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Tandis que l’homme étudiait l’affiche, Piper retenait son souffle. Il ne la regardait pas comme tant d’autres l’avaient fait, avec fascination ou concupiscence. Au contraire, il contemplait son image avec haine, les mâchoires si serrées qu’elle voyait un muscle tressaillir. Malgré sa colère, cet homme restait beau. Son épaisse chevelure noire, ses yeux sombres et profonds voilés de longs cils, sa carrure puissante et athlétique. Il aurait fait fantasmer n’importe quelle femme. Tout comme elle autrefois faisait fantasmer tous les hommes… Sauf celui-là. Elle devait tout faire pour le convaincre qu’elle n’était pas Piper, sinon elle ne quitterait jamais cette île vivante… C’est du moins ce qu’elle comprit en voyant la haine intense qui brûlait dans son regard lorsqu’il leva enfin les yeux vers elle.

— Enlevez vos lunettes, ordonna-t-il.

Si seulement elle avait opté pour des lentilles de contact colorées ! Heureusement, ses yeux n’étaient plus du même vert intense qu’autrefois. Des filaments dorés et bruns venaient s’y mêler, mais si fins qu’on les distinguait parfois à peine. Elle retira ses lunettes, dont elle n’avait vraiment besoin que pour lire, et les glissa dans la poche de sa veste.

— La couleur est différente, marmonna-t-il, le front soucieux. Mais la forme…

— Vous avez peut-être raison sur les yeux, mais pas sur le reste, rétorqua Piper.

Désireuse de faire pencher la balance de son côté, elle commença à déboutonner sa veste d’une main tremblante.

— Vous voyez : ce n’est pas mon corps, sur cette affiche.

L’homme eut un petit gloussement amusé.

— Votre chemisier est aussi ample que votre veste. Impossible de savoir. Quant à votre pantalon…

— Vous voulez que je me déshabille, c’est ça ?

Enlever sa veste lui avait demandé plus de courage qu’elle ne l’aurait cru. Ces cauchemars l’avaient privée de toute témérité, la laissant insomniaque et terrorisée. L’homme fit signe que non. Bien sûr, un homme tel que lui, beau et assez riche pour se payer une île déserte, n’avait que faire de la femme qu’elle était devenue.

— Je veux juste savoir qui vous êtes vraiment.

— P… Patricia. Patricia Reynolds.

Par mégarde, elle avait failli lui donner son vrai nom.

— P… Patricia ? demanda-t-il, méfiant.

— J’ai peur, argua-t-elle. Vous ne m’avez toujours pas dit qui vous étiez, ni ce que vous vouliez à cette Piper. Et maintenant vous voulez que je me déshabille devant vous !

Il sourit de nouveau, un sourire qui fit naître une fossette adorable sur ses joues lisses. Piper retint son souffle devant tant de beauté. Il ressemblait plus à un mannequin qu’elle.

— Je ne vous ai rien demandé du tout.

— Peu importe. Finissons-en.

D’une main plus sûre, elle commença à défaire les boutons de son chemisier.

— Si cela peut vous prouver que je ne suis pas cette femme et vous convaincre de me laisser rentrer chez moi, je suis prête à me mettre toute nue devant vous.

Cependant, elle se contenta de retirer son pantalon, gardant sur elle son soutien-gorge et sa culotte. La première fois qu’elle s’était déshabillée devant un inconnu, c’était lors d’un casting. Elle avait quatorze ans. Elle s’était dévêtue pour permettre à un créateur de décider si son corps mettrait suffisamment ses vêtements en valeur. Cette première fois, elle s’était sentie horrifiée et humiliée. Puis, elle avait compris que cela n’avait rien de personnel, ni d’intime. Par la suite, elle s’était dévêtue devant d’innombrables nconnus.

Le soutien-gorge de coton écru et le shorty qu’elle portait en révélaient beaucoup moins que le Bikini de l’affiche. Pourtant, on voyait plus son corps à présent, car ses formes s’étaient développées. Sans la présence permanente de sa mère adoptive et des créateurs pour la forcer à mourir de faim et à passer des heures dans une salle de gym, elle avait fini par perdre sa silhouette saillante. Ses formes s’étaient arrondies et sa peau était plus claire, plus douce. A vrai dire, elle aimait ce nouveau corps, alors qu’elle avait toujours haï celui qui était représenté sur l’affiche. Elle se souvenait que la vie qu’elle menait alors l’empêchait de vivre vraiment. Même si elle ne vivait pas non plus à présent, puisqu’elle passait la majeure partie de son temps coincée dans son bureau sans fenêtre. Peut-être le moment était-il venu de vaincre ses peurs et de dormir de nouveau avec les lumières éteintes. Ou simplement de dormir… Et de rire. De s’amuser un peu au lieu de travailler tout le temps. Cependant, elle ne passerait jamais les vacances qu’on lui avait promises si elle ne parvenait pas à convaincre cet homme.

— Vous voyez ? demanda-t-elle en écartant les bras. Voilà la preuve. Je ne suis pas cette femme.

A présent, ce n’était plus l’affiche qu’il regardait, mais elle. Peut-être avec plus d’intensité encore. Le seul problème, c’était qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pensait…

*  *  *

Désir. Cela le frappa au visage, comme une gifle. Malgré son grand âge, jamais il n’avait ressenti quelque chose d’aussi intense. Il avait connu bien des femmes, certaines plus belles que celle qui se tenait à présent devant lui, en sous-vêtements. Le coton écru rendait sa peau encore plus pâle, comme de l’albâtre. Les doigts lui démangeaient de toucher cette peau, pour savoir si elle était aussi douce qu’elle le semblait. C’était plus qu’une impulsion, c’était un besoin. Pourtant, il se retint, les poings serrés, résistant à la tentation. Ce contact ne permettrait pas de prouver qu’elle n’était pas Piper. Il commençait à croire qu’il ne pourrait jamais savoir. Il ne suffisait pas que sa peau soit juste un peu plus claire et ses formes, juste un peu plus pleines que sur l’affiche. La photo avait été prise cinq ou six ans plus tôt, peut-être plus. Contrairement aux immortels, les humains vieillissaient et changeaient. C’était inéluctable.

— Cela ne prouve rien.

Soudain, il ne se sentait plus aussi fort et déterminé. Il avait toujours maîtrisé ses émotions et ses désirs… A présent, son désir de justice se retrouvait défié par son désir… pour elle.

— Je ne ressemble pas du tout à cette femme, insista-t-elle, d’une voix où pointait le désespoir. Si cela ne vous suffit pas, alors que vous faut-il ? Un test ADN ?

A quoi bon ? La scène du crime avait été nettoyée. Rien du tueur ni de la victime n’était resté. Son cousin était parti. Son corps avait été traité comme tous les autres par la Société secrète des vampires. Poussière tu étais… Roarke n’avait pas eu besoin de voir le corps. Rick et lui étaient très proches l’un de l’autre, plus frères que cousins éloignés. Les autorités de la Société avaient confirmé à Roarke que son cousin avait bien été assassiné. En revanche, elles avaient affirmé ne disposer d’aucune preuve sur l’identité du tueur. Roarke, lui, avait toujours su. Piper, la petite amie humaine de son cousin. Cette maudite femme qui l’obsédait, au point qu’il lui consacre tout son temps et son argent. Etait-ce la même personne qui se tenait à présent dans son bureau ?

— Je vous donnerai tout ce que vous voulez, lança-t-elle en ouvrant grand les bras. N’importe quoi pour que vous me laissiez repartir.

Son corps le trahit à cette proposition et il se sentit durcir, son érection luttant contre la couture de son pantalon. Ses canines se seraient sans doute allongées, s’il n’avait pas pris la précaution de boire une gorgée de sang pour apaiser sa faim. Sans cela, peut-être l’aurait-il déjà mordue. Pour lui prendre de force ce qu’elle avait toujours refusé à son cousin, se contentant de le harceler d’exigences matérielles toujours plus pressantes et démesurées. Une femme comme Piper ne savait que prendre : jamais elle n’avait offert quoi que ce soit en retour. A personne. Elle n’aurait certainement pas accepté de retirer ses vêtements gratuitement. Sauf si elle espérait gagner sa liberté en échange…

— Que pourriez-vous bien m’offrir ?

Il vit son visage et même ses épaules rosir.

— Pas… pas ça. Je ne proposais pas de coucher avec vous. Je parlais d’argent. Je serais prête à verser mon sang si…

Il laissa échapper un grognement. L’idée de la mordre, de la goûter, pour savoir si sa saveur était aussi douce que son parfum, le troublait. Il inspira profondément, s’imprégnant de cette fragrance unique qui n’appartenait qu’à elle, à la fois florale et brillante, sombre et mystérieuse.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il encore.

Cette fois-ci, il était disposé à l’écouter et même à envisager qu’elle ne soit pas en train de lui mentir.

— Je m’appelle Patricia Reynolds, répéta-t-elle d’une voix plus assurée. Je suis comptable chez E. Graves Finances.

Il se força à se concentrer sur ses yeux, où des paillettes dorées scintillaient. Ils la perturbaient autant que le reste de son corps, si bien qu’il dut se rappeler pourquoi il avait soupçonné qu’elle puisse être Piper.

— Que faisiez-vous avant de travailler pour Graves ?

— Mes études. Le lycée, puis l’université.

— Où ça ?

— J’ai fait plusieurs écoles. Je prenais des cours quand j’avais les moyens de financer une année.

Elle semblait si sincère. Bien plus, en réalité, que les gens qui lui avaient affirmé que Patricia Reynolds n’était pas l’ancien mannequin. Ces derniers s’étaient contentés de lui faire remarquer à quel point il était stupide de croire que la célèbre Piper ait pu choisir de devenir comptable. Il ne les avait pas écoutés. Il avait suivi son instinct, persuadé qu’elle avait déniché la cachette parfaite, où personne ne viendrait jamais la chercher. Sauf lui. Il l’avait déjà aperçue une fois, un jour qu’elle s’engouffrait dans sa voiture, dans le parking souterrain de chez E. Graves Finances, à Zantrax. Il avait brièvement aperçu son visage quand elle avait rejeté ses cheveux en arrière avant de se glisser derrière le volant. Ce geste lui avait fait l’effet d’un coup de poing au ventre. Il avait alors eu la certitude qu’il s’agissait de Piper. Têtu, il avait écouté son instinct et rien d’autre.

A présent, c’était elle qu’il écoutait et il commençait même à la croire. Comment avait-il pu se tromper à ce point ? Avait-il passé quatre années à chercher Piper, juste pour terroriser la mauvaise personne ? Il ne pouvait se tromper… car cela signifierait qu’il avait une nouvelle fois trahi son cousin. Il n’avait pas réussi à protéger Rick de Piper, quatre ans auparavant. Puis, il avait échoué à traîner son assassin devant les tribunaux. Combien d’années encore lui faudrait-il pour retrouver la vraie Piper et venger la mort de son cousin ?

*  *  *

Retenant son souffle, Piper était témoin de la lutte intérieure qui tenaillait cet homme. Soudain, elle sentit une pointe de culpabilité se glisser en elle. Cela faisait des années qu’elle mentait. Avant même de changer de vie, elle avait menti à sa mère adoptive et aux créateurs qui demandaient si elle aimait leurs vêtements. Elle s’était menti à elle-même. Pourtant, c’était la première fois qu’elle éprouvait des remords. Il s’éloigna enfin du bureau pour se rapprocher d’elle. A cette distance, il verrait parfaitement que sa structure osseuse n’avait pas changé, qu’elle était véritablement la femme qu’il cherchait avec tant de détermination. Il se pencha en avant, le visage à hauteur de son ventre, qu’elle rentra par réflexe. Remarquerait-il la cicatrice laissée par son piercing au nombril ? Cependant, l’homme se contenta de ramasser les vêtements tombés par terre. Malgré elle, Piper ressentit une pointe de déception. L’attirance n’était pas réciproque. Bon sang, elle-même n’aurait rien dû ressentir du tout ! Ce type haïssait de toute évidence celle qu’elle avait été… au point de l’attirer sur cette île déserte pour… la tuer ? Le cauchemar menaçait de se répéter, avec son lot de peurs et de souvenirs sanglants. Avec une grimace, elle s’efforça de les repousser. L’homme poussa un soupir las et, d’une voix tendue, murmura :

— Désolé…

Il lui tendit sa veste et son pantalon. Ignorant la brûlure dans ses poumons, Piper attendait. N’osant pas lui prendre les vêtements des mains, elle tremblait de tous ses membres. De quoi s’excusait-il ? De ne pas avoir cru ses mensonges ? De ne pas lui imposer le sort qu’il lui réservait ?

— Je suis désolé, répéta-t-il enfin, le regard plein de tourment et de regret. J’étais tellement sûr…

Piper n’osa pas pousser un soupir, craignant de se trahir. Elle se contenta de hocher la tête pour signifier qu’elle acceptait ses excuses. Enfin, elle entrouvrit la bouche pour laisser doucement échapper l’air qu’elle retenait depuis trop longtemps. L’homme secoua de nouveau la tête avec dégoût, mais plus envers lui-même, cette fois.

— Je n’ose imaginer ce que vous pensez de moi…

Heureusement.

— Vous êtes venue ici, persuadée d’être en vacances…

Au lieu de quoi, elle s’était déshabillée devant un inconnu. Se souvenant qu’elle était presque nue, elle s’empara de ses vêtements. L’homme ne lâcha pas prise. Au contraire, il l’attira vers lui, jusqu’à ce que son corps vienne effleurer le sien. La soie tissée de son costume vint caresser sa peau nue. Les phalanges de sa main, qui serrait toujours les vêtements, entrèrent en contact avec son ventre, juste sous les seins. Piper sentit son cœur se mettre à battre, plus vite encore que lorsqu’elle avait peur. A présent, c’était le désir qui le faisait battre. Elle n’avait jamais vraiment osé vivre sa vie auparavant. Peut-être n’aurait-elle jamais l’occasion de le faire. Elle aurait pourtant tellement voulu connaître les bonheurs que l’existence avait à offrir. Ces bonheurs qu’elle n’avait jamais eu le temps ni le courage d’attraper. Comme l’amour… Pas le sentiment, mais l’acte. Si elle n’était pas vierge, elle n’avait jamais été une fille facile en revanche. Elle ne savait pas ce que c’était qu’une aventure. Pouvait-elle faire l’amour avec un homme dont elle ne connaissait même pas le nom ? Elle en avait envie… avec cet homme qui haïssait la femme qu’elle était vraiment. Elle perdait la tête, encore plus qu’après le cauchemar. Elle tira plus fort sur ses vêtements, cherchant à tout prix à les récupérer et à s’éloigner avant de faire quelque chose de stupide. L’homme refusait toujours de lâcher prise. Avec un nouveau soupir, il murmura :

— Restez.