Quelle plaie, ce travail…
Depuis quatre ans, Piper Reynolds passait entre dix et douze heures par jour, six jours par semaine, parfois sept, enfermée dans un minuscule bureau sans fenêtre, avec pour seul éclairage un néon blafard suspendu au plafond. Sa peau était devenue si pâle qu’elle aurait sans doute pu passer pour un vampire… Si les vampires avaient existé en dehors des romans pour ados, évidemment.
Cela dit, elle n’en avait jamais lu. Elle n’avait ni le temps ni l’énergie pour lire autre chose que des dossiers, des rapports et des relevés de comptes. Elle passait tant de temps à faire défiler des chiffres sur l’écran de son ordinateur qu’elle s’était usé les yeux au point de devoir porter des lunettes. Même si elle n’en avait besoin que pour lire, elle les portait en permanence, car elle passait presque toute sa vie au travail. Toutefois, les choses allaient changer. Au moins pour les quinze prochains jours.
Piper aurait dû se réjouir d’avoir gagné le gros lot de la tombola organisée par le comité d’entreprise : deux semaines de vacances tous frais payés. Pourtant, depuis que son nom — ou, du moins, celui dont elle se servait depuis quatre ans — était sorti du panier, elle sentait une sourde angoisse lui comprimer l’estomac. Cette appréhension n’était peut-être qu’une peur de l’inconnu, car elle n’avait jamais pris de vacances auparavant. Elle travaillait, d’une façon ou d’une autre, depuis l’âge de quatorze ans.
Peut-être aussi cette crainte venait-elle du fait que son patron avait annoncé le nom du gagnant avant même d’avoir fini de déplier le petit papier qu’il venait de tirer. Son nom était-il seulement celui qui était inscrit ? Son patron n’avait jamais montré le papier à personne.
Elle avait d’abord refusé de quitter la sécurité de son bureau aveugle en renonçant à son lot. Bon sang, elle ne se souvenait même pas d’avoir acheté un billet ! Mais son chef avait insisté pour qu’elle accepte le séjour. Pourquoi voulait-il s’assurer qu’elle gagne ? Pour se débarrasser d’elle ? Cela n’avait aucun sens, étant donné la quantité de travail qu’elle effectuait chaque semaine. Avait-elle eu connaissance d’informations censées rester secrètes ? Comme tous les autres employés, elle avait signé une clause de confidentialité. Elle ne pouvait rien révéler de ce qu’elle savait de la société E. Graves Finances. D’ailleurs, malgré toutes ces heures passées au bureau, elle ne savait pas grand-chose. Elle ne savait même pas à qui appartenaient les comptes sur lesquels elle travaillait. Elle ne savait pas qui se cachait derrière les millions ou les milliards qu’elle brassait. Peut-être était-ce son patron qui avait découvert quelque chose. Sa véritable identité, par exemple… Etant donné qui elle avait autrefois été, elle comprenait parfaitement qu’il préfère la tenir à distance d’une société réputée pour sa discrétion.
A l’aéroport, en embarquant à bord du jet privé, elle avait eu l’impression d’entrer dans la quatrième dimension. Une dimension disparue dans laquelle régnaient luxe et confort. Les sièges en cuir étaient si vastes, les coussins si moelleux qu’elle aurait pu dormir pendant tout le trajet. Malheureusement, elle ne parvint pas à se détendre suffisamment pour s’assoupir. Elle n’avait pas peur en avion. Même si elle n’avait pas voyagé depuis quatre ans, elle avait autrefois fréquenté les aéroports de façon assidue. Non, c’était cette fichue appréhension qui la maintenait éveillée.
Et si elle avait été découverte ? Elle avait pourtant tout fait pour garder son secret. Si son patron avait compris qui elle était vraiment, il l’aurait licenciée, au lieu de la récompenser avec des vacances.
Maudites vacances…
— Mademoiselle, lança la jeune hôtesse de l’air d’une voix douce, comme si elle craignait de déranger d’autres passagers.
Piper était seule à bord. Un avion pour elle toute seule ? Une hôtesse de l’air rien que pour elle ? Quel genre de vacances avait-elle gagné ? Jamais elle n’avait été autant choyée, même lors de sa précédente carrière.
— Vous devez attacher votre ceinture, reprit la jeune femme. Nous allons bientôt atterrir.
— Et où atterrissons-nous ? s’enquit Piper en cherchant les boucles de sa ceinture.
Il ne s’agissait pas des ceintures en synthétique, comme on en voit à bord des vols commerciaux, mais d’une véritable bande de cuir, ornée d’une boucle dorée.
— Vous l’ignorez ? demanda l’hôtesse, amusée.
— Oui…
En plus d’être tous frais payés, ces vacances se déroulaient dans un endroit tenu secret. On lui avait seulement demandé de voyager léger et de prendre son passeport. Elle avait eu beau harceler de questions son patron, celui-ci avait refusé de lui en dire davantage sur sa destination. Bien sûr, la société E. Graves Finances était réputée pour sa discrétion. C’était pour cela que la plupart de ses clients étaient très fortunés et soucieux de la confidentialité des informations concernant leur portefeuille d’actions. L’un d’entre eux avait même tant apprécié le travail acharné et la discrétion de leur entreprise qu’il avait fait don de ces vacances pour le gros lot de la tombola annuelle. La seule chose que son patron avait bien voulu lui révéler, c’était que ce client était le plus ancien et le plus important de tous. Refuser son offre aurait été un affront impardonnable. Il n’avait pas fallu longtemps à Piper pour comprendre le sous-entendu : si jamais elle osait refuser, elle risquait d’être licenciée. Elle avait eu de la chance lorsqu’elle avait été embauchée, car l’enquête personnelle de E. Graves Finances n’avait rien révélé de sa véritable identité. Elle ne pouvait courir le risque chez un nouvel employeur. Si par malheur les médias avaient vent de la nouvelle… Cette pensée affreuse la fit frissonner.
— Alors, je ne voudrais pas gâcher la surprise, dit l’hôtesse en souriant de plus belle.
Elle était belle, d’une beauté raffinée et superficielle. Piper possédait autrefois ce genre de beauté… à l’époque où elle se souciait encore de son apparence. En même temps que son bronzage, elle s’était débarrassée de ses mèches blondes, si bien qu’elle avait à présent les cheveux d’un blond cendré beaucoup plus discret. Elle avait d’ailleurs bien besoin d’un passage chez le coiffeur, car son épaisse chevelure lui tombait sur le visage et les épaules.
— Pouvez-vous au moins me dire si ce sera une surprise agréable ?
Mais l’hôtesse s’était déjà éloignée vers le cockpit, laissant Piper seule avec sa question. Pour l’instant. L’avion avait entamé une descente graduelle. Ils atterriraient bientôt et elle saurait alors où elle se trouvait
Quand saurait-elle pourquoi elle s’y trouvait, en revanche ? Quelque chose lui disait qu’elle n’avait pas gagné ces vacances par hasard et que cette loterie n’avait rien à voir avec la chance. Elle se demandait même avec inquiétude si ce n’était pas l’exact opposé.
* * *
L’appréhension faisait battre son cœur. L’attente lui paraissait interminable. Enfin, un bourdonnement d’avion vint troubler le calme presque surnaturel de la nuit. Elle arrivait. Enfin.
Roarke Monterusso rit doucement de sa propre impatience.
Quatre ans. Ce n’était rien en comparaison des siècles qu’il avait vécus. Alors, pourquoi cela lui avait-il paru une éternité ? Parce que quatre semaines, quatre jours même, c’était déjà trop long quand il était question de justice. Cela faisait trop longtemps qu’elle échappait à la justice. Qu’elle lui glissait entre les doigts. Roarke n’avait pas besoin qu’elle soit officiellement inculpée ou reconnue coupable de son crime. Il avait juste besoin de savoir qu’elle avait été punie. La seule façon de s’en assurer, c’était de s’en charger lui-même.
De vives lumières se mirent à briller au sol, guidant le pilote jusqu’à la piste d’atterrissage, située de l’autre côté de cette île privée, vaste de quelques hectares. L’avion se posa en douceur. Quelques minutes plus tard, un second bruit de moteur se fit entendre et une voiture surgit sur la petite route qui menait à la maison. Les phares l’éblouirent, mais il ne cligna même pas des yeux.
Enfin, elle apparut à la portière que le chauffeur lui tenait ouverte et s’avança dans la lumière des phares qui faisait scintiller ses cheveux blonds. Ses sources avaient juré que Patricia Reynolds n’était pas la tristement célèbre Piper, lui assurant qu’elle ne lui ressemblait pas du tout. Elles s’étaient lourdement trompées sur ce point.
Certes, elle avait changé, en quatre ans, mais ces changements superficiels ne modifiaient en rien sa beauté et son allure. Elle portait à présent des lunettes et son tailleur-pantalon un peu trop grand pour elle ne mettait pas son physique en valeur. Elle s’était laissé pousser les cheveux, qui avaient sans doute retrouvé leur couleur naturelle. En matière de camouflage, c’était de l’amateurisme. Comment avait-elle pu tromper tant de gens ? Les médias croyaient qu’elle avait disparu de la surface de la terre. Pourtant, ses sources auraient dû se montrer plus malignes… Lui avait-on menti ?
La plupart des gens avaient bien trop peur de lui pour oser lui mentir et risquer sa colère. Ils avaient raison d’avoir peur. En la regardant grimper les marches du perron à sa rencontre, il se rendit compte qu’elle tremblait un peu. Si c’était de peur, elle avait raison elle aussi de s’inquiéter. Elle avait même plus à craindre que quiconque.
Justice…
* * *
Des rayons de lumière semblaient jaillir des yeux de l’homme. Son regard était aussi brûlant que les flammes d’une torche. Une vague de chaleur vint chasser les frissons que l’air frais de la nuit avait fait naître en elle. Le chauffeur posa son petit sac de voyage sur les marches, à côté d’elle. On lui avait demandé de ne pas prévoir trop de vêtements, elle en avait donc déduit que les vacances devaient se dérouler dans un endroit chaud et ensoleillé. Impossible pourtant de savoir à quoi s’en tenir, dans la fraîcheur de la nuit. Depuis l’avion, l’île ne lui avait pas paru très grande. Le chauffeur retourna à la voiture, qui disparut, les laissant dans la pénombre. Elle jeta un regard par-dessus son épaule, puis se tourna vers l’homme qui se dressait sur le pas de la porte. Soudain, elle regretta d’avoir accepté ces vacances stupides.
Dans la faible lumière qui provenait de la porte entrouverte, l’homme n’était qu’une ombre impressionnante. Grande, massive et complètement silencieuse.
— Je suis Patricia Reynolds, annonça-t-elle.
C’était son petit mensonge habituel. Patricia était le prénom de sa mère, une femme qu’elle n’avait jamais connue. Celle-ci, à peine adolescente, avait abandonné sa fille peu après la naissance, dans l’espoir qu’elle serait adoptée. Patricia, elle, avait adopté son prénom le jour où elle avait eu besoin de se forger une nouvelle identité.
L’homme ne réagit pas. Pas le moindre salut, pas même une main tendue. Il se contentait de la dévisager de ses yeux toujours aussi ardents, malgré l’absence des phares. Piper se remit à trembler — pas de froid, cette fois.
— J’ai gagné… des vacances… avec mon travail, bafouilla-t-elle. E. Graves Finances ?
L’homme réagit enfin.
— Des vacances ? demanda-t-il d’une voix profonde.
Piper sentit son cœur s’emballer. Avait-elle atterri au mauvais endroit ? N’ayant aucune idée du lieu où elle était censée se trouver, comment pouvait-elle s’en assurer ? Jamais elle n’aurait dû accepter ce voyage.
— Je… Heu… Vous n’êtes pas au courant ?
Il continuait de la regarder comme si elle était une extraterrestre tombée du ciel sur cette île privée. Avait-il seulement été averti de son arrivée ? Au bout de quelques longues secondes, il finit par répondre.
— Je connais E. Graves Finances.
— Vous êtes client chez eux ?
Il était trop jeune pour être le plus ancien et le plus important client de la société. « Important » signifiait bien évidemment « riche » dans le jargon de son chef. Peut-être cet homme était-il le petit-fils ou l’arrière-petit-fils du client.
— Je croyais que l’anonymat des clients de E. Graves Finances était garanti, répondit l’homme, avec réticence.
— Oui, bien sûr, bredouilla-t-elle en ravalant sa nervosité. Nous sommes même si doués pour protéger l’identité des clients, en plus de leurs biens, que l’un d’entre eux nous a offert ces vacances tous frais payés. J’en ai juste conclu que vous étiez ce client…
Pouvait-il être un serviteur ? Comme le pilote et le chauffeur, peut-être travaillait-il pour le plus ancien et le plus important client ? Pourtant, son costume sombre semblait cher et taillé sur mesure, dans un tissu qui épousait à merveille ses épaules carrées et ses bras puissants. Sans ce costume, elle aurait pu le prendre pour une sorte de garde du corps. Il était si grand, plus d’un mètre quatre-vingt-dix, et si musclé. Toutefois, l’attitude tout entière de cet homme, cet air d’arrogance froide et distante, suggérait plus le maître que le serviteur.
— On ne devrait jamais tirer de conclusions trop hâtives, déclara-t-il.
Il avait raison. Elle avait fait confiance à son employeur en supposant que ces vacances étaient réelles. Après le cauchemar qu’elle avait vécu, quatre ans plus tôt, elle aurait dû se méfier.
— Vous avez raison, répondit-elle avec un soupir. J’ai cru que mon patron…
— Vous avez cru que votre patron vous envoyait en vacances. Vous aviez tort.
Durant ces quatre années passées incognito, sans être harcelée par quiconque, bien à l’abri dans son bureau, elle s’était bercée d’illusions, se croyant véritablement en sécurité chez E. Graves Finances.
— Vous ne savez donc rien de moi ? demanda-t-elle. Vous ne saviez même pas que je venais ?
— Vous tirez encore des conclusions hâtives. Je vous attendais. Mais vous n’êtes pas ici pour passer des vacances.
Elle comprit soudain. Elle n’était pas là pour se détendre, mais pour travailler. Elle laissa échapper un soupir de soulagement. Elle était plus à l’aise lorsqu’elle travaillait. Les vacances, ce n’était pas son genre.
— D’accord, je crois comprendre…
— Non, je ne pense pas. Non seulement je savais que vous alliez venir, mais en plus je sais tout de vous, Piper.
Ces quatre années de fausse sécurité s’évaporèrent, laissant Piper nue comme un ver. Son cœur se remit à battre la chamade, tandis que son appréhension se transformait en panique horrifiée.
A présent, elle savait exactement où elle se trouvait.