INTRODUCTION AU TANTRA
Pratique de l’éveil au cœur du quotidien

Il y a quelques années, j’étais sur une plage magnifique, assis face au soleil sombrant en la mer d’Arabie. Dégustant une crêpe bretonne, étourdi par le sublime naturel et le choc culturel, j’écoutais un groupe de jeunes étudiants indiens « postmodernes » me raconter leurs déboires : le Mahâbhârata1 en bref. À les écouter, leur vie était finie avant d’avoir commencé. Le contraste entre la beauté naturelle et la tragédie culturelle ambiante – la mondialisation – semblait les atterrer. C’est que, à leurs yeux, tout devait venir de l’extérieur – la liberté, la réussite, l’équilibre, le sens aussi. Il fallait suivre le troupeau. Ou bien choisir la solitude d’une existence de marginal, d’ostracisé, de renonçant. Or la question qu’ils posaient s’adresse à nous tous : faut-il cesser de désirer, de vouloir, d’aimer, pour être heureux ? Faut-il mourir pour vivre ? Faut-il rester au bord de la route pour, au moins, éviter la catastrophe ?

Autrement dit, comment améliorer le bien-être ? Comment vivre mieux ? N’en déplaise à ceux qui pensent que la quête du bonheur est égoïste, nous croyons que la morale n’est rien d’autre que cette recherche. Aristote n’a-t-il pas raison de dire que, sans la boussole du bonheur, tout deviendrait bien vain ? À quoi bon l’argent, l’amour, la réussite, la santé même, sans cette plénitude durable qui définit ce Bien Souverain ?

La morale est la recherche des moyens d’atteindre cet idéal, ou du moins de s’en rapprocher. Nous présentons ici les moyens découverts par le « shivaïsme tantrique non-dualiste » ou tantra non-dualiste. Sous cette appellation pompeuse se trouve désigné un courant de sagesse optimiste : le bonheur ne dépend que de notre bon vouloir. Notre hypothèse de départ est que ce corpus de textes composés en sanskrit, en Inde, entre 800 et 1200 après notre ère, fait sens pour nous si nous le lisons dans une perspective pratique. Du moins, une grande partie peut nous servir. Certes, les recettes pour guérir les piqûres de scorpion ou devenir empereur à la place de l’empereur n’intéresseront sans doute pas tout le monde, mais la Reconnaissance – l’expression la plus aboutie du tantra non-dualiste, formulée au cachemire vers l’an mille – ne s’intéresse guère à cet aspect religieux, excitant, vénérable, mais culturellement exotique et daté. Non, elle propose plutôt des exercices spirituels pour nous transformer. Mieux : selon elle, nous sommes déjà parfaits, complets, comblés, mais nous cherchons ailleurs, nous regardons partout, sauf là où nous sommes. À force d’imaginer que le bonheur ne dépendait pas de nous, nous avons fini par nous persuader que nous n’étions pas heureux, voire que la plénitude n’était qu’une chimère bonne pour les victimes de la société de consommation et autres adolescents attardés.

La Reconnaissance, ou tantra non-dualiste, est donc un appel, une invitation à y voir de plus près. Qui sommes-nous ? Un mental, des émotions ordinairement douloureuses, des souvenirs souvent obsédants, des espoirs déçus, des rebelles résignés… Et si nous avions renoncé trop tôt dans notre recherche ? Ou bien peut-être cherchons-nous trop loin ?

Nous sommes face à une alternative : soit nous nous endormons dans le ronronnement du quotidien ; soit nous cultivons la lucidité, mais au risque de souffrir davantage, de rouvrir les vieilles plaies. Le tantra non-dualiste soutient que ce dilemme est un faux dilemme. La paix se trouve dans l’émotion, la joie dans la souffrance, la liberté au cœur de la dépendance. Ce n’est pas une croyance à prendre ou à laisser, mais une hypothèse à explorer. Explorons.

Ce livre est une introduction à cette manière de vivre, basée sur quelques principes simples : d’abord reconnaître notre vraie nature, par-delà toute croyance. Puis s’accoutumer à cet espace, jusqu’à ce que cette vie-là redevienne naturelle. Bien sûr, cette sensibilité est aussi une philosophie qui, par le questionnement, démonte les préjugés qui nous empêchent de considérer ce qui se présente. Mais ces mots seraient creux s’ils ne débouchaient pas sur l’expérience en question. Le lecteur doit donc mettre en œuvre pour lui-même ce qui est dit ici. Non pas un jour, peut-être, quand il sera prêt, purgé, simplifié, purifié, mûr ou épanoui, mais maintenant, à même la lecture, sans se presser. Sans quoi, ce livre lui sera inutile. Les implications de l’expérience essentielle sont matière à débats philosophiques, et chacun est invité à convertir ce qui est dit ici dans ses termes propres, selon ses aspirations et son passé, peu à peu et à son rythme. Mais l’expérience elle-même est universelle, instantanée, et rien ne saurait la remplacer. D’autant qu’il n’y a rien de plus aisé à goûter que notre conscience. Songeons aux heures que nous passons chaque année à remplir nos déclarations de revenus, à chercher l’âme sœur sur Internet ou je ne sais quoi de la même farine. La reconnaissance de soi par-delà toute pensée est infiniment plus pratique que n’importe quelle pensée ou recherche. C’est plus commode et moins dangereux que de se gratter le nez. Le seul voile entre vous et votre vraie nature, c’est votre croyance que cela n’a aucun intérêt, ou que c’est difficile. Il est temps de se réveiller. Maintenant.

Fil d’Ariane : conscience de soi

Commençons par le commencement : la conscience. Elle est le cœur de tout ou, du moins, le cœur du tantra non-dualiste du Cachemire. Qu’est-ce que la conscience ? Je vous invite à regarder : vers quoi pointe ce doigt ci-dessous ?

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Si vous regardez (et sans cela, tout ce qui suit ne restera qu’aimable bavardage), sans vous référer à vos souvenirs ou à votre imagination, vous voyez… rien, n’est-ce pas ? Pas de couleur, nulle forme, rien, pas le moindre grain de poussière pour arrêter le regard. Ce regard qui ne voit rien est la conscience. Immensité lucide. Toujours présente, et pourtant jamais reconnue. Pourquoi ?

Eh bien, comme dit Abhinavagupta, l’un des maîtres en cet art de la reconnaissance, elle est le grand mystère (un peu de sanskrit, la langue sacrée de l’Inde : mahâ-guhya) et la grande évidence (mahâ-aguhya), tout à la fois. Évidente, elle l’est parce que c’est elle qui, en cet instant même, lit ces lignes, pense, réfléchit, désire, réagit… Tandis que toute chose est rendue manifeste par sa lumière, elle est à elle-même sa propre lumière, comme une lampe qui n’a pas besoin de la lumière d’une autre lampe pour être lumineuse. Cependant, la conscience est aussi mystère, car elle ne se réduit à aucun objet, aucune situation, aucune pensée, aucun contenu – rien de ce qu’elle met en lumière. Elle est toujours enveloppante, accueillante, intime, plus proche de nous que nos souvenirs les plus intimes. Transparente, elle est aussi transcendante – toujours au-delà de ce dont elle est conscience. Je vois ce clavier : la conscience du clavier ne se réduit pas au clavier. Le clavier est imbibé de conscience, oui. Mais la conscience ne s’épuise pas dans cet objet. Elle le dépasse, toujours, sans effort. Le problème semble être que, d’ordinaire, nous ne voyons que le contenu et jamais la lumière dans laquelle et grâce à laquelle ce contenu devient visible. Le tantra du Cachemire (mais qui n’est pas né au Cachemire et qui a existé ailleurs en Inde) dépend de ce point-clé : ne plus simplement être conscience de ceci ou cela, mais conscience de conscience, conscience simple, conscience immédiate, conscience de soi intime. Voilà l’expérience fondamentale. Mais le tantra non-dualiste va plus loin : la conscience a le pouvoir de se manifester librement comme objet, comme corps, comme toute chose. Tout ce dont nous avons conscience est conscience prenant conscience d’elle-même comme ceci ou comme cela. Voilà ce qu’il faut comprendre, réaliser corps et âme. Mais cette conscience étant souveraine, nul ne peut la forcer à faire retour sur elle-même pour se reconnaître. Cher lecteur, rien ne vous empêche de retourner dès à présent votre attention vers… quoi ? Grand espace sans limite, transparent, évident, et pourtant sans forme ni couleurs ; vide limpide, sans point d’appui, et pourtant toile de fond vivante de la fresque de l’univers. Nul ne peut contraindre le Maître, c’est-à-dire vous, aimable lecteur :

 

Le Seigneur des dieux se lie lui-même et se libère lui-même.

Il est lui-même le sujet qui éprouve (jouissance et douleur)

Et il est lui-même le sujet qui perçoit (tout cela).

Qu’il s’examine donc lui-même ! 2

 
[1] La plus vaste épopée indienne. L’équivalent de l’Iliade. L’humanité s’y déchire et finit par s’autodétruire tragiquement.
[2] Sāraśāstra, cité dans l’autocommentaire ad Mahārthamañjarī, 19.