En enfer…
Les yeux écarquillés de panique, la jeune femme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, comme si elle cherchait une issue.
— C’est une île, lui rappela Roarke. Vous pouvez courir aussi vite que vous le pouvez, vous n’irez jamais bien loin. Tout ce que vous gagnerez, c’est de vous blesser. La forêt est pleine de créatures sauvages qu’il ne vaut mieux pas croiser en plein jour. Alors, de nuit, je vous laisse imaginer…
— Vous… Vous vous méprenez.
— Non, je connais cette île comme ma poche.
Comme il détestait être contraint de dissimuler sa véritable identité en permanence en présence d’humains, il ne quittait presque jamais l’île. Quatre ans auparavant, cependant, il n’avait pas eu le choix : il était parti à la recherche d’une tueuse. Une humaine.
— Je ne parle pas des créatures. Vous vous trompez de personne. Je m’appelle Patricia, pas Piper.
Elle avait prononcé cette phrase comme si elle y croyait elle-même. A moins qu’elle ne cherche désespérément à le convaincre ? Comprenait-elle qu’elle n’échapperait plus longtemps à la justice ?
— Je… Je ferais mieux de repartir… La piste d’atterrissage n’est pas loin. Je peux y aller à pied…
Saisissant son sac, elle commença à descendre les marches à reculons. Elle refusait de lui tourner le dos, comme si elle craignait qu’il ne l’attaque à tout instant. Ce n’était pas son intention. Il voulait voir son visage lorsqu’elle recevrait enfin la sentence qu’elle esquivait depuis trop longtemps.
— Vous pouvez marcher, en effet…
Il ne l’en empêcherait pas. Pas encore.
— En revanche, vous ne pouvez voler.
A l’inverse de lui et des autres membres de la Société secrète des vampires. L’avion n’avait servi qu’à l’attirer jusqu’à lui… Quand il avait retrouvé sa trace, il avait eu toutes les peines de monde à se retenir de la kidnapper purement et simplement dans les rues de Zantrax. Toutefois, il ne voulait prendre aucun risque. Ici, sur l’île, elle n’avait pas d’issue. Il n’y avait que lui. Lui, et la justice. Dans un vrombissement de moteur, l’avion décolla dans la nuit. Elle le contempla longuement, comme si elle cherchait à le ramener sur terre par la simple force du regard. Lorsque les lumières de l’avion se fondirent parmi les étoiles, il vit ses épaules s’affaisser. Son abattement ne dura qu’un instant, car elle se tourna brusquement vers lui.
— Il doit bien y avoir un autre moyen de quitter l’île. Un bateau ou…
— Vous ne pouvez quitter cette île, Piper…
— Je ne m’appelle pas Piper !
Une bourrasque de vent s’enroula dans ses boucles. Elle frissonna. Roarke sentit qu’il était sur le point de perdre patience. Non, il avait attendu quatre ans. Il pouvait bien attendre quelques minutes de plus, et même quelques heures. Peut-être sa victoire serait-elle encore plus douce, s’il retardait un peu ce moment tant attendu.
— Suivez-moi à l’intérieur, ordonna-t-il, en poussant la porte derrière lui. Vous avez froid.
— Je n’ai pas froid, rétorqua-t-elle. J’ai peur.
— Vous n’avez rien à craindre de moi, dit Roarke en lui tenant la porte. Si vous n’êtes pas Piper…
Dans le cas contraire…
— Je ne sais même pas où je suis.
Il vit des larmes briller dans ses yeux. Comme résignée, elle grimpa de nouveau les marches jusqu’à la porte.
— Je ne sais pas qui vous êtes. Et je ne sais pas ce que vous voulez à cette femme que vous appelez Piper. Je serais la dernière des idiotes si je n’avais pas peur. Et je ne suis pas idiote.
— Non, en effet, sinon vous n’auriez pas réussi à disparaître pendant quatre années… Surtout quand on sait que les paparazzi ne vous quittaient pas d’une semelle.
Elle laissa échapper un petit rire nerveux et sans joie.
— Les paparazzi ne perdraient jamais leur temps à suivre une femme aussi ennuyeuse que moi.
Il rit à son tour, un rire sec et amer.
— Vous avez fait de gros efforts pour vous réinventer une vie ennuyeuse.
Le tailleur trop grand, les lunettes à monture épaisse… D’une certaine façon, ce déguisement la rendait encore plus sexy. Certains hommes auraient pu se demander ce qui pouvait bien se cacher sous cet accoutrement… Ou bien avoir envie de retirer un à un ces vêtements trop grands pour découvrir la rondeur de ses formes, la douceur de sa peau. Roarke Monterusso, lui, ne faisait pas partie de ces hommes-là. Il n’était pas attiré par elle. Il ne le pouvait pas.
— Je suis quelqu’un d’ennuyeux, insista-t-elle en frissonnant de plus belle.
— Vous avez froid. Entrez.
Posant une main au creux de ses reins, il la guida vers l’entrée de sa maison. Sous la veste trop large, il perçut la courbe de son dos et la naissance de ses fesses. Malgré les frissons qui la parcouraient, il perçut aussi la chaleur qui imprégnait ses vêtements. Sa peau se mit à fourmiller et son pouls s’accéléra.
Bon sang, peut-être faisait-il partie de ces hommes, après tout…
* * *
Piper se crispa à ce contact et résista à l’impulsion qu’il lui donna pour entrer dans la maison. Elle devait se montrer plus méfiante. Elle avait déjà fait trop confiance à son employeur, pour qui elle avait travaillé si dur. Cela ne l’avait pas empêché de la mettre en danger.
— Au risque de me répéter, je ne suis pas idiote.
Pourtant, comme sa nouvelle identité, c’était un mensonge. Sinon, elle n’aurait jamais accepté ce voyage sans connaître sa destination ni le nom de son hôte.
— Je refuse de faire un pas de plus en votre compagnie tant que vous ne m’aurez pas dit qui vous êtes.
Un sourire amusé fleurit sur ses lèvres. Etait-ce sa peur ou sa témérité apparente qui l’amusait ainsi ?
— Vous êtes assez mal placée pour m’imposer des ultimatums, Piper.
— Arrêtez de m’appeler ainsi ! rétorqua-t-elle, sentant la colère chasser sa peur.
Ce nom, prononcé par cette voix profonde et virile, réveillait en elle des cauchemars dont elle avait mis des années à se débarrasser. Ce n’étaient pourtant que des rêves, aussi horribles qu’ils aient été. Entendre ce nom de nouveau, en revanche, était comme un brutal retour à la réalité.
— Si ce n’est vraiment pas vous, alors cessez de vous dissimuler dans l’ombre, lança-t-il. Prouvez-moi que vous n’êtes pas Piper.
Comment pouvait-elle prouver un mensonge ? L’homme sourit davantage en la voyant hésiter.
— Vous ne pouvez pas, n’est-ce pas ?
Ignorant sa résistance, il la poussa dans l’entrée pavée de marbre et ferma la porte derrière eux. Elle entendit le cliquetis sinistre de la serrure.
— Je… Je ne sais pas qui est cette femme…, bafouilla-t-elle. Est-ce que je lui ressemble tant que ça ?
De nouveau, il laissa échapper un rire amer.
— Vous avez perdu la main, Piper.
Puis, comme s’il était soudain lassé de tous ses mensonges, il se dirigea vers une porte qui menait vers une autre pièce. Piper se retourna vers la porte pour vérifier qu’elle était fermée à clé. A quoi bon ? De toute façon, elle n’aurait pu s’échapper de l’île. Elle devait convaincre cet homme de lui prêter un bateau ou de rappeler l’avion pour rentrer chez elle. Elle le suivit dans l’autre pièce. Les boiseries sombres et les stores baissés lui rappelèrent le bureau où elle avait passé les quatre dernières années de sa vie.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, dit-elle.
Il ouvrit la porte d’un petit réfrigérateur dissimulé dans une rangée d’étagères et en sortit une bouteille qu’il ouvrit sans un bruit avant de boire au goulot. S’agissait-il d’alcool ? Peut-être boirait-il jusqu’à s’abrutir. Alors, elle pourrait peut-être… Quoi ? Elle était coincée sur cette maudite île ! Elle sentit ses nerfs sur le point de lâcher, mais elle se ressaisit. Pas question de se mettre à pleurer de rage et de peur.
— Vous vous êtes trahie en affirmant ne pas même savoir qui était Piper, expliqua-t-il.
— C’est la vérité, insista-t-elle.
A vrai dire, elle n’avait jamais vraiment su qui était Piper avant qu’elle ne cesse d’être Piper. Avant qu’elle ne devienne Patricia, elle était trop occupée à être Piper pour prendre le temps de savoir qui elle était vraiment, pour découvrir ce qui la faisait vibrer, ce qui comptait pour elle et ce qu’elle voulait faire de sa vie. L’anonymat se trouvait en haut de cette liste.
— Tout le monde sait qui vous êtes, répondit-il, avec dureté.
Autrefois, peut-être. Mais à présent…
— Personne ne me connaît, riposta-t-elle en secouant la tête. Je suis juste une comptable anonyme.
— Aujourd’hui, oui.
Il s’empara d’un long tube de carton posé sur le bureau en acajou. C’était le seul objet qui s’y trouvait. Il dévissa l’une des extrémités et en fit glisser un morceau de papier roulé.
— Autrefois, en revanche… Vous étiez un mannequin magnifique. Depuis l’âge de vos quatorze ans.
Piper laissa échapper un rire sincère. Il n’y avait vraiment rien d’extraordinaire à être mannequin. C’était sa mère adoptive qui l’avait forcée à s’engager sur cette voie… afin de compenser l’argent qu’elle lui coûtait. Du haut de son mètre soixante-douze et avec sa carrure sportive, elle n’était ni assez grande ni assez mince pour défiler. Heureusement, elle était très photogénique. Heureusement… Sinon, qui sait ce que sa « mère » l’aurait forcée à faire pour gagner de l’argent.
Comme pour mieux prouver ses paroles, l’homme déroula une affiche. C’était une photo pour une collection de maillots de bain. L’eau et le sable collaient à sa peau bronzée et le soleil faisait étinceler ses cheveux dorés.
— Une véritable pin-up, ajouta-t-il, plus dégoûté qu’admiratif.
Il n’était pas le seul à être écœuré. Dire que cette affiche était sans doute accrochée chez des gens qui la regardaient avec convoitise. Elle frissonna.
— Si c’était le genre de vie que j’avais choisi…
Elle n’avait rien choisi du tout !
— … alors pourquoi aurais-je tout abandonné pour devenir un obscur gratte-papier ?
Parce que c’était ce qu’elle avait vraiment voulu faire. C’est pour cela qu’elle avait suivi ses études avec sérieux, entre deux séances photo. Son diplôme avait été une bénédiction quand le cauchemar avait commencé.
— Pour vous cacher, dit-il.
Elle sentit son cœur se mettre à battre avec force, affolé. Comment le savait-il ? Savait-il aussi pourquoi ? Etait-il aussi au courant pour les cauchemars ?
— Mais vos efforts ont été vains, poursuivit-il. Peu importe votre détermination à vous cacher, j’étais encore plus déterminé à vous trouver.
Une lueur de triomphe passa dans ses yeux. Il avait l’air d’un chasseur qui venait de mettre la main sur une proie qu’il poursuivait depuis l’aube. Piper lutta pour maîtriser la peur qui la submergeait.
— Vous avez trouvé la mauvaise personne, insista-t-elle. Je ne suis pas celle que vous cherchez…
Plus maintenant. Elle n’était plus cette femme qui faisait naître obsessions et étincelles dans le cœur des hommes. A vrai dire, elle n’avait jamais vraiment été cette femme-là… Un simple fantasme bien coiffé. Irréel, comme ses cauchemars.
— Ce n’est pas moi, assura-t-elle en désignant l’affiche qu’il tenait si serrée que le bord en était froissé.
* * *
La sincérité dans sa voix faillit presque le convaincre qu’il s’était trompé. Elle n’était pas la première à avoir nié être la célèbre Piper. Le doute le rongeait. Retournant l’affiche, il scruta son visage. Il ne pouvait nier qu’elle était belle. Cependant, toute la beauté du monde n’était rien comparée à la vie d’un homme… De cela, il ne doutait pas une seconde. Il ne savait pas si cette femme, qui se présentait comme une certaine Patricia Reynolds et qui était apparue quatre ans auparavant, juste après la disparition de Piper, disait la vérité.
Il étudia le visage sur l’affiche. Les cheveux étaient plus clairs. La peau plus hâlée. Le visage plus mince. Et les yeux… Il regarda la femme debout dans son bureau, sans parvenir à distinguer ses yeux cachés derrière ses lunettes. Etaient-ils du même vert où étincelait… quoi ? Il consulta de nouveau le portrait. Du bonheur ? Il en doutait, car les lèvres de Piper ne se relevaient que légèrement, comme si on l’avait forcée à sourire. De l’amusement ? Pour avoir poussé tant de gens à adorer une enveloppe creuse ? Elle ne possédait ni âme ni cœur. Elle l’avait déjà prouvé. Ce n’était donc ni la chaleur ni la bonté qui brillait dans ces yeux verts. De la joie, peut-être, à l’idée de tout cet argent gagné contre aussi peu d’efforts.
Cela avait dû la tuer de renoncer à tout cela pour disparaître. Peu importait : elle n’aurait jamais eu à renoncer si elle n’avait pas elle-même tué. Elle avait échappé à son procès. A son châtiment. Roarke, en revanche, était bien déterminé à ne pas la laisser s’en sortir une seconde fois. Elle paierait pour son crime. Elle paierait pour avoir rompu l’immortalité de son cousin. Pour avoir brisé sa vie éternelle.
Pour cette vie qu’elle avait prise, elle payerait de la sienne.