5

Diego se sentit à la fois touché et troublé par la réaction de la jeune femme, lorsqu’elle découvrit le jardin qu’il s’était créé. Touché, parce qu’il était fier de partager l’univers dont il avait choisi de s’entourer. La beauté de la nature. Un lieu qu’il avait façonné jusqu’à reproduire son idée du paradis. Du ciel, même, car lui-même n’y monterait jamais, étant immortel. Et, même s’il venait un jour à être tué, il n’était pas sûr d’y être accepté. Les vampires n’étaient-ils pas maudits à tout jamais ? La seule chose qui manquait à son éden, c’était une présence humaine. Pourtant, c’était un choix qu’il avait fait en toute conscience et il protégeait sa solitude par tous les moyens dont il disposait. Toutefois, la réaction d’Anna le troublait aussi, car celle-ci semblait aimer l’île de Sérénité un tout petit peu trop à son goût. Il ne voulait pas qu’elle reste plus longtemps que nécessaire, même s’il avait du mal à s’en convaincre, à présent, alors que la jeune femme était lovée contre lui, un bras passé autour de son cou. Elle se redressa soudain pour regarder par-dessus son épaule vers la maison, une construction de deux étages, en rondins et galets.

— On dirait une maison de conte de fées… C’est vous qui l’avez bâtie ?

— Oui… Au fil des ans.

— Mais comment ? J’ai vu des lampes à l’intérieur et…

— Je me sers du vent et du soleil.

Elle suivit son regard jusqu’à une éolienne perchée sur la plus haute colline de l’île, telle une sentinelle. Il avait dû la bloquer, la nuit de l’orage, mais les pales tournaient de nouveau. Des panneaux solaires étaient alignés sur le toit de la maison, ainsi que sur celui de l’atelier.

— Le surplus est stocké. Je n’ai jamais de coupure.

Elle le regarda soudain d’un air rêveur.

— Le monde aurait beaucoup à apprendre d’un homme tel que vous.

— Je n’ai que faire du monde, chuchota-t-il.

Elle resta silencieuse un instant. Il eut presque l’impression qu’elle sondait son esprit, tout comme il avait sondé le sien. C’était ridicule. Elle ne pouvait être capable d’une telle action. Elle n’était pas vampire. Pourtant, il se sentit ériger malgré lui une barrière mentale, comme il l’aurait fait si un vampire inconnu avait tenté de lire des pensées qu’il aurait préféré garder secrètes.

— Où vous êtes-vous procuré le bois ? Et la pierre ?

— Sur le continent. J’ai tout rapporté petit à petit, en fonction de ce que Maria pouvait accueillir en un seul voyage. Je faisais un voyage dès que je tombais à court de matériaux.

— Maria ?

Une brise légère vint faire danser les cheveux de la jeune femme et il faillit se perdre dans cette contemplation.

— Mon voilier, expliqua-t-il enfin. Le Santa Maria XIII.

— Rien que ce nom m’inspire une bonne demi-douzaine de questions, répliqua-t-elle, l’air surpris.

— Ce n’est qu’un nom, répondit-il en détournant le regard.

— J’en doute…

Elle attendit, mais il n’ajouta rien.

— Et vous vivez ici tout seul ? demanda-t-elle encore.

— C’est un choix. La solitude me convient.

Venait-il de se montrer grossier ?

— J’étais à peu près dans la même situation. J’ai acheté un bateau et j’ai pris le large seule. Rien de tel que de se retrouver soi-même face à l’immensité du ciel et de la mer. Je trouve que cela…

— … nourrit l’âme, coupa-t-il d’une voix calme.

— Oui. Ça lave l’esprit, aussi. On se sent… inspiré. Comme un pèlerinage, si vous voulez. Cela vous fait la même chose ?

— Je… J’aime cette île. Et j’aime les êtres qui y vivent. Chaque plante, chaque animal, chaque oiseau. En revanche, je ne suis pas aussi attaché aux gens.

Elle hocha la tête, comme si elle comprenait ce sentiment, mais n’ajouta rien. Au bout de quelques secondes, elle leva le nez vers le ciel.

— Le ciel est tellement dégagé, à présent. J’ai du mal à croire qu’un orage d’une telle violence a balayé l’île il y a quelques heures à peine.

Il la porta jusqu’au fauteuil taillé dans le tronc. Il préférait la poser, car la proximité de son corps le perturbait trop. Il s’était nourri avec soin, espérant apaiser la faim naturelle que la présence de la jeune femme ne manquerait pas de faire naître en lui. Oh ! il savait qu’il ne lui ferait jamais de mal. Mais boire son sang ne signifiait pas forcément lui en faire. Bien au contraire, en vérité. Le sang chaud et vivant était tellement plus savoureux que ce liquide froid qu’il conservait dans des poches en plastique, dans la porte de son réfrigérateur. Il avait construit sa minuscule cuisine en cas d’intrusion extérieure, afin que sa maison semble parfaitement normale aux yeux d’un mortel. Il n’y avait aucune nourriture dans les placards, seulement de la vaisselle.

A l’arrivée de la jeune femme, il avait stocké les poches de sang dans une glacière qu’il conservait à l’atelier. Ainsi, elle ne risquait pas de les découvrir accidentellement. Inutile qu’elle comprenne qui il était. Du moins, pas tout de suite. Il n’était pas prêt. Et il restait à la jeune femme encore un peu de temps à vivre. En la déposant dans le fauteuil, il sentit le sang chaud qui courait en elle, juste sous sa peau délicate. Comme un appel envoûtant. Il ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il… Si, il s’en souvenait très bien. Il aurait d’ailleurs préféré l’oublier.

— Cela fait près de vingt-quatre heures que votre voilier s’est abîmé sur les rochers au large de mon île, expliqua-t-il.

— J’ai dormi toute la journée ? s’étonna-t-elle.

— Ne soyez pas si surprise. J’ai fait la même chose.

— Pas étonnant, après la nuit que vous avez dû passer.

Il baissa les yeux.

— D’ailleurs, poursuivit-elle, je ne suis pas plus surprise que ça. C’est ce qui m’arrive la plupart du temps. De plus en plus en souvent, d’ailleurs. Mais je veux en savoir plus, Diego. Comment cela s’est-il produit ? Comment avez-vous su que j’avais besoin d’aide ?

Il détourna le regard, avec une moue incertaine. Il savait que la vérité semblerait incroyable. Soit elle devinerait qu’il n’était pas tout à fait un humain comme les autres, soit elle penserait qu’il mentait pour se faire passer pour une sorte de surhomme. Aucune des deux solutions ne lui plaisait. Il en choisit une troisième.

— J’étais sorti faire une petite promenade nocturne et je vous ai trouvée allongée sur ma plage, dans les vagues.

— Ça a dû vous faire un choc.

— Hmm.

— Alors, vous m’avez ramenée… chez vous.

— Que pouvais-je faire d’autre ? Je n’allais quand même pas vous laisser mourir sur le sable, non ?

— Ensuite, vous m’avez déshabillée…

— Je n’ai pas eu le choix. Vos vêtements étaient trempés.

Il s’éloigna de quelques pas, avant d’ajouter :

— Mais ils sont propres et secs, maintenant.

— Je vous dois plus que la vie. Je suis désolée d’avoir troublé votre solitude.

— Vous n’avez pas vraiment eu le choix…

— Peu importe. Je tâcherai de ne me faire la plus discrète possible… En fait, vous risquez de me voir à peine. Je suis devenue une créature nocturne. Il y a quelque chose dans la lumière du soleil qui me donne envie de dormir. La nuit, en revanche… je renais à la vie. Enfin, façon de parler, car je ne reste jamais éveillée bien longtemps.

Il la regarda d’un air songeur, se demandant s’il s’agissait là d’un effet secondaire de l’antigène Belladone. Il ne se souvenait pas que cela l’ait gêné, lorsqu’il était encore humain. Toutefois, il avait été encore très jeune, lorsqu’il avait reçu le Don des Ténèbres. A peine vingt-cinq ans. Anne, elle, devait avoir au moins trente-cinq ans. Peut-être un peu plus. Peu d’Elus vivaient au-delà de quarante ans. Soit ils devenaient comme lui, un vampire, soit ils mouraient paisiblement. La plupart du temps, c’était le deuxième cas de figure qui survenait, car peu d’entre eux apprenaient la vérité sur l’antigène dont ils étaient porteurs. Ils étaient encore moins nombreux à avoir un vampire dans leur entourage, à qui demander de les transformer le moment venu. Il se rendit soudain compte qu’il en savait très peu sur cette femme et sur l’épreuve qu’elle traversait. Il voulait en apprendre davantage, mais pas tout de suite. Elle avait l’air si fatiguée.

— Vous êtes très pâle. Nous devrions rentrer.

— Mais c’est tellement beau, ici ! Ne pourrions-nous pas rester encore un peu ?

Il hésita un instant, puis s’approcha du cercle de pierres. Il l’avait construit en creusant dans le sol sableux un trou, qu’il avait entouré des pierres serrées les unes contre les autres. Un second cercle entourait le premier et il avait dégagé un large périmètre autour, afin qu’aucune escarbille ne mette le feu à son paradis personnel. En général, il rajoutait même une sorte de couvercle grillagé pour couvrir les braises lorsqu’il s’absentait. Il ne voulait prendre aucun risque. En tant que vampire, il avait toutes les raisons du monde de se méfier du feu. Pourtant, c’était un élément si primaire qu’il ne parvenait pas à résister à cette fascination. Les êtres de son espèce entretenaient une relation trouble avec le feu. Un mélange d’amour et de haine. Peut-être parce qu’ils ne pouvaient jamais voir le soleil ? Comme toujours, une pile de petit bois attendait, prête à l’emploi, et il se mit au travail.

— Vous n’êtes pas obligé de rester pour moi, vous savez. Si vous voulez aller vous coucher…

— Je vis moi-même essentiellement la nuit.

— Vraiment ?

Il sentit qu’elle trouvait cela étrange et mourait d’envie de lui demander pourquoi. Pourtant, elle se retint et, avec un soupir, changea de sujet.

— Pouvez-vous voir l’océan, d’ici ?

— Depuis le premier étage, oui. Mais il n’y a que ma chambre, là-haut. Et la salle de bains.

Avec une baignoire luxueuse et une douche à l’italienne qu’il adorait, ainsi que des toilettes, au cas où son repaire viendrait à être découvert. C’était une couverture, mais les toilettes fonctionnaient. Personne ne s’en était jamais servi depuis la dernière fois qu’un mortel avait posé le pied sur l’île. Cassandre. Non, il ne voulait plus penser à elle.

— Pourquoi avoir construit la maison si loin du rivage ?

— Pour me protéger des tempêtes… et des navires trop curieux. Cela dit, la plage est à cinq minutes à pied et on entend l’océan d’ici. Ecoutez.

Elle tendit l’oreille et ferma les yeux. Il vit sa concentration et sut l’instant précis où elle perçut le murmure des vagues. Ce fut comme si son corps tout entier soupirait d’aise. Il comprenait. Cet endroit avait le même effet sur lui. Soudain, elle rouvrit les yeux.

— Je connais le nom complet de votre voilier, mais pas le vôtre. Comment s’appelle l’homme qui m’a sauvé la vie ?

Il se redressa, posa une main à plat sur son ventre et s’inclina légèrement vers elle.

— Je m’appelle Diego del Torres.

— Enchantée. Anna Seville, répondit-elle avec un sourire.

Il le savait déjà. Il le savait depuis la nuit où il l’avait rencontrée, deux mois plus tôt. Un nom qui hantait depuis son esprit comme un murmure incessant.

— Je suis heureux que vous ne soyez pas morte noyée, Anna Seville.

Elle baissa hâtivement les yeux, comme pour dissimuler des émotions subites. Il perçut aussitôt ses pensées. De toute façon, je vais mourir bientôt. Je pensais que j’étais prête, mais depuis que je vous ai rencontré et que j’ai vu cet endroit… Je ne suis plus sûre de rien.

— Moi aussi, finit-elle par répondre. Sinon, je n’aurais jamais eu le plaisir de vous rencontrer et de connaître cet endroit. Merci de m’avoir sauvé la vie, Diego.

— Je vous en prie.

Il la contempla longuement, puis se décida enfin à prononcer les paroles nécessaires.

— Je suis sincère, Anna, malgré ce que je vais vous dire à présent. J’espère que vous ne vous sentirez pas offensée.

— Vous m’avez sauvé la vie. Je crois que vous avez largement gagné le droit de dire ce que bon vous semble.

— Vous ne pouvez pas rester ici.

Son expression se rembrunit et toute trace de plaisir disparut de ses yeux.

— Un jour ou deux, naturellement, le temps de vous remettre de vos blessures. Cependant, dès que vous serez en état de voyager, je vous ramènerai sur le continent.

— Je… Je comprends. C’est votre refuge. Le mien a été réduit en miettes par la tempête, mais cela ne me donne pas le droit d’investir le vôtre.

— Je suis heureux que vous compreniez.

Il aurait voulu en dire plus mais, déjà, un sentiment familier s’emparait de lui.

— Le soleil va bientôt se lever, annonça-t-il.

Elle sembla chasser le nuage noir, et peut-être la douleur que ses paroles avaient fait naître en elle.

— J’aimerais le regarder se lever sur l’océan. Vous permettez ?

— Malheureusement, je ne peux pas vous accompagner. J’ai… J’ai une grave intolérance à la lumière du soleil, Anna. C’est la maladie qui m’a forcé à devenir une… créature nocturne, comme vous l’avez dit tout à l’heure. Je dois bientôt me retirer.

Elle sembla sur le point de parler, mais se reprit. Finalement, elle dit avec un petit sourire :

— J’imagine que vous avez eu droit à toutes les blagues possibles et imaginables sur les vampires…

Il sursauta, mais se ressaisit aussitôt.

— Vous n’avez pas idée.

— Allez vous coucher, Diego. Je me débrouillerai.

— Je crains que vous ne soyez pas en état de marcher jusqu’à la plage. Pas aujourd’hui, en tout cas. Peut-être demain ?

— Vous avez sans doute raison. Si jamais je me retrouvais trop faible pour rentrer de la plage à pied, je serais sans doute incapable de vous réveiller. Enfin, si vous avez le sommeil profond. Vous dormez bien ?

— Comme un mort, répondit-il avec sérieux.

Il vit son expression impassible s’éclairer et elle sourit.

— Je vois. C’est de l’humour vampire.

Il sourit à son tour et lui adressa un petit clin d’œil.

— Je pense que vous ne manquerez de rien. Pendant que vous dormiez, j’ai fait une réserve de fruits et d’eau de source. Il y a aussi du poisson frais dans la cuisine, si vous avez envie de quelque chose de plus consistant. Profitez bien de votre journée. Je vous verrai ce soir.

Elle hésita, puis sourit.

— D’accord. Bonne nuit, alors… Enfin, bonjour, plutôt.

— Disons… bon repos ?

— Voilà. Bon repos.

— Avez-vous besoin de mon aide pour rentrer dans la maison, avant que je parte ?

Elle sembla réfléchir à la question. Par réflexe, elle faisait saillir sa lèvre inférieure, une petite habitude qu’il commençait déjà à trouver à son goût.

— Non, dit-elle finalement. Je crois que je vais rester ici encore un peu. J’arriverai bien à regagner la maison quand je serai prête.

— Soyez prudente. Prenez votre temps.

— Promis.

Il hocha la tête, sachant qu’elle n’en ferait rien, de toute façon. Il s’éloigna en se demandant si ses secrets étaient bien protégés. Il avait pris toutes les précautions possibles. Il avait agi de même lorsque Cassandre avait débarqué sur son île, simplement pour apprendre par la suite que son innocence n’était qu’un masque et qu’elle avait su dès le départ qui il était. Son plan avait été très clair : le séduire, puis se servir de lui pour obtenir ce qu’elle voulait avant de disparaître pour toujours. Elle l’avait suivi à la lettre. Il était hors de question que cela se reproduise. Plus jamais. Pas même avec Anna Seville.