8

— Nous y sommes, annonça-t-il en désignant un tronc d’arbre couché sur la plage, à la limite des palmiers.

Ils avaient longé le rivage jusqu’à une crique protégée, dans laquelle il avait construit son ponton.

— Vous n’avez qu’à vous asseoir ici. Ce tronc fait un très bon dossier.

Elle ne s’assit pas. Elle était trop occupée à admirer le voilier amarré au ponton. C’était un petit voilier doté d’un moteur dont les voiles étaient soigneusement pliées. Sur la coque, en belles lettres rouges, pleines de boucles et de déliés, s’étalait le nom du voilier : Santa Maria XIII. Ce chiffre la laissa un moment songeuse, puis elle repensa à son propre bateau et son cœur se serra. Soudain, elle aperçut des taches de couleur le long du rivage.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Vos affaires s’échouent sur la plage depuis hier. Je l’ai remarqué tout à l’heure, mais je voulais savoir si vous alliez bien avant de venir les ramasser.

— Vous les avez remarquées… depuis la maison ?

— L’atelier.

— Vous avez une bonne vue… Surtout dans le noir.

Sa théorie devenait de moins en moins ridicule. Se pouvait-il qu’il soit réellement… Elle ne parvenait même pas à envisager le mot en pensée.

— Excellente. Notamment ma vision nocturne…

Elle tenta de dissimuler sa stupéfaction. Ses hypothèses stupides semblaient de plus en plus probables. Afin d’éviter son regard inquisiteur, elle se dirigea vers le rivage, mais il la retint.

— Je vais aller chercher vos affaires. Reposez-vous.

— Je me sens bien, pour le moment. Mais merci.

Il l’accompagna. Lorsque l’écume des vagues vint lécher leurs pieds nus, elle se pencha pour ramasser des objets qu’elle croyait avoir perdus pour toujours. Un haut de maillot de bain, sans le bas. Un short en jean. Deux débardeurs et un T-shirt. Elle les essora du mieux qu’elle put, avant de les jeter sur son épaule. Elle aperçut une tennis. A quoi bon ? pensa-t-elle, quand elle se rendit compte que sa sœur jumelle n’avait pas échappé au naufrage.

— C’est toujours mieux que rien, dit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées.

Ce qui était envisageable.

Lorsqu’ils eurent tout ramassé, elle s’approcha du voilier.

— Il est petit mais magnifique.

— Attendez de voir le prochain, annonça-t-il avec fierté.

— Laissez-moi deviner : le Santa Maria XIV ?

Il sourit, mais ne répondit rien.

— Y a-t-il vraiment eu treize autres bateaux avant celui-ci, Diego ? Ou le chiffre 13 a-t-il une autre signification ?

— Je… Avez-vous tout récupéré ?

— Depuis combien de temps vivez-vous sur cette île ?

— Longtemps, répondit-il en évitant son regard.

— Et vous vous rendez sur le continent… tous les mois ?

— Tous les trois mois, si je peux. Mais, si mes réserves baissent, je n’ai pas d’autre choix.

— Je vois. Et la dernière fois que vous y êtes allé ?

— C’était en avril dernier. J’étais…

Il s’interrompit, puis se reprit aussitôt :

— A moins que ce ne soit en mars. Je ne fais pas très attention aux dates.

Elle savait que c’était au mois d’avril. Le 10 avril exactement. Le jour où elle avait appris qu’elle était condamnée et qu’elle s’était rendue au bord de la mer pour réfléchir. Le jour où elle avait rencontré son ange gardien. Elle savait qu’il était là, lui aussi. Elle l’avait compris dès qu’il avait parlé du mois d’avril. Il avait vu l’éclair de compréhension dans ses yeux et avait tenté de rattraper son erreur en modifiant sa réponse. Mais c’était trop tard.

— C’est vous que j’ai embrassé, n’est-ce pas, Diego ?

— Ne soyez pas ridicule, rétorqua-t-il en soutenant son regard. Comment cela serait-il possible ?

— J’imagine que vous devez être une sorte de… d’être surnaturel. Vous m’avez parlé à travers mon esprit. Vous connaissiez mon nom. Vous m’avez entendue appeler à l’aide le soir de la tempête. C’est la vérité, n’est-ce pas ?

Il baissa la tête sans rien dire.

— Que risquez-vous en me confiant la vérité, Diego ? Je vais mourir, ne l’oubliez pas.

Il poussa un soupir, puis leva les yeux vers son voilier.

— Alors, qu’en pensez-vous ? demanda-t-il pour changer de sujet.

— Je pense qu’il ne devrait pas rester ainsi à quai. Vous ne le laissez pas amarré en permanence, j’espère ?

— Bien sûr que non. Je ne le sors que lorsqu’un voyage est imminent. Je l’ai mis à flot un peu plus tôt dans la soirée.

Elle cligna des yeux, redoutant de poser la question à laquelle il répondit de lui-même :

— Vous serez bientôt en état de partir.

Etait-il trop tôt pour lui demander l’autorisation de rester ? Non, le moment était venu, mais elle ne parvenait pas à rassembler le courage nécessaire. Se mordant la lèvre inférieure, elle se remit à marcher vers le tronc d’arbre.

— J’ai un aveu à vous faire, dit-elle, espérant arriver petit à petit au sujet qu’elle voulait réellement aborder.

— Lequel ?

Arrivée près du tronc, elle recroquevilla ses orteils dans le sable chaud, puis s’assit confortablement pour attendre l’arrivée de la lune. Le ciel était encore vide.

— J’ai bien peur de m’être montrée curieuse, aujourd’hui. J’ai un peu exploré la maison.

— Je sais. Vous n’êtes pas entrée dans ma chambre, cependant.

— Comment le savez-vous ? s’exclama-t-elle.

Il haussa les épaules.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas entrée, Anna ?

— Cela aurait été déplacé, expliqua-t-elle. C’était… comme une intrusion dans votre intimité.

— Mais explorer le reste de la maison n’était pas déplacé ?

— Non… Enfin, pas trop.

— Alors, pourquoi l’avoir fait ?

— J’étais curieuse. De vous.

— Votre exploration a-t-elle assouvi votre curiosité ?

— Non, au contraire. Il y a une date sur une pierre, au coin de la maison : 1965. Comment cela est-il possible, si vous l’avez construite vous-même ?

— Je suis un homme très discret, Anna. Mon intimité me tient beaucoup à cœur. Vous l’avez sans doute remarqué.

— Hmm, oui. Vous vivez seul sur une île déserte, quand même. On ne fait pas plus discret. Mais… pourquoi ? Qu’est-ce qui a bien pu vous pousser à vivre de la sorte ?

— Vous avez du mal avec la notion d’intimité, répondit-il en détournant le regard.

— Inutile de devenir agressif.

— Pardon.

— Il s’agit d’une femme, n’est-ce pas ?

Sans répondre, il s’approcha du tronc et, se penchant par-dessus, sortit une bouteille de vin et deux verres. Il en remplit un qu’il lui tendit.

— Merveilleux, dit-elle. Vous n’en prenez pas ?

— Bien sûr que si.

Après s’être servi, il s’installa dans le sable à côté d’elle, s’adossa contre le tronc et pointa l’horizon du doigt.

— Regardez : la voilà.

Anna se tut, malgré les questions qui lui brûlaient les lèvres. Elle était déterminée à profiter de cette nuit. Le vin était délicieux. Elle s’adossa à son tour pour admirer la lune qui commençait à monter dans le ciel. Elle illuminait la surface de l’eau d’un éclat argenté qui s’étendait jusqu’à la plage.

— Quel spectacle unique, murmura-t-elle. C’est magnifique.

— Je suis d’accord, répondit-il avec une infinie douceur.

Lorsqu’elle le regarda, elle se rendit compte que ses yeux étaient posés sur elle, pas sur l’horizon.

— Je ne serai plus ici très longtemps, chuchota-t-elle.

— Je sais.

— Je ne serai plus indiscrète.

— Je suis content de l’entendre.

— Mais je veux…

Elle se perdit dans ses yeux. Elle y voyait une passion qui dépassait tout ce qu’elle avait pu connaître. Un désir dont elle n’avait jamais été l’objet auparavant.

— C’est vous que je veux, reprit-elle, bien que ce ne fût pas ce qu’elle avait l’intention de dire.

— Ce serait une erreur.

Elle lui adressa un grand sourire.

— Comment cela ? Je n’ai rien à perdre, Diego. Je vais mourir. De plus, mon ange gardien m’a prescrit de faire ce que je voulais pendant le temps qui me restait. Et ce que je veux, c’est vous embrasser. Donc, je vais le faire.

Lorsqu’elle se pencha vers lui, il ne recula pas. Elle pressa bravement ses lèvres contre les siennes. Il resta immobile tandis qu’elle posait les mains sur ses épaules et derrière sa nuque, avant de glisser ses doigts dans ses cheveux pour resserrer leur étreinte. Elle le sentit frissonner. Il posa une main sur sa taille et se pencha vers elle, la repoussant sur le sable jusqu’à la dominer de son corps. Il lui rendit son baiser. Il l’embrassa comme jamais on ne l’avait embrassée. Chaque parcelle de son corps se mit à étinceler de vie.

— Diego, murmura-t-elle. Diego.

Lorsqu’elle se cambra vers lui, elle sentit la fermeté de son désir. Soudain, il roula sur le côté et s’écarta d’elle. Stupéfaite, elle le vit s’asseoir sur le sable et lever les yeux au ciel comme si tout son être venait de se briser en éclats.

— Diego ? appela-t-elle.

Elle se redressa pour poser une main sur son épaule.

— Je vous en prie, dites quelque chose.

— Il n’y a rien à dire de plus. Je ne peux pas, Anna. Je sais où mène ce chemin et je ne veux pas y retourner.

Elle ferma les yeux.

— Je veux rester ici, Diego. Avec vous, pour le peu de temps qu’il me reste à vivre. Un mois, six semaines tout au plus.

— Non, proféra-t-il, les dents serrées.

— Mais… Je vais mourir. Rien ne m’attend. Je ne vous gênerai pas. Je ferai tout ce que vous voulez, mais je vous en supplie, ne me forcez pas à retourner là-bas.

Il se leva.

— Vous devez partir. Vous êtes assez forte pour supporter le voyage. Nous levons l’ancre demain au coucher du soleil.

— Diego, je vous en prie !

— Ne suppliez pas, Anna. Vous valez mieux que ça.

— Je n’ai plus rien à perdre.

— Il reste toujours votre fierté.

— Vous êtes donc un homme froid et sans cœur ?

Il haussa les épaules.

— Je vais dans mon atelier. Je ne veux pas être dérangé.

— C’est ça. Allez vous planquer dans votre fichu atelier, espèce de monstre d’égoïsme.

Il s’éloigna sans se soucier de l’insulte qu’elle venait de lancer. Anna se laissa tomber à genoux dans le sable et se mit à pleurer amèrement.

Elle ne savait même pas pourquoi.