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Au cours de l’après-midi suivant, Vivi hésita une centaine de fois à se convaincre de décommander cette… soirée ? Ce rendez-vous ? Pourtant, tandis que le soleil commençait à descendre dans l’océan, elle retoucha une dernière fois son rouge à lèvres devant le miroir de sa salle de bains. Elle jeta un regard à sa petite robe d’été en espérant qu’elle avait réussi à paraître élégante, sans montrer qu’elle avait longuement étudié la question. Délicat équilibre… Elle se recoiffa un peu, puis tira la langue à son reflet. Cela se voyait qu’elle avait fait un effort. Mais bon sang ! Cela faisait une éternité que personne ne l’avait invitée à sortir ! Pour une fois qu’elle avait une bonne excuse pour se maquiller un peu et mettre une jolie robe. Si seulement son rendez-vous avait pu avoir à peu près le même âge qu’elle. Et être mortel. Cela aurait été la soirée du siècle. Elle jeta un dernier regard critique à son reflet, puis sortit de la salle de bains. Elle s’empara de son vieux sac à main posé sur le lit, glissa son tube de rouge à lèvres dans ses profondeurs ventrues et glissa la lanière à son épaule avant de sortir.

La descente en ascenseur lui laissa amplement le temps de se demander une dernière fois si elle n’était pas en train de devenir folle. Certes, Justin était sexy. Des vampires moins mignons que lui avaient déjà causé la perte de plusieurs Chasseurs aguerris et, malgré son expérience professionnelle, Vivi savait qu’elle était loin d’être la guerrière la plus redoutable de sa Guilde. Pourtant, elle était toujours restée insensible au charme vampire. Jusqu’à présent.

Une soirée, se dit-elle lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Ce n’est pas grand-chose. Juste une soirée.

Elle sortit dans le grand hall aux couleurs chaudes. L’air du large était brassé par de larges ventilateurs suspendus au plafond. Ses sandales compensées ne firent aucun bruit sur le sol de marbre quand elle traversa la foule des clients de l’hôtel. Certains arrivaient avec des valises, d’autres attendaient un ami ou un amant. Le nombre de chemises hawaïennes la fit sourire. Elle se demanda si Justin en porterait une, lui aussi. Soudain, la sonnerie de son téléphone portable retentit dans les profondeurs de son sac à main.

— Oh non…

Elle se mit à fouiller dans son sac, tout en se dirigeant vers le fauteuil d’un petit salon installé devant une baie vitrée donnant sur la plage. Un regard autour d’elle lui assura qu’il n’y avait là que des mortels. Son rendez-vous n’était pas encore arrivé. La sonnerie était celle qu’elle avait assignée à son travail : le thème du film Ghostbusters.

— Je suis en vacances, pesta-t-elle en guise de salutations. S’il ne s’agit pas d’une invasion de catégorie une, je crois qu’il va falloir me rappeler plus tard.

Elle sentit ses cheveux se dresser sur sa tête en reconnaissant le rire féminin qui résonna dans son oreille. Elle en connaissait trop bien la propriétaire pour s’y tromper.

— Ne t’inquiète pas, Vivi. Même en cas d’invasion grave, je suis sûre qu’on s’en sortirait pendant que tu lézardes au soleil sur la plage. Chacun ses priorités, n’est-ce pas ?

Vivi serra les dents avant de répondre. Marina. Evidemment. Que serait le premier jour des vacances sans un appel de votre collègue la moins appréciée ?

— C’était une plaisanterie, Marina. L’humour, tu connais ? Laisse tomber… Que veux-tu ?

— Je ne veux rien. Juste un avertissement. Sois sur tes gardes. Nous avons reçu des informations sur la présence possible d’un vampire important dans ton secteur.

Vivi sentit sa gorge se serrer malgré elle.

— Oh ? parvint-elle à répondre. Et qu’entends-tu exactement par « important », Marina ? Pour l’instant, je n’ai vu que des surfeurs et des pères de famille en surpoids. J’ai soigneusement choisi cet endroit pour éviter toute action.

— Selon nos sources, le roi des vampires serait en balade, dit Marina, sans cacher son dégoût. Pour ma part, je pense que c’est n’importe quoi. Ces monstres ne sont pas de grands fans de l’autorité, de manière générale. En revanche, les plus anciens sont très respectés. Si nous parvenions à mettre la main sur l’un d’eux, ce serait énorme… Politiquement, aussi.

Vivi se renfrogna. C’était exactement ce qui avait commencé à l’agacer chez certains chefs des Chasseurs. Elle les avait rejoints pour l’aventure, l’action, le défi… et aussi parce qu’elle avait l’impression d’être utile en empêchant les suceurs de sang voyous de blesser des gens. Au fil du temps, cependant, elle avait commencé à remarquer que certains de ses collègues considéraient tous les vampires comme des cibles, pas seulement les fripouilles. On lui avait dit que c’était l’instinct du Chasseur. Un instinct qu’elle n’avait jamais éprouvé. Tant mieux.

— Ce soi-disant vampire VIP a-t-il causé du tort à quelqu’un ? A-t-il fait des siennes ? demanda Vivi.

Elle connaissait déjà la réponse. Marina haïssait toutes les créatures pourvues de crocs surdéveloppés, sans distinction.

— Son existence même est un problème. Cela fait des centaines, peut-être des milliers d’années, qu’il s’en tire à bon compte en jouant les sangsues. Si on parvient à atteindre une cible aussi importante, les autres réfléchiront peut-être à deux fois avant de pointer le bout de leurs canines.

— Marina…

— Reste vigilante, c’est tout, coupa Marina d’une voix glaciale. Tu as peut-être du talent et Desmond a beau chanter tes louanges à qui veut l’entendre, je ne suis pas dupe. J’ai le don pour repérer les erreurs. Et la tienne serait bien de te montrer trop gentille avec l’ennemi. Au moindre dérapage, je m’assurerai que tout le monde soit mis au courant… après avoir nettoyé derrière toi, bien sûr.

La communication fut coupée avant que Vivi ne puisse répondre. Logique. Marina Ferrars ne tolérait pas de ne pas avoir le dernier mot. Pour une raison étrange, elle avait pris Vivi en grippe dès le premier jour. Elle ne l’admettait pas toujours de façon aussi directe, sans doute parce que Desmond O’Meara, le fondateur de la Guilde des Chasseurs nord-américaine, avait pris Vivi sous son aile. Depuis le jour où il l’avait recrutée, il n’avait cessé de croire en elle et de le faire savoir. Cela expliquait d’ailleurs pourquoi Marina piquait sa crise de façon régulière.

— Quelle plaie ! grogna-t-elle en regardant son téléphone qu’elle serrait un peu trop fort.

Elle en avait par-dessus la tête d’être la cible de la rancœur de Marina. Elle en avait aussi assez d’entendre cette petite voix dans sa tête lui répéter que Marina et certains autres Chasseurs avaient probablement raison : peut-être le sens de la justice qu’elle revendiquait avec fierté, ainsi que son aversion pour la violence gratuite finiraient-ils par lui causer des problèmes. Ou pis : sa perte.

D’un geste rageur, elle rangea son téléphone dans son sac, et remarqua l’arrivée silencieuse d’une paire de souliers bien cirés dans son champ de vision. Elle prit une profonde inspiration pour tenter de se prémunir contre les effets que Justin pourrait avoir sur elle.

C’est juste pour ce soir, se répéta-t-elle.

Elle leva enfin les yeux vers le roi des vampires.