanc, d’une beauté simple et solide. Le phare semblait aussi immuable que la péninsule rocheuse sur laquelle il se dressait. Et bien plus élégant que le sentier aménagé, les coquets bancs de bois et les parterres de fleurs impeccables qui l’entouraient.
Diego amarra solidement son bateau. Il ne s’aventurait pas souvent sur le continent et considérait ces incursions comme un mal nécessaire, une corvée qu’il accomplissait le moins souvent possible, tous les trois mois environ. Même alors, il arrivait toujours de nuit, afin de ne pas croiser âme qui vive. Il préférait le parfum de la mer à l’odeur de sueur, de sexe et de peur que les humains charriaient. Il préférait la perfection innocente de la nature à la méfiance et au cynisme de l’Homme. Autrefois, oui, l’Homme avait fait corps avec la nature, mais il s’était tellement éloigné de ce chemin qu’il en était presque devenu une machine.
Sans doute les humains l’auraient-ils considéré comme une erreur de la nature. Pourtant, à ses yeux, Diego était la créature la plus naturelle qu’on puisse imaginer. Non pas qu’être un vampire le rende naturellement bon. Certains de ses semblables étaient même aussi mauvais que les humains eux-mêmes. Certains étaient pires. Bien pires.
Diego remonta la jetée en silence. Il haïssait de voir l’énergie paisible et harmonieuse de ces lieux être lentement défigurée par les pensées et les émotions crues du monde de l’Homme. Il avait fait de son mieux pour se préparer mentalement à cette épreuve mais, comme chaque fois, c’était un échec. Partout, il ne sentait que rage et fureur. Des couples se disputaient, des hommes se battaient, des parents criaient sur leurs enfants. Il sentait la pollution des gaz d’échappement et des usines, percevait le découragement des clochards et l’angoisse des toxicomanes, la peur des innocents, pas encore assez cruels pour prendre part à la mêlée générale. Il voulait terminer ce qu’il avait à faire au plus vite pour rentrer chez lui, un havre de paix où rien de tout cela n’existait.
Il venait d’atteindre le bout de la jetée et s’apprêtait à s’engager sur le petit sentier qui contournait le phare quand il perçut une présence. C’était une femme. Elle se trouvait à quelques dizaines de mètres à peine et ses émotions l’atteignirent de plein fouet. C’était un mélange confus de sentiments, parmi lesquels la tristesse dominait. Malgré lui, il se concentra sur elle pour faire taire tous les autres bruits parasites. En prêtant bien attention, il parvint bientôt à percevoir les pensées qui fusaient dans l’esprit de la jeune femme.
Ma vie n’a même pas commencé que déjà elle se termine… Comment cela peut-il être vrai ? Comment ? Comment ? Que va-t-il m’arriver ?… Le paradis existe-t-il ? Est-ce que je mérite d’y aller ? Suis-je capable de ça ? Ai-je le droit de me montrer aussi égoïste, même maintenant ?… Et Lauren ? Et Nate et Cindi ? Les enfants vont bien devoir apprendre à se débrouiller tout seuls, de toute façon. Ce n’est pas comme si Lauren n’était pas capable de s’occuper d’eux. Ce sont des adultes. Ils se débrouilleront. Je me suis bien débrouillée, moi… Je mérite un peu de bonheur. Il ne me reste pas beaucoup de temps. Je pourrais simplement partir. Acheter un bateau et larguer les amarres… Ce serait tellement merveilleux. Si paisible. Si reposant… Comment puis-je envisager d’être aussi égoïste ?
Mécontent, Diego s’ébroua pour se débarrasser du fatras d’émotions. Tout cela ne le regardait pas. Il tourna les talons et reprit la direction de la ville, où il trouverait sa victime pour ce soir-là. Un assassin, un violeur ou une brute. Un être peu digne de jouir des merveilleuses ressources qu’offrait cette planète. C’était un plaisir qu’il ne s’autorisait que quelques fois par an, lorsqu’il venait reconstituer les réserves qui lui permettaient de vivre le reste du temps. Elles étaient sa principale source de vie. Il se fournissait habituellement dans une banque du sang, une clinique ou un hôpital.
Son stock commençait à baisser dangereusement, sur l’île. Il était temps d’aller faire les courses. S’il redoutait toujours un peu de rencontrer les humains et leur monde misérable lors de ces rares occasions, la perspective de chasser une proie vivante le réjouissait. Rien de tel que le goût du sang chaud. Sans parler de la force que cela lui procurait.
Mourante. Comment se peut-il que je sois mourante ?
Les pensées de la jeune femme l’arrêtèrent de nouveau et il se retourna. Après avoir parcouru le rivage du regard, il l’aperçut enfin. Elle se trouvait sur le même sentier que lui, assise sur l’un des bancs de la jetée de pierre qui menait au phare. La sentinelle se dressait, impassible comme toujours. Ses lignes noires et blanches parfaites se superposaient jusqu’au flamboiement du sommet. Diego aimait les phares. Peut-être parce qu’ils diffusaient une lumière si semblable à celle du soleil, qu’il ne reverrait jamais plus de sa vie.
La jeune femme était assise dos au phare et contemplait le large. En humant l’air, Diego perçut l’odeur distincte des larmes sur sa peau. Il sentait aussi le parfum du savon et du shampoing qu’elle utilisait, son eau de toilette. Mieux valait s’arrêter là. Il ne devait pas en savoir plus sur elle, parce que ce qu’il avait déjà appris l’attirait étrangement. Elle était dangereuse.
Comme Cassandra. Cassandra, qui était venue le trouver à la fin de sa vie de mortelle, avec une idée très précise en tête. Elle avait fait en sorte qu’il tombe fou amoureux d’elle, au point d’être prêt à faire n’importe quoi pour elle. N’importe quoi. Dès qu’elle avait obtenu ce qu’elle désirait, elle l’avait détruit. Alors qu’elle n’aurait eu qu’à demander. Non. Il n’avait que faire de ces belles inconnues en détresse.
Ce fut à cet instant précis qu’il perçut un autre parfum qui émanait de cette femme qui pleurait. Son sang. Ce n’était pas le sang de la plupart des mortels. Elle possédait l’antigène qui faisait d’elle… une sorte de parente de son espèce. Elle possédait l’antigène très rare Belladone. Tout comme Cassandra. Cette femme faisait partie des Elus, ce qui la rendait doublement dangereuse.
Les mortels porteurs de l’antigène étaient les seuls à pouvoir un jour devenir comme lui. Les vampires, quant à eux, avaient la capacité de percevoir la présence de ces humains différents et se sentaient forcés, souvent à leur propre détriment, de les protéger. On disait même qu’il était impossible pour un vampire de faire du mal à une Elue. Ce n’était pas la première fois qu’il en rencontrait une : il y avait eu la femme qui l’avait mis à genoux et lui avait brisé le cœur en tant de morceaux qu’il s’était juré de ne plus jamais se laisser prendre. Cela suffisait pour qu’il décide de laisser la jeune femme de la jetée se débrouiller seule. De toute façon, elle le méritait sans doute.
De nouveau, il tenta de s’éloigner. Au moins savait-il désormais pourquoi les pensées de la jeune femme recouvraient ainsi toutes les autres énergies mentales qui flottaient dans l’air ce soir-là. Une fois encore, cependant, il s’arrêta. C’était plus fort que lui. Tout son corps l’incitait à aller vers elle, pour l’aider, adoucir son chagrin… alors que chaque parcelle de son cerveau lui criait de faire machine arrière.
Il ne pouvait résister. C’était impossible. Avec un soupir, il se promit de n’échanger que quelques mots avec elle. Il l’aiderait s’il le pouvait, puis il la laisserait et ne penserait même plus une seconde à elle. Il s’engagea sur le sentier qui serpentait jusqu’au banc où elle était assise, toujours en larmes. Sentant une présence, elle leva les yeux vers lui, mais ne sembla même pas surprise. Ses yeux s’écarquillèrent, mais elle ne dit rien.
Elle était magnifique. Absolument magnifique. D’épaisses boucles auburn tombaient en cascades sauvages sur ses épaules et ses grands yeux bleus semblaient refléter l’âme même de l’océan. Sa peau était naturellement pâle et une pluie de taches de rousseur parsemait son nez. Diego ne put s’empêcher de ressentir sa douleur, avec une telle vivacité que cela faillit lui tirer quelques larmes.
— Que peut-il y avoir de si terrible pour qu’une femme aussi belle que vous pleure ainsi avec autant d’amertume ?
— Je… Je viens d’apprendre que je vais mourir.
— Nous sommes tous condamnés à mourir depuis le jour de notre naissance. En réalité, la mort n’existe pas. Nous sommes des êtres éternels, que nous choisissions de rester sur cette terre ou de poursuivre notre chemin.
— On ne m’a pas vraiment donné le choix…
— Bientôt. Le moment venu, vous aurez le choix.
— Qu’en savez-vous ? demanda-t-elle, méfiante.
Il ne répondit rien. Comment lui expliquer que, malgré la promesse qu’il s’était faite quelques minutes plus tôt, ce serait sans doute lui-même qui lui offrirait le choix ? Pas encore, certes, car c’était trop tôt. Il percevait la force vitale en elle et comprit qu’il lui restait encore du temps. Lorsque le moment de sa mort serait proche, il reviendrait et lui donnerait le choix. A moins qu’un autre vampire ne la trouve et le fasse à sa place, car tout semblait indiquer qu’elle en était digne.
C’était ce qu’il avait pensé de Cassandra, également. Aveuglé par son propre cœur, le traître. Mais il ne s’y laisserait pas prendre de nouveau. Certes, il reviendrait vers cette femme lorsque son heure serait venue, pour lui proposer de continuer à vivre comme une vampire. Oui, il lui offrirait cette option. Il venait de le décider sur un coup de tête, ce qui ne lui ressemblait pas beaucoup. La jeune femme se leva et cligna les yeux plusieurs fois pour en chasser les larmes.
— Que dois-je faire ?
Il plongea son regard dans les profondeurs du sien, laissant sa volonté s’infiltrer dans son esprit. L’endroit qu’il découvrit était merveilleux. Bon sang, cette femme lui plaisait. Il explora un instant son esprit sans défense, repoussant çà et là tout ce qui l’encombrait : obligations, culpabilité, les besoins des autres, encore de la culpabilité.
— Lâche prise, Anna. Montre-toi telle que tu es vraiment.
En prononçant ces paroles, il l’incita doucement à obéir. Il vit ses grands yeux s’écarquiller de surprise lorsqu’il prononça son nom, puis il sentit qu’elle rendait les armes. Sa volonté s’effrita sous la force de son esprit. Il la vit debout à la proue d’un voilier, le vent dans les cheveux, chevauchant les vagues comme une walkyrie triomphante.
— Vous voulez prendre le large, dit-il doucement. Vous rêvez de ne faire qu’une avec la mer et les créatures qui y vivent. Avec le ciel et le vent.
Il était stupéfait de constater à quel point l’idée qu’elle se faisait de la perfection était semblable à la sienne.
— Vendez la maison et achetez le bateau de vos rêves.
— Vous croyez ?
— C’est ce que vous désirez vraiment.
Sur ces paroles, il se retira de son esprit, laissant ouverte cette piste dans la jungle de sa culpabilité.
— Et ma sœur ? Et ses enfants ?
— Pourquoi avez-vous tant besoin qu’on ait besoin de vous ?
— Vous êtes réel, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en lui touchant la joue.
Vous êtes née sur cette planète afin de profiter de la vie, Anna. Il n’y a donc rien d’égoïste à accomplir votre destinée.
Elle le regardait comme s’il venait de parler à voix haute. Ses cheveux dansaient dans le vent du large. Les mèches rousses semblaient se tendre vers lui pour l’atteindre. Elle avait la peau pâle, plus pâle encore que la sienne. Et ses yeux aussi bleus que la mer… Jamais il n’avait vu tant de beauté.
Ça suffit, s’intima-t-il. Dis-lui quelque chose qui pourra l’aider, puis retourne à tes affaires. Pourtant, tandis qu’elle continuait à le regarder, il aperçut l’ombre d’un sourire qui étirait ses lèvres pleines.
— Je crois que j’ai rêvé de vous…
— Ah bon ? Quand ça ? demanda-t-il doucement.
— Toute ma vie.
Lorsqu’elle glissa la main sur sa nuque, il ressentit le contact de chacun de ses doigts au plus profond de son être.
— J’ai rêvé que vous viendriez à moi à cet instant…
— Je ne suis qu’un inconnu de passage.
— Vous connaissiez mon nom. Ainsi que mes désirs les plus cachés.
Il aurait dû s’inquiéter d’en avoir tant révélé, mais il ne semblait plus capable de trouver le moindre soupçon de bon sens en lui. Pis encore : il se sentait ému par l’âme de cette femme et cela l’affectait presque autant qu’elle. Que se passait-il ? Il chuchota encore dans son esprit, soudain soucieux de l’aider puis de s’éloigner, car les sentiments qu’elle faisait naître en lui le laissaient perplexe. Il avait besoin de se retrouver seul pour réfléchir.
Aucun Créateur attentionné ne ferait naître des désirs chez une femme avant de lui interdire de les assouvir. Il n’y a rien d’égoïste au fait de vouloir profiter de sa vie. Peu importe qu’elle soit longue ou brève. C’est un acte sacré. C’est votre destinée. C’est pour cela que vous êtes ici. L’erreur serait de vous contenter de moins, je vous en donne ma parole.
— Etes-vous un ange ?
Sa question le fit sourire.
Suivez votre cœur. Il vous montrera la bonne direction. Le cœur ne ment jamais.
C’était une philosophie en laquelle il croyait, même si elle lui avait déjà coûté le pire chagrin de sa vie. C’était aussi une voie qui l’avait conduit au paradis. La vie qu’il menait à présent était paisible, bien que solitaire. Il ne l’aurait jamais atteinte sans le chagrin d’amour qui l’avait brisé. Il sentit l’esprit de la jeune femme se soumettre sans difficulté. Une grande paix intérieure se répandit en elle comme une pluie bienfaisante. Voilà. Il lui était venu en aide. A présent, il était temps pour lui de reprendre sa route. Il fit mine de se détourner, mais elle le saisit par les épaules, le forçant à la regarder une dernière fois. Elle se hissa sur la pointe des pieds et approcha sa bouche à quelques centimètres de la sienne. Si proche qu’il sentit son souffle.
— Que faites-vous, Anna ? chuchota-t-il.
— Je suis les conseils de mon cœur, comme vous venez de me le suggérer…
Elle posa ses lèvres sur les siennes. La puissance de ce baiser dépassa son imagination. Il se retrouva englouti, perdu comme un radeau en pleine tempête. Il sentit son cœur, doux, aimant et pur. Il percevait tous ses parfums et entendait son pouls battre contre sa poitrine. Ses lèvres avaient la saveur la plus incroyable qu’il ait jamais goûtée. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui pour répondre à son baiser. Ce fut interminable.
Enfin, son instinct de survie reprit le dessus. Il se souvint qu’il avait également cru que le cœur de Cassandra était pur et bon. Malheureusement, il s’était trompé.
Dors, maintenant, commanda-t-il. Dors et ne te souviens de moi que comme d’un rêve agréable. Dors, Anna. Lorsque tu te réveilleras, écoute ton cœur quoi qu’il arrive. Nous nous reverrons avant que tu meures et, alors, tu auras le choix. Je t’en fais la promesse. Mais, pour l’instant, dors. Dors, Anna. Dors…
Elle dormait. Il la soutint lorsque ses jambes cessèrent de la porter et la prit dans ses bras pour traverser la nuit à grands pas, avançant bien trop rapidement pour que l’œil humain puisse l’apercevoir. Il fouilla dans l’esprit de la jeune femme pour découvrir où elle vivait et l’y emmena. C’était une jolie maison à un étage, avec des jardinières aux fenêtres et des volets verts. Elle n’aurait aucun mal à la vendre. Il ouvrit les portes par la force de son esprit et la déposa doucement sur son lit, avant de s’éloigner. Partir lui demanda un effort immense.
Une heure plus tard, il plantait les dents dans la gorge d’un ivrogne belliqueux au fond d’une ruelle puante. Lorsque l’énergie du sang frais se répandit en lui, parfumé d’une touche de rhum, il repensa à la femme qu’il avait embrassée près du phare. Il revit ses yeux, son visage, ses cheveux. Il entendit le son de sa voix, rendue rauque par les larmes. Il retrouva le goût de ses lèvres et le contact de ses doigts sur sa nuque. Les yeux fermés, il s’autorisa quelques secondes à imaginer que c’était elle qu’il mordait, que c’était son sang qu’il buvait. Son sang qui se ruait dans sa gorge pour réchauffer sa chair et faire étinceler son âme, le remplissant de vigueur et… de désir.
Une extase sublime s’empara de lui alors même qu’il relâchait sa victime. Le corps de l’homme s’affaissa sur l’asphalte. Diego rejeta la tête en arrière et ne put retenir un rugissement, qui se réverbéra dans la nuit. A cet instant, son corps était submergé par une puissance primale et un désir sans frein. Il n’avait aucun contrôle sur lui-même.
Soudain, des voix humaines se firent entendre :
— T’as entendu ça ? On aurait dit un lion.
— Je n’ai jamais entendu…
— Un lion ? Par ici ? T’as bu ou quoi ?
— Allons voir.
Diego s’accroupit pour prendre son élan et, d’un bond puissant, se propulsa en l’air pour atterrir sans peine sur le toit. Au même instant, les mortels curieux apparaissaient à l’entrée de la ruelle où gisait l’homme mort, vidé de son sang.
Il ne resta pas pour voir ce qui allait se produire ensuite.