Ces vacances démarraient vraiment mal. Les poings sur les hanches, Vivi regarda tour à tour les deux vampires qui se disputaient le privilège de la mordre. Tout ce qu’elle voulait, c’était une petite promenade sur la plage, au clair de lune. Un peu de tranquillité, après des mois passés à pourchasser et transpercer des vampires, risquant sa peau et ses os chaque nuit. Mais non, il avait fallu qu’elle tombe sur… ça.
— C’est moi qui l’ai vue en premier ! disait le plus grand en s’approchant de son adversaire presque jusqu’à se retrouver nez à nez avec lui. Va te trouver un autre goûter.
Vivi fit la moue.
— Hé ! C’est moi que tu traites de goûter ? Surveille ton langage, mon vieux. Tu ne sais même pas à qui…
— Je la suis depuis une demi-heure, protesta l’autre, ses yeux rouges luisant de gourmandise. Si tu crois que je vais te laisser repartir avec, tu peux toujours aller te faire mordre…
Grognements féroces, éclats de canines acérées. Du vampire tout craché. A cause d’elle ! Elle avait l’impression d’avoir atterri dans une version paranormale de La Vie des animaux. Avec un soupir las, Vivi regarda l’océan, entre les deux vampires qui se disputaient son corps. Elle se demanda un instant si ces deux idiots remarqueraient son absence, si elle décidait de s’éclipser. Ils avaient beau avoir faim, ils puaient plus fort qu’une distillerie. Ce n’était pas la première fois qu’elle remerciait le ciel d’avoir permis aux vampires d’apprécier l’alcool et surtout de le métaboliser.
— Les garçons ? lança-t-elle.
Aucun des deux ne la regarda. Résignée, elle passa une main dans son dos et retira de sa ceinture un étui étroit et long qu’elle gardait en permanence sur elle.
— Les garçons ? insista-t-elle.
Le plus grand des vampires poussa l’autre brutalement.
— Tu crois vraiment que tu peux me battre, nabot ?
Du pouce, Vivi enclencha un bouton et deux lames argentées jaillirent avec un bruit sec. Les vampires sursautèrent. Ah… Ils ne l’avaient donc pas oubliée. Leur air de stupeur valait tous les trésors du monde…
— Alors, voici la situation, déclara-t-elle. Je suis en vacances. Je ne suis pas d’humeur à tuer ou à démembrer, ce soir. D’ailleurs, il se trouve que j’aime beaucoup le chemisier que je porte en ce moment. Comme vous devez le savoir, les taches de sang sont tenaces. Donc, je vous propose de quitter tous les deux gentiment la ville et on en reste là. D’accord ?
Avec un affreux juron, le plus petit des deux vampires s’enfuit à une telle vitesse qu’on aurait pu croire qu’il n’était jamais apparu. Le second, en revanche, ne se laissa pas impressionner. Vivi regarda d’un air contrarié cette créature immortelle qui semblait bien décidée à lui gâcher sa soirée.
— Tu crois que tu me fais peur, avec ton petit pieu ? demanda le vampire, avec un large sourire qui dévoila deux canines acérées. J’ai vu pire. Et tu es bien petite, pour chasser le vampire. Tu es sûre que tu as passé le permis ?
— Des insultes, en plus ? Génial. Comme tu ne dois pas manquer de le savoir, ce n’est pas la taille qui compte…
— Chérie, répliqua-t-il en s’esclaffant. Je vais prendre un malin plaisir à te prouver le contraire.
Il n’était pas si stupide que ça, finalement. Vivi se rendit compte que le second vampire était bien plus vieux que celui qui s’était enfui. Cela faisait suffisamment longtemps qu’elle chassait les vampires pour faire la différence rapidement. Cela ne l’inquiétait pas beaucoup… pour l’instant. Elle avait dansé avec des personnages pires que lui et s’en était toujours bien sortie. Toutefois, elle se serait sentie plus tranquille s’il y avait eu du renfort dans le secteur. Les vampires, même les plus faibles, étaient de redoutables adversaires. C’était d’ailleurs pour cela que les Chasseurs travaillaient toujours en binôme. Sauf quand ils n’étaient pas de service, bien sûr…
Vivi se tint immobile, prenant garde à ne pas regarder le vampire dans les yeux. Succomber au regard hypnotisant d’un vampire conduisait en général au baiser de mort.
— Si tu me veux, il va falloir m’attraper, mon vieux…
— Avec plaisir ! J’aime quand une femme me résiste.
Il se jeta sur elle à une telle vitesse que Vivi l’évita de justesse. Tournoyant sur elle-même, elle parvint à l’atteindre avec le bout de sa lame. Une longue estafilade sur le flanc, pour lui faire comprendre la situation. Le vampire siffla de rage en voyant la traînée de rouge qui maculait sa chemise blanche. Son sourire arrogant se transforma en grimace haineuse. Il avait été plutôt séduisant, auparavant. Tous les vampires l’étaient. A présent, le monstre refaisait surface.
— Tu vas me le payer !
— Oh ! Change de disque…
Le sable fin de la plage lui caressait les pieds. Sur sa droite, les vagues battaient le rivage à un rythme régulier. Vivi écoutait ce murmure d’une oreille. Elle pensait avec regret à sa chambre donnant sur la mer. Dire qu’elle avait prévu de s’endormir la fenêtre ouverte pour se laisser bercer par la musique des vagues ! Elle ne se laissa distraire qu’un instant, mais le vampire en profita. En un clin d’œil, il lui fit perdre l’équilibre, lui arracha le pieu rétractable des mains et la cloua au sol. Elle n’eut même pas le temps de pousser un cri. C’était aussi humiliant que terrifiant. Son adversaire ricanait doucement. Elle parvint à lui donner un coup de genou dans le ventre, puis roula sur le côté. En un instant, il était de nouveau sur elle et l’attrapait par le pied pour la tirer sur le sable et la plaquer de nouveau au sol. Il semblait avoir perdu toute envie de plaisanter.
Règle numéro un du code des Chasseurs : « Ne jamais laisser le vampire prendre le dessus. » Sinon, il était difficile, pour ne pas dire impossible, de renverser la situation. Son regard croisa celui du vampire. Sa pupille sembla soudain s’élargir comme un trou noir, prêt à l’engloutir tout entière. Elle ne parvenait plus à respirer ni à bouger… Elle ne voulait pas… Non… Elle était en train de se laisser subjuguer… Elle sentit son corps devenir tout mou.
— Alors ? haleta le vampire. On fait moins la maligne, hein ? Je vais te…
— Tu vas la lâcher.
L’intrusion d’une troisième personne suffit à surprendre le vampire qui tourna la tête vers le nouvel arrivant. Le charme fut rompu et Vivi en profita pour lui donner un second coup de genou, visant plus bas que le ventre cette fois. Le résultat fut immédiat et très bruyant. Le vampire poussa un râle ignoble, les yeux écarquillés, puis se laissa tomber sur le côté en se tenant l’entrejambe. Roulé en boule, il se mit à pousser des gémissements de douleur. Certaines prises fonctionnaient toujours à merveille…
Vivi se remit debout d’un bond, avant qu’il n’ait le temps de se relever. Cela dit, elle n’avait aucune intention de fuir. Ce vampire avait besoin d’une bonne leçon. Cela lui apprendrait à se mettre en travers du chemin d’un Chasseur. En revanche, la présence d’un spectateur risquait de la gêner pour le bouquet final.
— Merci, lança-t-elle en se tournant vers celui qu’elle devait bien qualifier de sauveur. J’avais besoin d’un…
Cela n’arrivait pas souvent à Vivi d’oublier ce qu’elle était en train de dire. Tout comme elle n’avait pas l’habitude d’être secourue. Encore moins par un vampire. Et encore moins par un vampire comme celui-là. En un mot, il était… splendide. Les vampires étaient en général bien lotis sur le plan physique. Cela faisait partie des avantages en nature de cette espèce. Le nouveau venu, cependant, poussait la notion de beauté à des degrés encore inexplorés.
Pendant les quelques secondes qu’il lui fallut pour réparer les circuits de son esprit qui venaient de griller, Vivi dévisagea sans vergogne cet homme grand et ténébreux dont le regard semblait lancer des éclairs en direction de son attaquant. Son corps svelte et musclé était à tomber par terre, même vêtu d’un simple T-shirt et d’un jean délavé. Il était pieds nus. Un look de surfeur au repos qui tranchait avec l’expression de son visage, qu’elle voyait à présent de profil. Elle avait devant elle un guerrier très ancien. Tout en lui respirait le pouvoir. Ses traits énergiques avaient quelque chose de royal, avec son nez aquilin, sa bouche dure et séduisante et ses sourcils effilés, de la même nuance de nuit que ses cheveux. Sa peau était d’une perfection terrifiante, tel du marbre dans la pénombre.
Se sentant frissonner, Vivi rougit avec consternation. Elle faisait partie du corps des Chasseurs, bon sang ! Toute attirance envers l’ennemi était interdite. Dire qu’elle pensait être immunisée contre les charmes naturels des vampires…
— Tu t’appelles Adam, c’est ça ? demanda son sauveur d’une voix sombre et veloutée, qui la fit encore frissonner.
Elle se serait donné des claques ! Adam, qui semblait avoir repris ses esprits, se remit debout en toute hâte. Vivi constata avec satisfaction qu’il avait l’air terrorisé.
— Oui. C’est vous. Je ne… Je vous en prie, Votre Altesse, je voulais juste…
— Silence, interrompit l’homme.
Votre Altesse ? Impossible. Tout le monde savait que le roi de vampires ne sortait jamais de sa tanière. A vrai dire, personne ne savait si les vampires possédaient encore un roi.
— Tu vas t’excuser auprès de cette dame, reprit le vampire royal de sa voix calme.
On aurait pu croire que la situation le laissait indifférent, sans le regard farouche qu’il posait sur Adam. Cela sembla suffire, car Adam se tourna vers elle, les yeux effarés, et se mit à implorer son pardon de la façon la plus abjecte. D’une certaine manière, Vivi trouvait cela agréable. Bien sûr elle aurait préféré lui arracher des excuses elle-même, mais elle avait eu la vie sauve. Elle n’avait pas à se plaindre.
— Je suis désolé, répétait Adam en coulant des regards craintifs vers l’autre vampire. Je vous supplie de…
— Oui, bon, abrège, j’ai compris, l’interrompit Vivi. Cela n’empêche pas que je vais devoir t’embrocher.
— Cela ne sera pas nécessaire, déclara doucement le nouvel arrivant. Rentre à la maison, Adam. Je veux dire, ma maison, bien sûr. Demande à parler à Rayne. Raconte-lui ce que tu as fait, il saura quel châtiment tu mérites.
Adam blêmit.
— Mais…
— Si tu choisis de me désobéir, je te ferai traquer comme une bête et tu connaîtras une mort lente et douloureuse. C’est ce genre de comportement déplorable qui a amené la création des Chasseurs.
Sa voix sexy était aussi froide et lisse que la pierre. Adam fut bien forcé d’admettre qu’il se trouvait face à deux êtres prêts à lui planter un pieu dans le cœur sans le moindre remords. Le vampire hocha la tête et commença à se retirer.
— Je rentre. J’ai compris, Votre Altesse.
Les yeux fous de terreur, le vampire disparut dans la nuit. L’autre le regarda s’éloigner, l’air perplexe.
— Il va chercher à s’enfuir, marmonna-t-il. Et je vais être obligé d’envoyer des hommes à sa recherche, puisqu’il représente de toute évidence une menace. Quelle perte de temps et de moyens…
Il poussa un soupir déchirant que Vivi n’avait jamais entendu chez un vampire. Ces créatures étaient en général du genre insouciant. Après tout, ne possédaient-elles pas la beauté et l’immortalité ? Ce vampire, en revanche, semblait porter toute la misère du monde sur ses épaules. Avec un pressentiment, Vivi le regarda, sentant l’excitation naître en elle, comme une boule chaude au creux de son ventre. Aucun doute sur l’identité de ce type : c’était l’ennemi public numéro un. Fabuleux.
— Pourquoi ai-je accepté ces stupides vacances ? demanda-t-il d’une voix rêveuse.
— C’est marrant, je me posais la même question…
Il la regarda, un peu surpris, comme s’il avait oublié sa présence. Vivi ne se formalisa pas. Elle se doutait que les mortels devaient être le cadet des soucis d’un vampire de cette catégorie. On lui servait sans doute sa ration de sang dans une coupe en vermeil. La politesse finit cependant par l’emporter. Après tout, il lui avait sauvé la vie. Elle avait beau être une tueuse de vampires, elle n’était pas grossière.
— Merci de votre aide, dit-elle en lui tendant la main. Je m’appelle Vivi. Vivi Martin.
Ses yeux, noirs comme de l’onyx, la parcoururent des pieds à la tête comme s’il la voyait pour la première fois. Vivi eut l’impression étrange qu’il buvait son essence. Elle rougit violemment. Non, ma fille. Pas bon. Pas très efficace, comme technique…
L’homme finit par accepter la main qu’elle lui tendait. Ce contact, si anodin, électrisa toutes ses terminaisons nerveuses. Elle dut se mordre la lèvre pour ne pas gémir. Il s’en fallut de peu qu’elle ne se liquéfie devant lui.
— Vivi, répéta-t-il dans un souffle. Je vous en prie, c’est tout naturel. Adam est plus méchant qu’il n’y paraît… Même pour un Chasseur aussi aguerri que vous.
Avec un rire nerveux, elle retira sa main aussi vite qu’elle pouvait sans paraître impolie.
— C’est ce que j’avais cru remarquer.
Son sourire fut comme un rayon de soleil perçant les nuages. Si elle avait envisagé un instant d’embrocher ce type ce soir-là, l’idée lui sortit complètement de la tête.
— Je m’appelle Justin.
— Justin.
Soudain, le puzzle s’assembla.
— Alors, vous êtes vraiment le roi des vampires… J’imagine qu’il vaut mieux déclarer la trêve pour ce soir, ajouta-t-elle, en plaisantant à moitié. Je vous laisse dix minutes d’avance.