LA NON-DUALITÉ EN ACTION :
PAR-DELÀ BIEN ET MAL

Le choc tantrique : sages… ou fous ?

Un trésor caché dans le corps – ce corps enfoui sous les débris de l’éducation judéo-chrétienne, camisolé dans les reliquats du Surmoi, corps prisonnier d’une âme puritaine. Le « tantra » aurait pour but de libérer ce corps prisonnier de l’âme. Pour ce faire, le remède miracle serait une sorte de yoga sexuel. Le tantra n’est-il pas cette façon un peu spirituelle d’aborder le sexe, panacée dont on nous parle régulièrement dans les magazines féminins et ailleurs ? Le tantra serait donc l’ancêtre des thérapies nées dans les années 70, d’ailleurs inspirées par le tantra : telle est l’image que nous avons de ce « culte de l’extase ». Bien qu’encombrée de clichés – mais quelle représentation ne l’est pas ? –, cette image n’est pas fausse.

Il a existé, dans l’Inde d’avant le XIIe siècle, des groupes d’hommes et de femmes qui prônaient la découverte du sacré dans et par les cinq sens, par le souffle et l’acte sexuel. Ils s’appelaient eux-mêmes les « adeptes du corps » (kaula en sanskrit), un corps fait de dieux et de déesses, un corps qu’il convient d’honorer, donc. Mais comment et pourquoi ? Le corps n’est-il pas l’objet de tous les attachements, le support de toutes les illusions, de tous les attachements infantiles ? « Le corps est le tombeau de l’âme », disait Platon. « Un corps, un destin » dit le psychanalyste. Le vénérer, n’est-ce pas tomber dans le fatalisme ?

Dans ce petit livre, je vais essayer de guider le lecteur à travers une succession d’extraits de témoignages laissés par ces hommes et ces femmes pour éclairer ces questions et, peut-être, nous aider dans nos existences. Je n’ai aucune ambition universitaire, ni même spirituelle. Il se trouve simplement que j’ai un jour entendu ces gens parler, et que cela m’a touché.

D’abord par l’étrangeté. Plus qu’un choc des cultures, le tantrisme ou tantra non-dualiste est un choc tout court. Jugez plutôt. Voici un texte décrivant une singulière réunion d’adeptes de cette tradition de la chair comme épiphanie :

 

Au jour sacré3, il faut célébrer une fête des héros dans une demeure élégante, à l’abri des regards, dépourvue de tout trouble, saturée de parfums d’encens, de fleurs et de poudres odorantes. Il faut inviter tous ceux qui patronnent la pratique du (dieu) Bhairava, qui connaissent les règles initiatiques, qui aiment la déesse, qui sont bien dans leur peau, qui s’intéressent au rituel de la danse (de la déesse Kâlî), qu’ils soient disciples, fils spirituels, adeptes, maîtres ou yoginîs (femmes adeptes de ce yoga), ou du moins éveillés (à la connaissance des secrets du corps). Ou alors, si l’on n’en peut trouver de tels, (qu’ils soient au moins) doués d’amour (pour la déesse et le dieu). Une fois ces (initiés) rassemblés, ou bien même sans eux (si l’on n’a trouvé personne), on doit leur offrir des noix de bétel et autres (préparations à mastiquer) et des sièges selon l’ordre qui convient (à la bienséance initiatique). On doit rendre un culte à ces sièges avec le Bourdonnement (hûm), à l’aide de poudres parfumées, d’encens et de fleurs. On doit ensuite amener les invités à prendre place, chacun dans le cercle qui lui revient. Le premier (cercle) est celui des maîtres, le second celui des adeptes, le troisième celui des fils spirituels, le quatrième celui des disciples réguliers et le cinquième, celui des yoginîs. C’est ainsi qu’il faut accomplir, dans l’ordre, la réunion de tous les héros. Tout en faisant cela, le sponsor doit répéter la Puissance en cinquante lettres (c’est-à-dire l’alphabet sanskrit comme mantra), car elle est l’éternelle (déesse) Kâlî manifestée en chacune de ses facettes. L’union des neuf héros (que sont les neuf séries de consonnes de l’alphabet) s’y déploie en toute évidence. Ensuite, ô déesse, on doit rendre hommage à l’assemblée des héros avec des libations d’eau parfumée, de fleurs, d’encens, et de pâte faite de poudre de santal et de camphre. On doit rendre un culte à chaque (initié) en cette (assemblée), dans la mesure de ses richesses. Dans le centre de chaque cercle, on doit adorer (le dieu) Bhairava sous forme de vin, les yeux rouge sombre, injectés de sang, saturé du meilleur des arômes, cause de la plus haute félicité. Il est la meilleure (des boissons), qui enivre le monde entier. Après ce culte rendu au centre, on doit remplir les coupes (des invités), lesquelles doivent être aussi bien pourvues des plus belles fleurs (du corps, à savoir : sperme et sang menstruel) et des cinq joyaux (c’est-à-dire différents échantillons des excrétions du corps humain). On doit ensuite servir avec grande attention des mets variés. Encore et encore, ô déesse, on doit leur offrir tout ce qu’ils désirent : viandes de plusieurs sortes, viandes à mastiquer, tant communes que délicates, des mets à lécher, à boire et à sucer, des boissons variées – âcres, piquantes, amères, sucrées et acides. À l’aide de ces (offrandes) on doit combler les cinq cercles (d’invités). Ensuite, à midi, on doit les régaler encore jusqu’à ce qu’ils débordent de joie.

Puis on doit contenter ces cinq cercles avec de l’eau safranée, des chants et des musiques d’instruments à cordes et à vent pour charmer leurs oreilles. Alors les rayons (de leur corps-conscience) se mettent à briller avec la plus grande intensité, ils se mettent à vibrer, débordants d’extase, submergés par tant de délectation. Ils dansent, ils rient à gorge déployée et sautent et ne tiennent plus en place, désireux de jouer. Ils s’effondrent, ils courent, vomissent, sont pris de tremblements, (puis) se sentent dégoûtés et s’évanouissent. Certains chantent des mantras, d’autres proclament les arcanes, et d’autres encore, des paroles qui contiennent l’essence de l’enseignement (de la tradition de la Danse de Kâlî). D’autres échangent des mots d’esprit à double sens (…). D’autres encore adoptent des postures sacrées les unes après les autres. Certains se mettent à danser avec les gestes du jeu (théâtral) et les postures prescrites dans les textes (de la tradition ésotérique) kaula. D’autres, qui sont des guerriers, entament la danse rythmée de Shiva (…). Certains se recueillent en méditation sur (le dieu) Bhairava, d’autres déclament des vers, certains gardent leurs bras levés de différentes manières et se balancent de droite à gauche. Certains se laissent aller à pleurer à chaudes larmes (…), d’autres boivent avec avidité l’excellent liquide qui découle des cinq jeux érotiques. Certains montrent leur (lacune du texte…), d’autres se pétrifient soudain. (…) Certains, qui incarnent (l’aspect) terrifiant (de Shiva) mangent du vomi, d’autres des excréments. Certains se mettent à copuler et absorbent leurs sécrétions une fois satisfaits. Ô toi dont les pieds sont adorés par les meilleurs des héros ! quand ainsi la totalité des rayons (du corps-conscience) s’est fondue en une seule masse dilatée à l’extrême, alors advient l’union des héros (en sa signification) ultime.4

 

Cette cérémonie carnavalesque est emblématique du tantrisme « non-dualiste ». Car le tantrisme est un courant spirituel très vaste, qui va d’Angkor au bouddhisme tibétain, en passant par les religions de Shiva et de Vishnou, lesquelles ont engendré l’hindouisme tel que nous le connaissons, avec ses temples, ses statues sensuelles et ses rituels ornés de fleurs et saturés de liquides. Le plus ancien courant « non-dualiste » à l’intérieur du tantrisme (ce que nous appelons le tantra), vers l’an 700, se distingue par son rejet du dualisme corps/esprit, ici-bas/au-delà, pur/impur.

La solution qu’ils proposent pour être « bien dans sa peau », bien centré, équilibré (sens du mot sanskrit su-kha, « bien axé », opposé à duh-kha, « désaxé », mal dans sa peau) est celle du lâcher-prise collectif. C’est la méthode, bien connue dans toutes les sociétés, du carnaval où tout est permis, où tous les tabous, tous les interdits, sont levés. La dimension rituelle, en séparant l’espace où tout est possible, du monde ordinaire, profane, quotidien, est là pour renforcer la sensation d’arrachement au train-train avec ses soucis et ses vains espoirs.

C’est qu’en effet, toute société est cimentée par des interdits, des lois tacites qu’il faut respecter sous peine d’exclusion. Le problème est que ces tabous sont nos fantasmes, nos pulsions ancrées dans l’inconscient. Or, qu’est-ce que l’inconscient, si ce n’est le corps ? Nous vivons donc ensemble, mais le prix à payer est terrible : nous devons accepter d’enfermer notre chair dans un système de surveillance intériorisé, auquel Freud a donné le nom fameux de « surmoi » parce que, tel Big Brother, il surveille chacun au plus intime. C’est la conscience morale. « Divine voix » selon Rousseau, elle est aussi le Juge qui culpabilise et déchire l’âme – l’être vivant – en deux êtres antagonistes – ange et démon. Tout cela, la société indienne l’a compris. Selon ses termes, l’existence humaine est caractérisée par la dualité. Cette dualité est une guerre perpétuelle entre les dieux et les démons, une guerre qui ne dit pas son nom et qui se livre jour après jour, vie après vie, sur les champs de bataille de nos corps.

Comment se manifeste cette dualité ? Elle s’incarne dans le langage, sous la forme de dilemmes et autres nœuds gordiens. La société nous forme à comprendre chaque chose en excluant le reste. Par exemple, le Bien est l’opposé, l’ennemi, du Mal. Et vice-versa. Cela n’est pas vrai seulement pour la morale, mais pour tout, jusqu’au corps qui s’oppose à un monde extérieur menaçant, jusqu’au « moi » adversaire – tantôt bourreau, tantôt victime – des « autres ». Ces dilemmes, ces alternatives, ces dichotomies, ces couples en perpétuel conflit portent un nom sanskrit qui mérite d’être retenu : vi-kalpa. Ce qui veut dire « construire une chose en excluant le reste ». On peut traduire, selon le contexte, par « concept », « construction mentale, imaginaire, dualisante, discursive, dichotomique », ou encore « doute », « alternative », « dilemme », voire « hésitation », « scrupule », « atermoiement ». Bref, cela correspond assez à ce que nous désignons couramment comme « névrose ». Un conflit en forme de dissonance entre nous… et la réalité, entre le principe de plaisir et le principe de réalité – lequel inclut les tabous sociaux. La vie est une succession de choix impossibles, de sacrifices déchirants, de deuils irrémédiables. À chaque fois, nous devons rejeter, exclure, oublier, repousser hors des frontières. En ce sens, toute vie n’est-elle pas fondée sur la xénophobie ? Le système indien des castes, la culture des histoires d’amour impossibles de Bollywood et les tragédies du Mahâbhârata sont autant d’expressions de cette dualité.

Tel est le diagnostic des gens qui participaient à ces fêtes. La dualité est cause de souffrance ? Alors échappons à la dualité ! L’idée n’est certes pas idiote. Cette guerre de chaque instant que nous nous livrons – ou que nous livrons au réel, on ne sait pas trop – est épuisante. Elle dévore nos jours et nos nuits, littéralement. Quel bonheur ce serait d’y échapper ! La dualité est un fardeau. D’ordinaire, il est vrai, ce symptôme est « recouvert » par quelque chose comme le syndrome de Stockholm. Puisque la fuite nous paraît impossible (nous n’avons pas le courage), nous « changeons nos désirs plutôt que l’ordre du monde », nous « faisons contre mauvaise fortune bon cœur » et nous trouvons même de bons côtés à cette « chienne de vie ». Nous apprenons à « aimer le destin ». Quand ce baume se pare des atours de la civilisation, il s’appelle « sagesse tragique »… ou piété, quête de sens, etc. Comme le renard de la fable d’Ésope qui décide que, finalement, les raisins ne sont pas si bon, afin de digérer le fait qu’il ne peut, de toute façon, les attraper, nous décidons que, tout compte fait, « la chair est triste », le plaisir est fade, et que le mieux est de choisir « un mal pour un bien ».

Dans une société traditionnelle comme celle de l’Inde, close et claustrée, ce remède, étrange mais universel, prend la forme de la piété religieuse, nommé dharma en sanskrit. Ce mot désigne ici l’ordre « naturel » des choses. Pour ne pas rompre, il faut plier. Mieux : pour ne plus souffrir, il faut ne plus exister. La sagesse commune de l’Inde répète ce secret : « La panacée pour en finir avec le monde et ses tracas est le “je ne suis pas”. » Bouddhisme ancien et hindouisme en proposent des versions bien connues. Tu n’es pas heureux ? Eh bien, renonce aux fruits de tes actes ! Tel est l’enseignement du texte religieux le plus connu de l’Inde, le Chant du Bienheureux (Bhagavadgītā). Autrement dit, renonce à ta liberté, oubli tes fantasmes. En échange, tu auras la paix.

Les adeptes de la Voie du Carnaval décrits dans le texte ci-dessus refusent cette abdication. Il est vrai que le rejet du fardeau de la dualité procure une joie singulière. Comme le fait remarquer Michel Hulin, l’expérience mystique est une béatitude énigmatique, car elle semble dépasser l’opposition agréable-désagréable, pur-impur. Pourquoi ? Parce qu’elle repose sur l’intuition que « l’existence individuelle, telle qu’elle s’exprime à travers la scission originaire du vécu en “bon” et “mauvais”, a été soit pressentie, soit ressentie, soit reconnue et dénoncée comme l’erreur ou le péché par excellence, cela même qui doit être surmonté pour que la plénitude qui gît en nous apparaisse enfin au grand jour »5. En effet, cet état de tension incessant qu’est la vie en société se traduit par un contrecoup extatique quand il se relâche. Comme une télévision qui s’éteint, comme une douleur diffuse dont on n’avait pas la claire conscience, mais qui éclate dans une bulle de joie quand, enfin, elle cesse : « Ah, c’était donc ça… », dit celui qui ôte le caillou de sa chaussure. La « mascarade » tantrique est une fin qui est un début, une paix qui se traduit par une extase, une détente qui s’incarne dans l’allégresse qui, sans doute, explique les comportements scatologiques et scandaleux des adeptes de ces orgies. Le monde est, pour quelque temps, remis à l’endroit. Le corps se délivre de l’emprise de l’esprit, fantôme du groupe. Le fait de s’affranchir du groupe en groupe ne fait qu’accroître, bien évidemment, l’excitation. L’exultation devient frénésie quand les consciences se fondent en une seule. C’est un état dionysiaque, héroïque, tribal, militaire, potentiellement violent, mais ici encadré par le dispositif rituel et initiatique. Les tantras, qui sont les textes dévoilant ces pratiques, consacrent de nombreuses pages à décrire les systèmes de filtrage des importuns et des psychopathes – sans jamais parvenir à la pleine efficacité, il est vrai…

Mais, dira-t-on, quel rapport ces bacchanales entretiennent-elles avec la spiritualité et la quête d’un bonheur durable ? Qu’y a-t-il de commun entre cette débauche et la vie mystique ? Tout d’abord, rappelons que les récits des vies des mystiques rapportent plus souvent qu’on ne croit des comportements qui rappellent ces « débauches ». À partir du moment où la chasse aux sorcières a passé le relais à la psychiatrie, les mystiques ont souvent été pris pour des fous/des folles, des hystériques. Il est vrai que le comportement de certains mystiques ressemble à celui décrit dans notre rituel tantrique : sainte Catherine de Gênes avalait des limaces et léchait les plaies des lépreux. D’autres mangeaient du vomi, des crachats. L’ascèse comme exercice de privation peut être comprise comme libération du corps : en transgressant les conventions, le mystique retrouve la joie innée de la chair. Et la passion du Christ n’est-elle pas une cérémonie tantrique ? Depuis l’entrée sur un âne jusqu’à l’éponge de vinaigre, en passant par les crachats de la foule sur le chemin de croix, ne peut-on voir dans sa Passion une succession de transmutations de la douleur en félicité ?

Mieux encore : il a existé, en Occident et en France, des groupes fort semblables aux tântrikas (adeptes du tantra non-dualiste). Ils ont fleuri aux XIIe et XIIIe siècles et ont été pourchassés impitoyablement par l’Église. Ils s’appelaient eux-mêmes les Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Selon eux, l’union à Dieu – notre centre, notre vraie nature – nous libère de la Loi mosaïque et nous restaure dans l’état originel d’avant la Chute. Il est alors possible d’agir en toute innocence, comme Adam et Ève « qui ne savaient pas qu’ils étaient nus ». Nous avons peu de témoignages à leur sujet. Aujourd’hui encore, le sujet est malvenu dans l’Église. C’est un libertaire de mai 1968, Raoul Vaneigem, qui a leur a consacré leur seule monographie. Selon Albert le Grand, ils enseignaient que « l’homme peut se trouver uni à Dieu de telle sorte qu’il ne commette plus de péché, quoi qu’il entreprenne. […] L’homme uni à Dieu, comme ils prétendent l’être, n’est pas tenu de rendre honneur et respect aux saints, ni d’observer jeûne et choses semblables le jour du Seigneur. Qui est uni à Dieu peut impunément assouvir son désir charnel de n’importe quelle façon, avec l’un et l’autre sexe, et même en inversant les rôles. »6 Tout comme les yoginîs incarnent, dans le tantra non-dualiste, la sagesse, la gnose salvatrice, de même ici les femmes sont le truchement de la connaissance qui fait réaliser que « je suis Dieu ». On accusait ainsi d’hérésie, au XIVe, siècle une certaine Bloemardinne de Bruxelles qui « avait beaucoup écrit sur l’esprit de liberté et le très infâme amour charnel »7. Cet « esprit de nature » ou de liberté est précisément celui qui animait les tântrikas du mouvement kaula, centré sur le corps : l’univers est le corps de Dieu ; notre corps est son cœur.

Bon. Soit. Tout ceci est bien intéressant, mais en quoi cela peut-il nous aider ? Pour la plupart, nous ne vivons pas – ou plus – dans une société close, répressive, mais dans un monde facebookisé à outrance, à l’ère de la transparence et du « tout, tout de suite ». Le goût du fruit défendu vous tente ? Vous n’avez qu’à essayer l’échangisme ou proposer à d’autres, sur le Net, ce qui vous fait fantasmer ! Et puis, surtout, outre que ce genre de fête existe légalement dans une société civile comme la nôtre, fondée sur le principe de libre conscience, la tentation de la transgression a ses limites. Les conduites à risque comportent… des risques. Professeur que je suis, je sais bien que nos adolescents veulent « se déchirer » le week-end pour oublier ce qui les attend. Mais faut-il détruire le corps pour le délivrer des angoisses du mental ? N’est-ce pas faire le jeu du système ? Ils sont d’ailleurs souvent lucides sur cette dualité absurde du « travailler plus pour gagner plus ». À quoi bon gagner sa vie en la perdant ? Obéir cinq jours pour « s’éclater » deux jours (dans le meilleur des cas), est-ce un mode de vie souhaitable, un win-win ? Ou bien une arnaque ? Le loisir – fût-il olé olé – n’est-il pas à l’image d’un monde du travail fait de souffrance ? N’est-ce donc que cela que le tantrisme a à nous offrir : une échappatoire exotique, un produit parmi d’autres dans la gamme des farces et attrapes ?

Peut-être pas. Mais, pour le comprendre, il nous faut revenir à cette affaire de pureté.

Quand la pureté est ignoble : le puritanisme des brahmanes

Le plus vigoureux penseur du tantra non-dualiste a vécu vers l’an mille au Cachemire. Le Cachemire, c’est une ville prospère, dans un genre de vallée suisse disposée autour d’un lac, sorte de Venise de l’Orient, carrefour sur la route de la soie. Abhinavagupta – tel est son nom – était bien né, dans une société de classe moyenne émergente. Traditionnellement, la spiritualité et les questions existentielles sont réservées aux druides de l’Inde, les brahmanes. Pratiquement, ces interrogations surgissent en tous ceux que la croissance économique a affranchi des souffrances les plus grossières. Une fois que l’on n’a plus soif, plus faim, plus froid ni chaud, que fait-on ? La Mort reste présente à l’horizon. Et la précarité se dévoile être l’arbre qui cache la forêt. L’ennui succède à la souffrance. D’où une nouvelle demande et un nouveau marché. L’hédonisme était de mise. Bref, le petit monde cosmopolite du Cachemire partageait bien des traits avec le nôtre, dont l’angoisse de la décadence, de la « perte des repères ». D’où des réactions. Nous avons, dans le genre, une amusante pièce de théâtre par un certain Jayanta, vers 850. Celui-ci voit la déchéance morale partout : chez les bouddhistes – ces nihilistes –, chez les adeptes papillonnants du « marché de la spiritualité » avec ses gourous et ses groupies, et chez les « porteurs de crânes », sortes de hippies proto-tantriques. Ceux-ci vivent en marge (mais en ville), boivent de l’alcool, ne respectent rien, copulent en public et prêchent le salut par l’ivresse. Jayanta se voit une mission : informer le roi – en l’amusant – de la situation. Le roi prit en effet des mesures. Pour sauver une société psychotique, comme toutes les sociétés éprises de pureté. « À l’extérieur, respectueux des Védas [les textes des puritains], à l’intérieur, dévot de Shiva [déjà moins fréquentable] et secrètement kaula [adepte des orgies décrites plus haut] » disait une maxime du temps.

Mais pourquoi ? Parce que l’Inde était (et reste) une société « de castes », d’un apartheid fondé sur la couleur de la peau et la naissance. Or, cette société de castes était fondée sur la dualité pur-impur, et cette dualité apparaissait de plus en plus comme un artefact arbitraire, une « construction sociale ». Le contact constant avec des cultures différentes (chinoises, perses, arabes, grecques, indonésiennes) n’y était sans doute pas pour rien. Du coup, le tantra non-dualiste dénonce cette dualité pur/impur comme un artifice arbitraire, une camisole factice au service des ignorants. Abhinavagupta déconstruit ainsi cette dualité, après avoir cité un extrait d’un texte (tantra) non-dualiste :

 

Comment donc le corps et autres (choses)

Faites des cinq éléments pourraient-ils être impurs ?

Car en réalité, ce qui existe indépendamment de la lumière consciente

Peut-il être « pur » ou « impur » ?8

 

En effet, Dieu – Shiva, ou Bhairava, sa forme déchaînée, dionysiaque – est censé être le créateur des cinq éléments – terre, eau, feu, air et espace. Comment donc le corps, formé de ces cinq éléments, pourrait-il être impur ? N’est-ce pas accuser le Créateur d’être impur ? Inversement, si la cause est pure, alors l’effet l’est aussi. Par conséquent, le corps ne peut être impur.

Le second argument concerne le tantra non-dualiste. Celui-ci n’affirme pas l’existence d’un Dieu transcendant et Grand Architecte de l’univers. Bien plutôt la conscience est Dieu, Shiva, Bouddha, Nature, Temps, etc., quel que soit le nom que l’on donne au réel. Pourquoi ? Parce que tout dépend de la conscience alors qu’elle ne dépend de rien. Mais admettons qu’il existe « quelque chose » à l’extérieur de la conscience. Comment peut-on dire que cette chose est pure ou impure ? Si vraiment la conscience n’y a aucun accès – ni par perception ni par inférence –, alors on ne peut rien en dire ! Quant à la conscience elle-même, elle est la vraie pureté parce qu’elle est limpide, comme nous l’avons vu au tout début de ce livre.

Mais le brahmanisme orthodoxe, puritain, refuse ces évidences. Pour lui, le corps est impur parce qu’il est inerte, privé de conscience, c’est-à-dire du pouvoir de manifester les choses, de connaître et d’agir. Tout ce qui sort du corps – cheveux, bave, ongles, excréments, sang menstruel – est également impur. Et les êtres qui sont en contact avec ces excrétions sont aussi frappés d’impureté et ravalés au rang de parias. Ainsi la femme qui a ses règles est-elle impure, de même que les gens qui travaillent à la crémation des cadavres. Le brahmane doit, quant à lui, mener une véritable guerre permanente contre l’impureté. Son ennemi est son corps, qu’il doit percevoir comme un cadavre inerte, une sorte de zombie. Bien entendu, la plupart des brahmanes ont cherché à ruser avec cette morale puritaine. D’ailleurs, Abhinavagupta et la plupart des tântrikas non-dualistes furent des brahmanes. Le brahmane orthodoxe, dualiste, passe ses journées à se purifier avec de la terre, des mantras, de l’eau, avec le vent et le feu. Abhinavagupta souligne l’absurdité de ces troubles obsessionnels compulsifs :

 

Si une chose ou un état impur

Sont purifiés par une chose de même nature,

Cela est-il possible ?

 

Car en effet il s’ensuivra cercle vicieux,

Contradiction et régression sans fin.9

 

En effet, si le corps fait de l’élément terre est impur à ce titre, comment pourrait-il être purifié par de la terre ? C’est un processus qui ne sort pas de l’impureté, ou qui ne fait que la déplacer dans une « régression sans fin ». Les victimes de troubles obsessionnels compulsifs portant sur la propreté connaissent bien ce genre de questions sans réponses, et ce ne sont pas là que des questions, mais bien de véritables parasites qui leur pourrissent la vie. De même, purifier une chose par un mantra ou autre instrument sacré, c’est faire quoi au juste ? Abhinavagupta suggère que tout cela n’est que croyance. Si un mantra purifie parce qu’il a part à la nature divine, alors pourquoi ne pas admettre que toute chose a aussi bien part à cette nature ? Et si l’on répond que l’efficacité des mantras tient au fait que leur nature divine est évidente, alors qu’elle ne l’est pas pour le reste, c’est encore une fois admettre que la pureté n’est qu’une croyance, une façon de juger les choses, une construction mentale. Si un mantra n’est qu’une phrase ou un symbole dont on sait qu’il est l’essence divine universelle, alors aussi bien peut-on réciter le bottin ! Ou alors, toute parole prononcée en ayant conscience que « tout est pur » devient un mantra. D’où le genre de glossolalie des adeptes en transe durant l’orgie tantrique décrite plus haut.

Dès lors s’ouvre une nouvelle possibilité : la véritable pureté est la connaissance de la pureté de toute chose, y compris du corps et de ses excrétions. La véritable impureté, c’est croire qu’il y a des choses pures et des choses impures.

En un mot, c’est la dualité. Tel est le message du tantra « du Cachemire », non-dualiste, résumé dans ce verset :

 

Cette pureté qu’enseignent les demi-savants

Est impureté selon l’enseignement de Shiva.

Car il n’y a ni pureté ni impureté.

Et donc, sans dilemmes10, on sera bienheureux.

 

Shivopâdhyâya, un maître cachemirien contemporain du siècle des Lumières, explique ainsi ce couplet :

 

Cette pureté, cette purification par la terre, par l’eau et autres (éléments11) enseignée dans les traités de dharma12 par ceux qui n’ont qu’une compréhension13 limitée, n’est qu’impureté selon l’enseignement de Shiva, ou bien « quand on contemple Shiva », quand on voit face à face l’être du Seigneur suprême – car nous allons en donner la raison.

Ou bien, (le verset veut dire que la pureté enseignée dans les traités de dharma) est (à son tour) enseignée dans l’enseignement de Shiva, proclamé par le Seigneur suprême, comme étant l’impureté même, et non pas la pureté, la propreté rituelle, car l’enseignement y porte sur autre chose, (à savoir, la connaissance de notre vraie nature qui est la substance du corps et de toute chose).

Cette pureté enseignée par les autres traités (dualistes) n’est pas la pureté, n’est pas l’état de pureté, mais c’est en réalité l’état d’impureté !

 

Ainsi, l’impureté est la dualité fondée sur l’ignorance, c’est-à-dire sur l’attachement au corps, à l’image du corps, laquelle est le mobile qui se cache derrière l’obsession pour la pureté rituelle. Elle n’est qu’une impureté ignoble, et une croyance sans fondement indigne d’être libre et aspirant à davantage de liberté. La connaissance de la véritable nature des choses, de la non-dualité, est la seule pureté, sans rapport avec ce que les hommes esclaves de leurs vains dilemmes imaginent. Le rituel tantrique est en vérité un précurseur des thérapies comportementales. Pour dompter la peur, il faut l’approcher peu à peu, en commençant par la mise en scène du rituel :

 

De même qu’un cheval (non dressé) va par monts et par vaux à travers maints accidents de terrain en suivant la volonté de qui le monte (jusqu’à ce qu’il soit dressé), de même la conscience, grâce à des méthodes variées – paisibles, effrayantes, etc. – abandonne la dualité et s’identifie à Bhairava.14

La non-dualité des puritains

Cependant, même s’il est vraisemblable que les tabous sociaux ne sont que des constructions factices, leur dépassement par la transgression est-elle une voie vers le bonheur ? Cette méthode a ses limites, démontrées par les années soixante-dix, entre autres expérimentations. La société fait peser des interdits sur l’individu. C’est vrai. Mais peut-on échapper à la société ? Freud pensait que cela était impossible. Et, de fait, les structures sociales peuvent être changées seulement en partie. Pourrait-on imaginer une société sans aucun tabou ? Nous voyons aujourd’hui les limites de cette utopie. Une société sans interdit est, en effet, une société individualiste, dépourvue de solidarité. Chaque individu est en lutte contre les autres afin de s’affirmer, si bien que le poids des interdits rejaillit sous une autre forme, pas moins insupportable : l’interdit de l’échec.

N’y a-t-il pas une autre solution ? Dans les sociétés traditionnelles, closes, endogames, il y a une autre possibilité pour réaliser la non-dualité, pour dépasser le Bien et le Mal. Au lieu de transgresser les tabous pour apaiser la conscience individuelle, il y a bien un autre remède : déconstruire la dualité entre « moi » et « la société », le monde extérieur. Et, là encore, le plus simple n’est-il pas d’anéantir le moi ? En effet, la source de nos souffrances n’est-elle pas cette dualité entre soi et autrui, qui nous condamne à être les esclaves d’un moi jaloux et capricieux, d’un moi qui par définition rejette le réel et de ce fait ignore toute limite ? Dès lors, chercher à le satisfaire, fût-ce par la transgression, n’est-ce pas chercher à accomplir la tâche de Sisyphe ? Ou à remplir le tonneau des Danaïdes ?

C’est bien pourquoi la majorité des spiritualités de l’Inde a proposé cette méthode : pour se débarrasser des souffrances, il faut voir que personne ne souffre. La dualité entre soi et autrui – dont la dualité pur/impur n’est qu’une excroissance – est la racine de tous les maux. Telle est la dualité au sein de la réalité impersonnelle dont parle le bouddhisme :

 

S’il y a un « soi », il y a la notion de « l’autre ».

Cette division entre le Soi et l’Autre

Engendre la haine et l’appropriation.

En découlent directement

Toutes les pathologies mentales.15

 

Quant aux brahmanes orthodoxes, nombre d’entre eux préfèrent une voie vers le réel qui ne remet pas en cause l’ordre social. Cette voie est celle du Vedânta, très inspirée par le bouddhisme. Selon le Vedânta, la cause de toutes nos souffrances est la croyance que nous sommes des personnes autonomes, responsables de nos actes. Et la racine de cette illusion est la méprise fondamentale qui consiste à nous prendre pour notre corps et pour notre esprit. Or, tout cela, ce ne sont que des objets évanescents, auxquels on peut s’identifier par imagination – tout comme on peut s’identifier à une voiture, une famille, un pays –, mais qui n’ont pas plus de consistance que les rêves de la nuit passée. Car, de même qu’un rêve n’est pas la réalité parce qu’il n’a pas de permanence, de même notre monde n’est pas réel parce qu’il est fait d’objets qui vont et viennent.

Mais alors, qu’est-ce qui est réel ? Seule est réelle la conscience qui constate que « l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Ce Témoin est notre vrai Soi, et non pas le corps ni les pensées. Ce Soi immuable face au songe du monde est inaccessible à la peur comme à l’espoir, car il n’agit pas, impassible et placide depuis toujours, pareil à l’espace indifférent aux corps qui se construisent et se détruisent en son sein. Cette solution est d’autant plus tentante qu’elle permet, à première vue, d’échapper elle aussi aux « couples de contraires » que sont le Bien et le Mal, le pur et l’impur, mais sans pour autant avoir à provoquer le scandale. Cette non-dualité est une plénitude tout intérieure, une joie qui ne déborde pas en orgies. Cette disparition invisible séduit nombre d’Occidentaux, après avoir fasciné des générations de brahmanes.

Cependant, là aussi, il y a un prix à payer : selon le Vedânta, la réalisation de la non-dualité est incompatible avec la vie sociale. D’une part, il est impossible d’agir si l’on ne croit plus que l’on est un agent. D’autre part, cette tradition orthodoxe redoute les débordements, les comportements excentriques du type « folle sagesse » de ceux qui violeraient les tabous de caste au nom de la non-dualité. Le candidat à cette forme de bonheur doit donc « mourir » et quitter sa famille, ses amis. En contrepartie, il échappe à ses devoirs de caste et à la tyrannie de la pureté, comme le proclame cet ascète errant :

 

Je suis moi, mais je suis aussi l’autre.

Je suis l’Immense, la source.

Je suis le maître du monde entier.

Je suis le monde entier.

Je suis cela !

Je ne suis que moi, je suis parfait.

Je suis pur, transcendant.

Je suis immaculé et permanent.

Je suis je.

Je suis à jamais cela !

Je suis la connaissance, je suis unique.

Je suis la lune, (car) je suis comblé16.

Je suis radieux, je suis sans tristesse.

Je suis pure conscience.

Je suis (toujours) égal (malgré les expériences qui passent).

Je suis affranchi de l’honneur et du déshonneur,

Comme de tout jugement.

Je suis Shiva !

Je suis affranchi de l’unité comme de la dualité,

Je suis libre des couples de contraires.17

 

Ainsi l’ascète du Vedânta vit-il bien dans une sorte de non-dualité. Il a échappé aux interdits sociaux, découvrant par là une forme de paix. Mais qui, aujourd’hui, désire une vie d’ascète ou de moine ? Il est vrai que d’autres traditions non-dualistes, mais orthodoxes elles aussi, ont trouvé de plus justes compromis : puisque la non-dualité est une réalisation tout intérieure, puisqu’il serait malséant de la manifester par des comportements antisociaux, pourquoi donc quitter la société ? Cette forme de non-dualité propose une solution encore plus engageante, semble-t-il : je continue, extérieurement, de vivre comme tout un chacun : métro-boulot-dodo. Mais intérieurement, je sais que je ne suis pas ce personnage. Je ne suis ni père, ni fils, ni ami, ni ennemi. Je ne suis jamais né, je ne mourrai jamais. Je suis conscience pure, indépendante, pareille à l’espace sans limites. Tout le reste n’est qu’une corde prise pour un serpent, un trouble de la vision, un songe, une erreur imaginaire, un délire sans fondement. Rien n’est mien, je n’appartiens à personne, je ne suis personne. Cette conviction profonde, basée à la fois sur l’intuition, le raisonnement et l’expérience directe, apporte une grande paix, une « fraîcheur intérieure » comme dit le Yoga Vâsishtha, sorte de Mille et une nuits tout entier consacré à la célébration de cette libération secrète au sein du monde. Quel bonheur de ne plus être soumis à rien ni à personne, ni même à soi ! Qui n’a jamais pressenti cela ?

Quoique, à y regarder de plus près, cette intuition m’a-t-elle délivré de la dualité ? Est-elle vraiment ce bonheur auquel j’aspire ?

Désinhibition

Pour commencer, la non-dualité des puritains ne dépasse la dualité du pur et de l’impur qu’en repoussant l’impureté dans le monde des fantômes, en affirmant : « je ne suis pas ce corps », support de toutes les impuretés, antagoniste de la pure conscience. Cette réalisation se situe donc dans la continuité du puritanisme brahmanique. Elle n’est donc pas un véritable dépassement de la dualité, mais plutôt une ultime fuite pour échapper au corps et à toutes les angoisses dont il est la source.

Ensuite, cette non-dualité aspire plutôt à une unité par exclusion de la dualité. En clair, si je choisis cette voie, j’aurais la paix, mais une paix obtenue en repoussant au loin la morale, les interdits sociaux, les préoccupations de réussite, les choix de vie du genre « un enfant ou une carrière » et autre dilemmes. Le principe reste, au fond, le même que celui de toute vie sociale : s’assurer un espace de sécurité en repoussant le danger dans un « espace du dehors ». Hors la maison, hors la nation, hors mon périmètre, hors le Soi, hors le réel. La forme change, le fond reste. Or, si le principe sous-jacent demeure, il y a fort à parier que les symptômes finiront par ressurgir. Je puis bien décider que je ne suis rien ni personne, que je suis hors de toute atteinte, il n’en reste pas moins que mon état de conscience reste fondé sur la peur. La peur de la saleté, de l’échec, de l’absurde, du chaos, de la honte, de l’imprévisible, de l’incompréhensible, de la complexité, de l’irréductible. Abhinavagupta appelle « démons » ces avatars de la peur fondamentale. Et cette peur fondamentale n’est autre… que la peur de la non-dualité, c’est-à-dire la peur du réel, dont le corps. Fuir l’illusion n’est pas admettre, tacitement, que l’on a peur du réel et, singulièrement, du corps – donc de la peur elle-même ? Je veux dire que la plus grande source de peur, ce sont les manifestations corporelles de la peur : adrénaline, stress, insomnie, sensation d’être emporté, souffle court, sueurs, tremblements, frissons, pincements au cœur, vertiges. Car on a beau proclamer que tout est illusion, elle n’en continue pas moins de se manifester dans la chair. Chassez l’illusion du corps, elle revient au galop, pourrait-on dire.

Ainsi, cette non-dualité puritaine n’est qu’une autre forme du dualisme du corps et de l’esprit, du pur et de l’impur. Une ultime stratégie pour « être une île » inabordable – mais au prix de l’isolement et de la passivité. D’où une nouvelle frustration : je suis « absolument » libre, transcendant. Même si la peur est ressentie, je sais qu’elle n’est rien. La théorie annule d’avance toute expérience dérangeante. Mais la contrepartie est radicale : n’étant pas le corps, je ne puis rien faire. Je suis immortel, mais je ne puis jouir de rien. En prenant ce chemin, je cherche au fond à me réconcilier avec l’Autorité qui me menace à chaque instant de son jugement. Et, pour y échapper, je disparais. Je ne suis plus : plus personne pour me culpabiliser, plus de société pour m’exclure – c’est la politique de la terre brûlée, en somme. Mais le prix est exorbitant, et le résultat maigre, abstrait. Dès lors, ne devient-il pas évident que la vraie non-dualité est tout autre chose ? Au lieu de fuir le corps, la souffrance, la peur, ne faudrait-il pas plutôt chercher à renouer le dialogue ? Et puis, ces « démons » ne tirent-ils pas l’essentiel de leur force de mon refus de les regarder en face ? Le meilleur moyen de m’affranchir d’un mirage n’est-il pas d’aller voir de plus près de quoi cette eau censément si fraîche est-elle faite, au lieu de chercher à l’exorciser à coup de raisonnements logiques, mais contredits à chaque instant par l’expérience ? Autrement dit, la non-dualité doit non seulement être théorique, mais elle doit aussi être pratique. Elle doit rencontrer ce qui menace mon bonheur sur le champ de bataille de la vie, de la vie non pas glorieuse de l’ascète himalayen, mais de la vie quotidienne, banale, ordinaire.

Le monde n’est pas une impureté. Ou plutôt, s’il l’est, c’est la croyance qui est impure, qui est illusion. La vie est conscience. La vie est ce qu’il y a de plus précieux :

 

La vie est ce qui anime toute chose.

Rien n’existe qui ne soit vivant.

Ce qui est privé de vie :

Voilà ce qui est impur !

 

Abhinavagupta conclut :

 

Donc ce qui est proche de la conscience

Donne la pureté.18

 

Le corps est donc la véritable source de pureté, et non pas le mépris du corps. Rejeter le corps, ou quoi que ce soit d’autre, c’est renforcer la dualité car :

 

« Ceci est la dualité », « ceci ne l’est pas » :

(Ces affirmations) qui se contredisent

Sont forgées par la séparation (qui caractérise) l’illusion.

 

Comment pourraient-elles concerner

(La réalité) qui n’est pas une construction imaginaire ?19

 

L’illusion est Mâyâ : la magie, la puissance de liberté de la conscience, pouvoir souverain par lequel la conscience, joueuse, en vient à se tromper elle-même. Le tantra non-dualiste propose donc une véritable réconciliation par l’inclusion de l’Autre, de la dualité, et non une forme d’ostracisme poussé à son comble. La réussite ultime d’un système totalitaire – et le système brahmanique des castes est un système totalitaire – ne consiste-t-elle pas à persuader ses victimes qu’elles sont consentantes, et à s’arranger pour qu’elles retournent leur propre frustration contre elles-mêmes ? Si La Boétie a pu affirmer qu’il ne saurait y avoir de tyrannie sans complicité des esclaves, il faut ajouter que la haine de l’Autre portée à sa perfection doit s’inverser en haine de Soi – c’est-à-dire en haine du corps. L’ultime fuite offerte par le Vedânta est donc l’ultime victoire de la dualité, de la pression sociale.

Pour y remédier, la théorie ne suffit pas. Il faut une pratique. Une sorte, disons, de thérapie comportementale. Voilà pourquoi, par exemple, le tantra non-dualiste prescrit ces rituels où l’on boit du vin, cette « eau de Shiva ». Voilà aussi pourquoi l’on pratique des « vœux » de nudité, d’errance, de conduite marginalisante – comme de ne porter que des habits noirs, couleur funeste par excellence. La transgression est transcendance. La conscience, aliénée dans ses propres constructions, joue à les détruire. Dès lors, le vin est la déité liquide, incarnée ainsi pour se délivrer elle-même, s’affranchir des vains dilemmes. Ainsi, si les règles enserrent la conscience dans un cocon individuel, tout ce qui peut assouplir cette camisole est désirable.

Destruction de la destruction

Mais en poursuivant ce raisonnement, ce tantrisme en vient à abandonner toute pratique, extérieure et artificielle, de pureté. Plus de culte, plus de temples, plus d’espace sacré opposé au cloaque profane. La divinité est en soi, pas à l’extérieur. Le tantrisme du corps, le tantrisme kaula, conseille donc une pratique, mais une pratique pragmatique :

 

Quel que soit le lieu et le moment,

Quand s’ouvrent les rayons des yeux,

C’est là que se déploie

Le Puissant.20

 

Les vœux, les mantras eux-mêmes, les orgies publiques sont vains. Tout est à l’intérieur. Mais attention ! Cette intériorité n’est pas ici celle, purement abstraite, de la non-dualité des puritains. Cette intériorité est celle du corps et de l’espace privé. De même, les mantras sont inutiles, car le corps – et en particulier la respiration – est le mantra universel, omnipotent.

Dès lors, tout ce qui peut désinhiber est bon. Mais, au contraire de l’ascèse puritaine, le moyen doit ici être à l’image du but : comment atteindre le bonheur par une méthode qui met mal à l’aise ? La « thérapie comportementale » devra donc se faire en douceur, même s’il s’agit toujours de partir à la rencontre de nos démons. Certains courants du tantrisme révélé par Shiva (qu’on appelle pour cela shivaïsme) vont même jusqu’à interdire toute interdiction. Que le corps-conscience s’épanouisse comme bon lui semble, où bon lui semble. Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Du reste, l’alcool, celui dérivé des différentes sortes de raison qui poussaient sur les coteaux du lac Dal, au Cachemire, est tenu en haute estime :

 

L’alcool est l’essence objectivée de Shiva.

Sans (alcool), il n’y a ni jouissance, ni libération.21

 

Selon le tantra non-dualiste, la joie qu’il procure vient ce qu’il relâche l’étreinte des dilemmes, des scrupules, de l’hésitation permanente et épuisante entre le Bien et le Mal, le pur et l’impur, le prescrit et l’interdit. En engloutissant ce dualisme, la vraie nature de la conscience – la vraie nature de l’individu – est révélée.

Pour comprendre le sens de ces transgressions, il faut d’abord encore une fois prendre la juste mesure du poids des règles dans la civilisation indienne dont l’aire, rappelons-le, va de l’Afghanistan jusqu’au sud de l’Indonésie, et de la Sibérie à Ceylan, en passant par le Japon. Cette pression exercée sur les individus tient en un mot : dharma. Il désigne l’ordre naturel des choses, qui « tient » sur chaque être pour le maintenir à sa place, moyennant acceptation par chacun de cette place, si basse et abjecte fût-elle. « Si l’on protège le dharma, il vous protégera », dit un proverbe sanskrit. Comprenons : si nous savons tenir notre place, nous aurons toujours une place au sein de cet ordre social qui se veut « naturel » et immuable.

Mais cette relative sécurité a un prix : le renoncement à l’individualité et d’innombrables tabous. Pour que le dharma vous porte, encore faut-il le supporter. Or, ce dharma fonctionne sur le mode de la division, de la dichotomie – pur et impur, principalement. Cette pureté est d’autant plus menacée que l’on est situé (par sa naissance), au haut de l’échelle sociale. Les brahmanes, ces prêtres et intellectuels situés, par ce dharma qui est une idéologie censée servir leurs intérêts, au sommet de la pyramide. Du coup, ils sont submergés de règles et d’interdits, beaucoup plus que les parias qui, rejetés presque en dehors de toute pureté, ressentent peu le poids de ces règles, bien qu’ils aient à subir les sévices infligés par leurs maîtres brahmanes. Du coup, le désir de transgression est bien plus fort chez les brahmanes que chez les populations intouchables pourtant exploitées par les brahmanes. C’est que, répétons-le, le brahmane doit respecter bien plus de règles. Si un intouchable se saoule, il devra simplement répondre de ce qu’il aura posé sous l’emprise de l’alcool. Pour le brahmane, en revanche, pas d’autre issue que la mort, ou plutôt le suicide, en buvant de l’alcool bouillant. On comprend, dès lors, que ces pratiques de transgression soient des pratiques – ou des fantasmes – de brahmanes. De fait, le tantrisme est d’abord une affaire de textes – tantra est apparenté à « texture » et « texte » – composés en sanskrit, spécialité des brahmanes, même quand ils sont bouddhistes, même quand ils se révoltent (intérieurement, spirituellement, rarement politiquement, du moins jusqu’au vingtième siècle et l’arrivée du marxisme). Le tantrisme révère l’écrit, rend un culte aux textes que sont les tantras.

Mais, nous dira-t-on, le tantra n’est-il qu’un genre de soupape pour curée sous pression ? Ce serait sans doute vrai pour une grande partie des brahmanes et autres gens de haute caste. Cependant, il faudrait préciser que cet exutoire fait partie d’une réflexion élaborée sur la nature du dharma.

Pour les brahmanes auteurs du tantrisme, cet « ordre naturel des choses » qu’est le dharma n’est qu’une construction. Les Indiens ont la réputation de ne pas être de grands voyageurs. Pourtant, l’Inde, même et surtout celle des brahmanes, est aussi « civilisatrice » sur le plan culturel que le fut la Grèce. S’il est vrai que le brahmanisme est assez casanier, ce n’est pas le cas des grandes religions qui se sont développées sous des formes nouvelles à partir du début de notre ère : bouddhisme, vishnouisme et shivaïsme. Ainsi, Angkor, la plus grande ville du monde au XVe siècle, fut un important foyer de ces religions. Or, ces voyages incessants ont donné aux brahmanes l’occasion de découvrir que leur dharma, leur « ordre naturel des choses », n’était nullement naturel puisqu’il n’était pas universel. C’est du moins l’argument que l’on retrouve dans les tantras, même dans ceux qui prêchent un certain respect des hiérarchies sociales :

 

Cette division en castes est imaginaire

Car elle n’existe pas dans les autres pays.

La division en castes

N’est donc que pure imagination.22

 

Le tantrisme non-dualiste va évidemment dans le même sens :

 

Ma chère ! Ce monde entier

Est né d’une seule semence.

Cette doctrine des castes est donc

Fondée sur une erreur.23

 

Abhinavagupta confirme :

 

Dans la nature propre de la conscience,

Il n’y aucun concept de caste, etc.

(…)

Tout cela, ce ne sont que des démons

Qui nous crispent.

Il faut donc les laisser derrière soi.24

 

Ainsi, l’Inde a connu très tôt le genre de choc engendré en Occident par les Grandes Découvertes. De plus, la rencontre de l’Autre s’est produite dans un contexte intellectuellement plus varié que celui de l’Europe, puisque la créativité en ce domaine n’y a jamais subi la domination d’une Église toute-puissante. Enfin, les grandes religions de l’Inde sont familières de l’idée d’infini, alors que l’Occident en subit encore les conséquences.

 

Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? (…) Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. 25

 

En effet, toute mesure est littéralement dé-mesurée au sein de l’infini. Cette prise de conscience entraîne une perte des repères sur tous les plans, un véritable tremblement de terre, ou plutôt des fondements, des valeurs communes. Or, ce séisme, l’Inde l’a connu très tôt, et avec lui un profond relativisme. Cette idée que toute mesure est relative à un point de vue se retrouve dans tous les tantras, par exemple à propos de la distinction entre l’état de veille et celui de rêve.

Dès lors, pour les brahmanes des tantras, il n’y a plus de dharma, plus de morale, mais seulement des conventions qui valent seulement dans un contexte donné. Les conditions étant en perpétuel changement, les coutumes changent aussi. Il n’y a donc pas de dharma. Mais, si le dharma et, plus généralement, les valeurs des hommes, ne sont que des constructions, comment expliquer que les hommes s’infligent une fiction aussi lourde, aussi oppressante ? Le tantrisme ici préfigure la démarche d’un Nietzsche quand il détecte, à l’origine de la philosophie du dharma et des religions en général, un malaise du corps.

Le dharma est en effet fondé sur la dualité pur/impur. Or, qu’est-ce qui est impur ? C’est le corps ou, plutôt, ce qui sort du corps. Ainsi les Indiens mangent sans couvert car un objet, une fois entré puis sorti du corps, est considéré comme impur au même titre que les excréments et l’urine. Voilà pourquoi, dans la vie du brahmane obsédé par la pureté, tout doit être jetable : ustensiles (sauf l’or et les métaux précieux, nous verrons pourquoi), couverts, etc. Même le souffle, quand il a pénétré le corps, devient impur.

Mais d’où vient ce qui ressemble à un rejet du corps lui-même ? La haine de la chair est pourtant censée être l’apanage de la mentalité judéo-chrétienne. En réalité, ce n’est pas tant le corps qui est nié en Inde, que la mort opposée à la sensibilité, à la conscience.

L’unité embrasse la dualité

Le lecteur aura compris qu’il existe différentes sortes de non-dualité. Le non-dualisme orthodoxe comprend la non-dualité comme l’exclusion ultime de l’Autre – objet inerte, mort, corporel, féminin. La non-dualité est alors la réalisation qu’il n’y a pas de « second », pas d’autre que le Soi. Mais la non-dualité peut aussi être comprise comme unité du sujet et de l’objet, comme inclusion des couples de contraires au sein d’une unité plus vaste, comme non-dualité du pur et de l’impur, etc. En réalité, la « non-dualité » n’est qu’un schéma abstrait que l’on peut appliquer à des paires très variées et que l’on peut donc interpréter en des sens très différents. Dans le cas du tantrisme, il s’agit de dépasser les contraires et de les réconcilier, de les harmoniser au sein d’une unité plus vaste. Il n’est pas question de régler le problème en éliminant l’un de ses protagonistes, mais de savourer leur saveur unique dans un ensemble harmonieux.

Le tantra du Cachemire est donc autre chose qu’une simple soupape pour curée sous pression ou pour adolescent attardé. Il repose sur une véritable réflexion. Cela étant, a-t-on ainsi échappé à la dualité ? Interdire d’interdire, n’est-ce pas encore une interdiction ?

Le tantrisme du Cachemire se distingue de ses cousins en ceci qu’il ne s’écarte pas de ce qui, je crois, est l’intuition originelle du tantrisme : pour vaincre l’ennemi, il faut l’embrasser. Et cela ne serait plus vrai si le tantra du Cachemire était seulement une sorte de « tantra protestant », réformé dans le sens d’une intellectualisation, d’une interdiction de toute mise en pratique concrète. Car alors, n’est-il pas vrai que l’on retomberait dans l’écueil déjà dénoncé à propos du non-dualisme puritain, à savoir que la dualité réapparaîtrait sous une nouvelle forme ? La solution ne consiste ni à seulement pratiquer la non-dualité en brûlant la vie par les deux bouts, ni à pratiquer une non-dualité exsangue du retrait éthéré, mais à mettre en œuvre une attitude que, faute d’une meilleure expression, je qualifierais d’intégrale.

C’est bien ce que semble dire Abhinavagupta quand, au terme de son analyse de la dualité pur-impur et de son dépassement par le tantrisme qui « interdit d’interdire », il conclut :

 

Mais dans notre (enseignement de la véritable non-dualité),

(Aucune pratique…) n’est prescrite ni interdite.

Aucune n’est prescrite, car elles ne permettent pas d’accéder directement à Shiva.

Elles ne sont pas interdites non plus, car (rien) ne peut fracturer le réel.

Car en effet les prescriptions et interdictions

En forme de dilemmes

– Qui sont (elles aussi) la Puissance (de Shiva) –

(Et) qui portent sur notre vraie nature,

Ne peuvent fracturer la vraie nature

Du maître qui est le Soi de toute chose.26

 

Ce passage répond par là même à une autre question que nous pouvons nous poser : le tantrisme « du cachemire » n’est-il pas culturellement trop éloigné de nous, en plus d’être parfois sulfureux ? En effet, les lignées du Cachemire ont périclité depuis longtemps. Et, quand bien même elles auraient survécu, le problème des malentendus culturels ne serait pas résolu pour autant, comme le montre l’exemple des relations parfois difficiles des Occidentaux avec les lamas tibétains. Abhinavagupta semble rassurant sur ce point : pour le tantrisme non-dualiste, « toutes les lignées, les divinités, les mantras et les castes sont égaux […] puis tout est Shiva »27. Inutile donc de se torturer à chercher un tantrisme « authentique » – d’autant plus qu’il est aisé de voir où il ne se trouve pas. Il suffit de se tourner vers ce qui est le plus facile, vers ce qui nous convient. Abhinavagupta compare cette attitude éclectique à celle de l’abeille28. Contrairement à la fourmi qui veut tout recevoir de l’extérieur et à l’araignée qui veut tout tirer de sa propre substance, l’abeille va butiner ici et là, mais elle le digère, l’intègre pour en faire son propre miel, selon qu’il lui convient. Il ne s’agit pas de s’enliser dans un consumérisme passif et sans issue, mais de faire confiance à notre intelligence pour goûter aux choses avec sensibilité. Voilà pourquoi ce livre sur le tantrisme ne propose ni mantras ni rituels, même si nous essaierons d’expliquer la vision du rituel, son esthétique, selon Abhinavagupta.

Pour autant, ce dépassement de l’effort du tantrisme primitif pour dépasser la société de castes n’est-il pas une forme subtile de renoncement ? Abhinavagupta, en affirmant que le véritable tantrisme est intérieur, n’est-il pas en train de se résigner à subir un ordre social qu’il juge trop puissant, à l’instar du renard d’Ésope qui décide que, finalement, il n’aimait pas ces raisons que, de fait, il échoue à atteindre ? Ceci pose, à nous Occidentaux qui lisons ces enseignements, ces propositions de vie, une question fondamentale et rarement posée dans le monde spirituel : la spiritualité consiste-t-elle à « s’adapter » aux exigences du marché capitaliste comme à un nouvel avatar du dharma, de l’ordre « naturel » des choses ? Ou bien ce tantrisme contient-il un message réellement subversif qui nous demande de remettre en question l’ordre social ? Je crois que, clairement, Abhinavagupta n’est pas un agitateur social. Lui et ses maîtres tendent vers l’intériorisation des transgressions tantriques. Cette intériorisation est censée agir comme un antidote à l’intériorisation des interdits sociaux. Mais la critique de l’ordre social n’est pas pour autant perdue de vue. En effet, donner la priorité à une approche pragmatique, opportuniste, ce n’est pas renoncer à agir, c’est être lucide quant aux difficultés. Contrairement à d’autres formes de tantrisme, celui du Cachemire ne cache pas son héritage transgressif. Il continue même de le mettre en pratique. Il ne s’agit pas de pratiquer « en soi-même » pour se consoler de ne rien pouvoir changer au monde, de se transformer en un parfait zombie non-dualiste, flexible et « créatif », aux ordres du capital. La pratique de la non-dualité demeure. Nous allons voir maintenant de quelle manière.

Récapitulatif 1

Corps de conscience

Le corps est bien souvent considéré comme l’obstacle majeur dans la quête de soi. Non seulement dans les traditions spirituelles, mais aussi dans nos sociétés de consommation. Que l’on songe aux problèmes jumeaux de l’anorexie et de la boulimie, sans parler des TOC qui se manifestent par un besoin irrésistible de s’arracher les cheveux, de se ronger les ongles ou de se laver jusqu’au sang. Plus profondément, l’engouement naïf pour la technologie ne témoigne-t-il pas d’un désir fou de dépasser les limites de notre corps ? Que ce soit la pilule, le portable ou l’Internet, ces instruments ne servent pas des besoins corporels, physiologiques, mais ils visent au contraire à nous débarrasser des limites d’un corps toujours perçu comme limité dans l’espace et le temps.

Le tantra nous invite au contraire à redécouvrir le corps-univers, le corps de conscience infinie. Quel corps ? Le corps perçu à la première personne, par opposition au corps-objet tel qu’il est conçu, imaginé du point de vue de la troisième personne. Ainsi, il y a, par exemple, le corps ressenti par le malade, et le corps traité par le médecin. Souvent, les points de vue des uns et des autres s’ignorent totalement… Car ces deux corps, ou ces deux points de vue sur le corps, sont très différents. Le corps uniquement perçu (par le médecin, par les caméras, par les autres) est un objet parmi d’autres, inerte, privé de la capacité de ressentir : il n’a que la vie que je lui prête par mon imagination. De plus, ce corps inerte, qui n’est certes pas un « un empire dans un empire », est déjà mort. Il n’est qu’un automate. Mais ce corps-objet est enveloppé dans un corps bien différent : un corps de conscience, de sensations. En effet, le corps-objet apparaît par exemple là-bas, dans la glace, contenu ici, dans le corps de conscience illimité. C’est lui que nous pouvons explorer dans les différentes circonstances de la vie. Il est le corps de conscience qu’il s’agit de redécouvrir à travers les pratiques transgressives. Corps transparent, il se fond dans l’espace, sans limites précises. Ceci devient évident quand je bois (un peu) d’alcool, quand je ferme les yeux ou quand j’ouvre grand l’œil sur un paysage d’immensité :

 

On doit évoquer le ciel dans notre corps

Et dans toutes les directions à la fois.

Pour celui qui est sans hésitation,

Tout se déploiera comme ciel.29

 

Si bien qu’au lieu de se percevoir dans l’espace, on se perçoit comme espace illimité, léger, lumineux, sans plus ressentir l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur. Ce n’est pas là un vide mort, ténébreux, effrayant. Bien plutôt, cela se présente comme une sensation enveloppante, accueillante, chaleureuse, infusante. Le corps et l’espace ne sont plus ressentis comme des choses privées de vie, situées à distances ou abstraites, mais comme un seul corps, une seule nuée de vibrations en mouvement. Il n’est même pas nécessaire de fermer les yeux. Sans plus forger d’opposition, l’intérieur et l’extérieur se rencontrent et se fondent en une seule masse de bien-être tactile, en une seule texture : le tantra.

Ainsi, le point de départ de l’expérience de la non-dualité n’est pas le rejet du corps, mais au contraire sa dilatation jusqu’à ne faire plus qu’un avec le ciel de la conscience. Le corps ordinaire est une conscience contractée. La conscience bienheureuse est un corps dilaté. Dilaté ou contracté, il n’y qu’un seul corps de conscience qui accueille toute chose, non pas comme autant d’étrangers menaçants à traiter comme des fantômes, mais comme des mouvements spontanés, des métamorphoses de soi. À l’image des vagues dans l’océan, sujet objet, corps et conscience, vivant et inerte sont fondus en une seule vie harmonieuse. Le corps se révèle alors comme totalité de ce qui est perçu. Bien sûr, la distinction relative entre « soi » et « autrui » demeure, mais elle est désormais vue, directement, comme la manifestation d’une seule conscience qui est un seul corps, une seule sensation.

La chair est donc la conscience qui contient toutes choses, tous les opposés, les antagonistes. Le bouddhisme tantrique ne dit pas autre chose :

 

Dans ce corps de six pieds de haut, avec son mental et ses pensées,

Demeure le monde, l’origine du monde et sa fin.

S’y trouve aussi le chemin qui permet

De mettre un terme au monde (perçu comme souffrance).30

 

Nous savons aussi que le corps impur est par excellence celui de la femme. Dans le tantrisme non-dualiste, il devient un espace sacré. Malgré son puritanisme, le brahmanisme archaïque lui-même reconnaissait que le corps de la femme pouvait être reconnu comme espace sacré :

 

Sa vulve est la terrasse (sacrée du sacrifice).

Ses poils pubiens sont l’herbe (purificatrice).

Ses grandes lèvres sont la presse à ambroisie31.

Ses petites lèvres sont le feu central.

L’homme qui fait l’amour en sachant ceci

Gagne un paradis aussi majestueux

Qu’un homme qui accomplirait le rituel de l’ambroisie.32

 

Ce qui n’empêche pas ce beau texte de finalement enjoindre à l’honnête homme de battre sa femme si celle-ci refuse le rapport… mais cela n’est guère étonnant, nous savons désormais que le brahmanisme est marqué par la névrose.

Parmi les différents courants du tantrisme, celui qui fait du corps le centre de la vie spirituelle est nommé « kaula » (prononcer « kaoula »), c’est-à-dire « relatif à kula ». Kula désigne, en sanskrit, la famille. Par extension, le terme désigne ici la « sainte famille » de Shiva : le dieu, la déesse et leur progéniture. Or, cette progéniture, c’est l’univers. Tout est engendré par l’étreinte éternelle de ce couple divin. L’image est belle, sans doute. Le tantrisme du cachemire est la première religion à avoir pensé l’univers comme corps de la divinité. Mais à quoi cela peut-il bien nous servir, s’interrogera-t-on ? Comme toujours, il faut interpréter les discours mythologiques comme des descriptions d’expériences corporelles, subjectives. Mais ici, c’est la tradition en question qui nous offre cette interprétation. En effet, Abhinavagupta nous explique que, selon la tradition kaula, le mythe du dieu Shiva et de la déesse, ainsi que les innombrables symboles des rituels tantriques, expriment en vérité l’expérience quotidienne des hommes. Mais ceux-ci, aveuglés par l’espoir et la crainte, croient que le monde est une réalité indépendante d’eux et que, de même, le divin est un monde transcendant, opposé à tout ce qu’ils sont.

En réalité, le corps – même s’il semble fragile et limité – contient toutes choses. Pourquoi ? Pas seulement en un sens métaphorique. Bien plutôt, le corps est conscience, sensibilité, pouvoir de manifester le monde. Mieux : de le créer. Les facultés sensorielles sont des déesses qui embrassent leurs dieux – les objets – créant ainsi un univers imprévisible. Le tantrisme du Cachemire insiste sur ce point. L’expérience n’est pas une simple répétition, un mécanisme qui recycle le passé à l’infini (même si le fonctionnement du sujet qui se prend pour un être limité s’apparente à celui d’un automate, en particulier dans le bavardage mental, contrepartie interne de la confrontation à un monde externe). Cette table, ce rayon de lumière, sont neufs, inédits, contrairement à ce que croient la plupart des spiritualités de l’Inde, qui ne voient dans tout ceci que la machinerie du karma, conséquences inéluctables des actes passés.

Or, la conscience contient tout. C’est elle qui est perçue, imaginée, remémorée, jugée, analysée, conceptualisée sous les aspects de tel ou tel objet. Parmi ces objets, le corps. Objet singulier, non seulement en raison de sa proximité avec le souffle, la vie et la conscience, mais surtout parce qu’il est à la fois sujet et objet. Ainsi la peau sent les choses en se sentant elle-même. L’œil se voit en se voyant – y compris ses éventuels défauts. De même le corps sent le monde en se sentant lui-même. Et, finalement, c’est la conscience qui, en prenant conscience de chaque chose, physique ou mentale, intérieure ou extérieure, prend conscience d’elle-même. Tout ce qui est – fût-ce une fiction ou une chimère – brille et donc existe dans le sein diaphane que nous appelons ici « conscience ». Contrairement à l’objet, toujours délimité dans le temps et l’espace, comme par exemple cette table, la conscience manifestante est sans limites. Sinon, elle deviendrait objet. Elle ne serait plus sujet, douée du pouvoir de manifester les objets. Seulement, la conscience ne manifeste pas seulement les objets de l’extérieur, à la manière d’une lampe qui vient éclairer des choses qui étaient déjà là, mais invisibles. Bien plutôt, la conscience se manifeste elle-même comme objet. Mais, douée de ce pouvoir souverain de s’objectiver elle-même, de se manifester comme autre qu’elle-même, elle joue à se manifester comme objet, à s’identifier à cet objet et à s’oublier en lui. Elle n’est certes pas prisonnière de cet objet. Mais elle n’est pas non plus prisonnière d’elle-même : elle peut se prendre pour elle-même, ou pour un autre, pour tel ou tel objet, le corps par exemple. Pourquoi ? Pour jouer, sans autre but. Son jeu spontané consiste à se manifester à chaque instant, dans chaque pensée, souvenir, sensation, comme autre qu’elle-même, tout en restant elle-même, comme un reflet qui semble pointer vers quelque chose d’autre que le miroir et qui, pourtant, n’existe que comme reflet au sein de ce miroir.

Or, il en va de même pour le corps. Le corps manifeste ce qui est autre que lui – le contact de la chaise, les courants d’air, les sons, les silhouettes des choses – et pourtant tout cela se manifeste dans le corps, dans le corps de la première personne, dans le corps vécu, le corps subjectif, le corps de conscience. Le corps objectif – le corps des autres – n’a pas ces propriétés. Donc l’univers se manifeste dans le corps. Et le corps est conscience, sensibilité. Donc tout est conscience apparaissant et disparaissant dans l’espace vibrant du corps de conscience. Cela est particulièrement évident avec la vision : quel que soit l’objet que je perçois, il apparaît ici, dans le champ sans limites de la conscience. Même lointain, il est ici. De même pour le passé ou l’avenir. Si j’imagine la vie d’Alexandre le Grand il y a deux mille ans, si je me remémore le contact du sable chaud sur la plage de l’an dernier, tout cela se révèle ici. Ici, dans le corps de conscience, dont toutes choses, réelles ou fictives, physiques ou mentales, proches ou lointaines, passées ou futures, ne sont que des extensions, des modes, des figures. Croire que les choses sont séparées de notre corps de conscience, telle est l’impureté :

 

L’intellect qui croit que les choses (comme le corps, la terre, etc.)

Existent séparément de Shiva et en plus de lui – alors qu’il est leur Soi –,

C’est cela l’impureté suprême !

La (véritable) pureté consiste à anéantir cette croyance.

 

Percevant son corps

Comme personnage de l’unique conscience,

Toute dualité s’en trouve anéantie.

Le Maître se tient debout,

Pure activité consciente, autonome.33

 

Par conséquent, pénétré de conscience, le corps est pur. Et tout ce qui sort de lui est pur, car tout cela vient de la conscience, subsiste en elle, et se résorbe en elle. Tout ce qui est pur ne l’est que relativement à elle, transparence absolue. De plus, rien ne sort véritablement du corps-conscience. Tout sort de lui, mais en lui, en elle comme une vague « sort » de l’océan, comme une voiture semble « sortir » de l’écran 3D.

En outre, le corps est composé des facultés des sens et des organes mentaux. Or, c’est l’union de ces pouvoirs avec leurs objets respectifs qui engendre le monde. Le corps – ce mandala de dieux et de déesses tantôt paisibles, tantôt courroucés –, forme notre famille, nos parents, notre parentèle, notre tout. Le corps est le cœur du monde. Et la conscience est le cœur de ce cœur. Le monde est dans le corps. Le corps est dans la conscience. Le corps est donc la peau de la conscience, son temple, son geste et son verbe, son sanctuaire.

Voilà pourquoi le tantra non-dualiste célèbre le corps. Le connaître, c’est tout connaître. Un corps transparent, léger, crée un univers transparent et léger. Le sujet et l’objet, le corps et le monde, se répondent et se correspondent, engendrant ainsi tous les mondes possibles. Kshemarâja, un élève d’Abhinavagupta, exprime ainsi cette vérité d’expérience :

 

Lunivers est merveilleusement varié (à l’image d’une fresque). Il existe de bien des manières. Pourquoi ? (…) À cause de la diversité manifestée entre plusieurs sortes de sujets et (leurs) objets qui se correspondent et se font face, conformes les uns aux autres.34

 

Concrètement, un corps lourd sentira un univers sombre. Un corps terrorisé percevra un univers terrorisant, dans une sorte de cercle vicieux. Être bien dans sa peau, c’est être conscience à la peau sensible, vaste, ouverte. Au reste, la peau n’est-elle pas un prolongement du cerveau ?

Mais, demandera-t-on, qu’en est-il de mon corps ? Qu’est-il face à l’immensité indifférente de l’univers ? Cette histoire de corps infini à l’image des images sublimes révélées par le télescope Hubble, n’est-ce pas un fantasme pour oisif ?

 

Non. Bien sûr, le corps connaît des états variés. Mais, même misérable, replié sur lui-même, déprimé ou ravagé par l’alcool et mille petits traumatismes, le corps est l’univers. Même contracté, il enveloppe tout, comme dit encore Kshemarâja :

 

Le sujet conscient aussi,

Qui est une contraction de la conscience,

Est fait de l’univers (sous une forme) contracté.35

 

Même si le corps que je vois dans le miroir – ou que j’imagine, reflété dans le regard et les paroles des « autres » – est rabougri, vieux, fripé, fané, chaotique, le corps que je sens, mon corps-conscience de première personne, reste sans limites. L’objet perçu ou imaginé ou remémoré (si je suis atteint d’Alzheimer) est certes limité. Mais la conscience qui le manifeste reste sans limites. Autrement, cette conscience, étant limitée, ne serait plus conscience manifestante, mais conscience manifestée, objet inerte. Notre malheur n’est pas tant dans le corps que nous voyons dans la glace chaque matin – et qui semble nous juger et nous condamner avec toujours plus de sévérité –, mais dans notre erreur qui consiste à croire que la vision d’un corps limité est une conscience limitée, un moi limité. Ou qu’une conscience d’un corps affaibli est une conscience affaiblie. La confusion entre le sujet et l’objet est la même qu’entre le cristal et l’étoffe sur laquelle il est posé. Un cristal dans lequel transparaît du bleu n’est pas un cristal bleu. Et pourtant, si nous n’y prêtons pas attention, nous les confondons.

Première offrande

Le tantra non-dualiste nous invite donc à offrir les choses à la conscience, à la source de toute existence qui est l’existence elle-même. Soit. Mais cela paraît très abstrait. La conscience est si transparente. Comment la ressentir ? Comment l’éprouver ? Et comment en jouir sans en faire un objet, un cadavre qui, dès lors, ne serait plus conscience infinie ?

La solution, là encore, est toute trouvée : le corps, ou plutôt le corps-conscience. Offrir à la conscience, c’est abstrait. Mais offrir au corps, cela nous savons ce que c’est. Manger, boire, respirer : une offrande permanente. Cela étant, à y réfléchir un instant, où est l’offrande sacrée ? Ne serait-ce pas plutôt là un retour à la démesure de la société de consommation ? Ne sommes-nous pas déjà, de fait, ensevelis sous une avalanche de publicités qui nous enjoignent de « soigner notre corps », de « gérer notre capital santé », de « cultiver l’art des petits plaisirs » de la table, du terroir, des vins, des parfums, avec massages, salons du bien-être, spas et tout le toutim ?

Non. Aucun rapport. Car la société de consommation est fondée sur un malentendu soigneusement entretenu : que je désire l’objet. Peu importe ce qu’est cet objet. Mais quand je l’aurai, je trouverai enfin la plénitude tant espérée. Alors que, pour le tantra, l’objet n’est qu’une manifestation de la conscience, un signe d’elle. Si je le savoure, c’est donc en toute connaissance de cause, comme occasion pour goûter la source. Goûtant l’objet, je me sais le goûtant comme conscience. Je sais – je le vois à chaque instant – que la fraise est un frémissement dans le corps-conscience. Dis autrement, je n’offre pas ma conscience à l’objet, à l’instar de ce que fait le consommateur lambda esclave d’un plaisir qui n’est jamais là où il va, mais j’offre l’objet à ma conscience. Ou plutôt, je raccompagne en pleine conscience cette fraise dans la terre de félicité d’où elle a émergé – tout en baignant en elle – par jeu.

L’expérience, même la plus modeste, n’est en effet jamais étrangère à la spiritualité, parce que l’expérience, c’est précisément la conscience. Mais alors, d’où vient que l’expérience du plaisir ou de la joie laisse généralement un arrière-goût amer ? C’est que l’on cherche quelque chose en dehors de l’expérience – de la conscience, donc. Ou de l’activité, car la conscience est activité, spontanéité, et non pas un pur témoin passif, un espace statique. Le problème, c’est que si je fais la vaisselle en pensant au prochain épisode de ma série télévisée préférée, je suis en train de repousser l’expérience. Je ne coïncide pas du tout avec elle, ou si peu. Je ne suis pas à ce que je fais. Je suis tout entier tendu vers l’avenir – un fragment de l’expérience présente et qui n’existe que sur ce fond de perception présente – déchiré et divisé. L’avenir envahit le présent et m’empêche de le savourer. Or, ce présent de l’expérience, de l’activité, c’est la conscience. Par conséquent, faire quelque chose seulement en vue d’autre chose (d’une récompense), c’est refuser l’expérience, c’est refuser la conscience, c’est rejeter ma vraie nature et la nature de toute chose. Ce qui est peine perdue, car rien ne peut exister en dehors de la conscience. Le futur et la récompense y existent certes aussi. L’image du dénouement tant attendu de la série, les sensations week-end au lit, le parfum du vin ou que sais-je encore. Mais je vis alors à la périphérie de la conscience, dans un « presque déjà » qui n’a pas l’intensité du présent qui est la conscience telle quelle, et surtout je m’écartèle entre ceci (le réel) et cela (le possible), gâchant les deux. L’expérience non-dualiste est justement non-dualiste parce qu’elle ne subit pas ce genre de déchirement. La pratique non-dualiste consistera alors à réapprendre à agir pour agir, gratuitement pour ainsi dire. Dès lors, même l’activité la plus banale peut devenir source de joie.

Mais le corps ? Le corps est le lieu du rituel le plus important. De fait, dans le texte précité qui décrit l’orgie – rituel tantrique par excellence dans l’imagination occidentale comme dans celle des Indiens –, le corps et ses contenus sont au centre. Pourquoi ? Parce qu’ils émanent directement de la conscience. Cela étant, toutes choses étant égales en la conscience, il y a une dimension de l’expérience qui est privilégiée dans le tantra, c’est le plaisir. Car la conscience est félicitée, plaisir, joie. Or, le plaisir sexuel est le premier d’entre eux. Car la conscience n’est pas statique, elle est dynamique. Elle engendre, ou plutôt s’engendre comme formes, couleurs, saveurs, sensations, idées, souvenirs. Elle le fait sans cause. Son élan créateur ne naît pas d’un manque, mais d’une plénitude, d’une félicité débordante. De même, le plaisir sexuel n’est pas d’abord un plaisir du corps-objet, mais la reconnaissance directe, quoiqu’incomplète, de la félicité qui caractérise la conscience. Et comme toute conscience, cette conscience débordante de l’étreinte sexuelle est féconde. Elle peut engendrer un autre être. Notez : pas seulement un autre objet, mais bien un autre être doué de conscience. Le plaisir sexuel est singulier : la conscience s’y engendre comme objet, mais comme objet conscient – comble de sa liberté. Et tous les autres rapports – entre les cinq sens et leurs objets, entre deux individus, entre l’artiste et son intuition, entre le musicien et son improvisation, entre les mots et les choses, entre le maître et son disciple —, ne sont que des échos de ce rapport premier.

L’union sexuelle est donc « la première offrande » (âdi-yâga en sanskrit), le sacrifice par lequel tout commence, « l’origine du monde ». Il ne se limite d’ailleurs pas à l’union sexuelle au sens de l’union d’un homme et d’une femme par l’intermédiaire des organes génitaux. Il peut aussi s’agir d’un rapport seulement oral ou autre, ou d’une simple contemplation extatique des organes génitaux de la femme, de sa poitrine et de son visage. Ou même, d’une sculpture. Finalement, si l’adepte a bien compris le sens de ces pratiques, cette offrande primordiale se fait d’elle-même à l’occasion de n’importe quelle expérience. Toute la suite de notre livre sera une explicitation de ce modèle sexuel.

En Occident, le tantra est réputé pour être un yoga du sexe. Ce n’est pas faux, tant s’en faut. En effet, il existe dans le corpus tantrique, shivaïte ou bouddhiste, de nombreuses instructions sur le yoga sexuel. Dans ce cas, le sexe devient une pratique seulement parce que l’adepte y déploie une certaine dextérité, une technique. Par exemple, pour retenir son sperme. L’arrière-plan de ces approches est toutefois assez différent de celui présenté ici, qui est celui de la tradition du corps-conscience, la tradition kaula. Alors que le yoga sexuel est ailleurs la norme – par exemple dans le contexte du hatha yoga, source des formes de yoga pratiquées aujourd’hui dans le monde entier —, le yoga sexuel du corps de conscience n’est pas fondé sur des gestes techniques. Comme nous le verrons, en effet, ce non-dualisme a tendance à rejeter tout ce qui est artificiel, factice, au profit de ce qui se présente de soi-même, ce qui est donné dans l’expérience courante. Le yoga sexuel n’est donc pas ici la mise en œuvre d’une technique, mais un yoga sacramentel. Plutôt que de produire, par l’application de techniques spéciales (postures, blocages, respiration, visualisations), un état de conscience extraordinaire, il s’agit de faire l’amour en pleine conscience. Les textes consacrés à ce sujet ne présentent pas de « trucs » pour améliorer ses performances ou engendrer une extase artificielle. Le yoga sexuel est ici un rituel – comme toute vie est rituelle – guère différentedans ses détails de ce que décrivent les traités indiens consacrés à « kâma », le plaisir, dont le fameux Kâma-Sûtra. Non : l’essentiel n’est pas dans ce que l’on fait, même si l’acte sexuel est privilégié, mais dans le regard que l’on porte sur lui.

Ainsi Abhinavagupta s’attache-t-il à décrire l’expérience du couple, par exemple, qui pratique ce rituel. Le sexe n’est pas une expérimentation rendue possible par un outillage et un style ésotérique, mais une expérience vécue avec une intensité particulière. Cette distinction entre l’approche yogico-technique et l’approche sacramentelle est analogue à celle que l’on retrouve, en Occident, entre la magie et la théurgie. Derrière la technique magique, il y a l’idée que les dieux et les déesses, forces de la déesse-nature, peuvent être manipulés de force. C’est en ce sens que le hatha yoga est, littéralement, un « yoga forcé ». Les dieux et les déesses intérieures qui constituent le corps sont « forcés » à retourner à leur origine de sorte que le corps y est conçu davantage comme une machine, un athanor ou un jardin dont il faut réorganiser les canaux afin de le préserver de la sécheresse mortelle. Le yoga non-dualiste, au contraire, considère que la force est un aveu d’échec. Et qu’elle serait un vain sacrilège commis à l’endroit de la liberté de la conscience, et du corps, qui est le visage de la conscience, son incarnation directe. Il n’y a donc rien ni personne à forcer. Contrairement à ce qui est aussi prôné par le yoga de Patanjali (auteur légendaire des fameux Yoga-sûtra), il ne s’agit pas de bloquer le corps pour bloquer le souffle, puis de bloquer le souffle pour bloquer l’esprit. Il n’y a rien à bloquer. Procéder ainsi produirait certes un résultat, mais un résultat artificiel, et donc provisoire. De plus, loin d’engendrer une sorte de détachement dans la conscience, la contrainte provoquerait une réaction de dégoût à l’endroit de ces techniques ascétiques, selon un principe d’action-réaction connu du tantrisme non-dualiste. Abhinavagupta prêche, au contraire, pour un yoga « par vents doux ». À propos de l’intériorisation par « retrait des sens » du yoga de Patanjali, Abhinavagupta remarque :

 

De même que l’intérieur d’une bouteille dont l’ouverture est gardée vers le haut

Ne se remplira jamais (si on la plonge de force dans l’eau, mais au contraire résistera en vertu de la force d’Archimède),

(Ou) de même qu’un cheval (contraint) ne restera pas sur le chemin (où l’on veut qu’il aille),

Le mental se rebelle (si on le force).

À cause de ce yoga qui le divise (en parties adverses),

Il se met à courir par mille chemins où l’on ne veut pas qu’il aille.

Pourquoi donc ?

En règle générale, le mental désire la souffrance elle-même.

Et il se détourne même du bien-être, (comme) dégoûté.

L’expérience nous l’enseigne.

Voilà pourquoi le maître (Vâmanadatta) a conseillé (une autre approche)

Dans ses enseignements :

Les impulsions des facultés (sensorielles et mentales)

Sont englouties

Par un détachement nonchalant,

De sorte qu’au final elles sont domptées et réformées.

De même, ce que (Patanjali) nomme « retrait des sens »

N’est qu’un filet pour capturer les sens :

(Or) une fois la cage des sens maîtrisée,

On se retrouve avec une cage indestructible !

(Mais) grâce à cette manière (nonchalante)

De jouir des choses et des (expériences) qu’elles engendrent,

La peur du bonheur et de la souffrance disparaît.

Bien que (l’activité) mentale ne soit pas détruite,

Elle est immergée (dans notre vraie nature)

Et l’on connaît en soi

Ce bonheur qu’est la cessation des impulsions (physiques et mentales).36

 

Ce détachement « nonchalant » n’a rien d’ascétique. Il invite seulement à « prendre son temps » pour savourer l’objet, le corps de l’autre, ou bien tel mets, telle boisson ou n’importe quel objet qui tombe sous les sens. Le corps-objet, celui de l’homme qui s’identifie tout entier à son image objective, est tendu vers le résultat, l’efficacité, l’utilité. C’est qu’il a pris les plis du déchirement entre ce qu’il fait et son but utilitaire. Obnubilé par la performance, l’efficacité, il ne contemple rien, ne s’émerveille de rien. Le consommateur est un glouton, esclave de ses sens et de leurs objets. Ces dieux et ces déesses le traitent alors comme leur victime sacrificielle, car « les dieux n’aiment pas que l’homme soit libre » d’eux. Alors, asservi par cette dualité en forme de relation utilitariste aux choses et aux êtres, l’homme engloutit des objets sans les sentir. Plus il jouit, moins il jouit, de sorte qu’il en vient à désirer le désir comme le plus précieux des biens. Inconsciemment, il a l’intuition que la conscience est désir et jouissance. Mais tant qu’il vit dans la conviction que cette jouissance se trouve dans les objets eux-mêmes, il ne sort pas du cercle vicieux de l’addiction. L’adepte non-dualiste (le yogî ou la yoginî), au contraire, est attentif à ce qui se donne, il s’éprouve comme conscience prenant conscience d’elle-même comme cet objet. Cette prise de conscience qui n’est plus tendue vers un but hors d’elle-même est félicitée. Concrètement, Abhinavagupta considère que les soupirs de plaisir de l’amante (désignés dans les textes par « ha » ou « hhh… », ou encore, selon les conventions de l’Inde, « sss… ») sont aussi une émanation directe de la conscience, éminemment capable de communiquer ce souffle de vie, cette reconnaissance de soi comme conscience libre. Finalement, cette exhalation gutturale n’est autre que la conscience elle-même :

 

Cette syllabe qui n’est pas articulée (complètement)

Se déploie dans la gorge de l’amante.

Elle se présente comme une résonance involontaire,

Mais qui ne dépend pas d’une visualisation ni d’une concentration.

Si l’on dépose le mental en elle,

On maîtrise aussitôt le monde.37

 

S’absorber en elle, c’est se reconnaître comme conscience.

L’esthétique tantrique sera donc le plus souvent sensuelle, érotique, même si parfois elle se mêle à des ambiances ou des symboles plus morbides. Ces deux climats correspondent aux deux grands mouvements de la vie : éros et thanatos, c’est-à-dire, ici, la déesse comme création et cette même déesse comme temps qui dévore ce qu’il a engendré. Cet aspect est bien connu à travers l’icône de Kâlî, déesse du temps qui dévore le temps, sombre, menaçante, ornée d’une guirlande de têtes fraîchement coupées, la bouche dégoulinante de sang. Qui ne se souvient des scènes gore d’Indiana Jones et le temple maudit ? Mais cet imaginaire, lié à la secte des Thugs qui défraya la chronique jusqu’au XIXe siècle, n’est pas spécialement mis en avant dans le tantrisme du Cachemire. C’est que, comme nous le verrons, la peur contracte ; tandis que la félicité dilate. Les deux sont conscience, mais l’approche non-dualiste met l’accent sur le plaisir. Une fois celui-ci engendré, on peut, à partir de cette conscience vibrante, accueillir les aspects destructeurs de la conscience.

Cependant, n’oublions pas que, face aux interdits sociaux, même les aspects érotiques sont sources de peur, de scrupules, de remords. Célébrer la conscience comme création, c’est en effet aussi mettre en avant les produits de cette créativité. C’est-à-dire, concrètement, le sperme et le sang menstruel ou les sécrétions féminines. Car, si « la félicité est la forme concrète de l’Immense », « ceux qui désirent les perfections [de la conscience en sa plénitude] doivent consommer les éjaculats. C’est avec cela seul qu’il faut rendre un culte, car c’est là une substance très pure en raison de sa proximité avec la conscience »38. Ainsi, l’alcool, les encens, etc., sont l’Immense, parce qu’ils sont « sa cause », c’est-à-dire cause de plaisir, de cette félicité qui est l’immensité vibrante de la conscience. Quant au sperme et autres sécrétions, ils sont l’Immense parce qu’ils sont les produits immédiats de l’Immense, de l’extase, c’est-à-dire de l’élan spontané de la conscience comme débordement créateur. De plus, comme nous l’avons déjà dit, les sécrétions sexuelles ont le pouvoir d’engendrer à leur tour. Quelle propriété singulière ! Pour les yogîs et les yoginîs, ces substances ne sont donc pas comme les autres. Tout est conscience, certes. Mais cela est particulièrement évident dans ces substances, en plus de l’idée d’impureté qui s’y attache. D’où leur emploi privilégié.

Comment se déroule ce sacrifice ? En plus des ingrédients déjà mentionnés, Abhinavagupta décrit le processus du point de vue de l’expérience intérieure pareille à un mandala – ces figures géométriques bien connues, employées comme supports du culte. Les cinq sens sont décrits comme ses « cercles » ou ses « roues » (chakra) secondaires. D’ordinaire, ces facultés sont assoupies, comme des roues qui ne tournent pas ou des lotus fermés. L’alcool, les encens et autres ingrédients servent à les réveiller, à les faire éclore. Pourquoi ? Parce que, une fois excités, ces roues vont à leur tour mettre en mouvement la « roue principale », celle de la conscience, représentée comme une sorte de tube qui, au centre du torse, va des organes génitaux jusqu’au sommet du crâne. Concrètement, cette roue principale, ce sont les zones érogènes, en particulier les organes génitaux. Pour comprendre la logique de cette description, rappelons-nous que le corps est le cœur du monde, ce sans quoi il n’existerait pas vraiment. Or, le cœur du corps, ce sont les organes génitaux. La conscience imbibe certes toutes les parties du corps, mais elle est particulièrement évidente dans ces organes. Or, de même que l’homme ordinaire s’identifie à son corps-objet, reflété dans les miroirs et le regard des autres, de même la conscience vivante, la conscience-félicité se limite habituellement à ces organes génitaux. La félicité n’est éprouvée, de façon relativement fugace, que dans ces zones. De même, donc, que le corps doit être dilaté jusqu’à embrasser absolument tout ce qui est perçu – le monde entier –, de même, la zone où le plaisir est d’abord ressenti – les organes génitaux – doit être dilatée jusqu’à embrasser la totalité du corps. Là encore, Abhinavagupta n’offre pas de « truc » technique pour faciliter cette expansion. Les textes équivalents de la tradition bouddhiste sont plus explicites : ils parlent de massages, de blocages de la respiration, de mantras, etc. Le but est de répandre le plaisir ressenti dans la zone génitale à l’ensemble du corps, jusqu’à ce que le corps entier déborde de plaisir. L’adepte est réputé ainsi remplacer son sang par du sperme, car ce dernier est censé être le support objectif du plaisir – de la conscience, donc. Mais ces techniques sont artificielles et supposent un effort pour aller contre les tendances naturelles, à savoir la tendance à éjaculer ou, du moins, à aller vers l’orgasme. Ces techniques, popularisées dans le monde, correspondent à ce que l’on imagine du « tantra ». Elles correspondent de fait à quelque chose : selon le bouddhisme, il faut aller à contre-courant. Le sperme ne doit donc pas s’échapper. Selon un tantra bouddhiste explicite sur ce point, la perte de la semence, c’est la perte du plaisir, c’est la cause première de tous les maux. Il faut donc s’entraîner à contrarier le réflexe de l’éjaculation. Le but est de ne plus éjaculer du tout pour se maintenir à jamais dans un état proche de l’orgasme.

Mais comme nous l’avons dit, l’approche non-dualiste n’est pas partisane de la force. La seule méthode, pour Abhinavagupta, est simplement de faire attention au processus qui se déroule naturellement, depuis le début de l’acte jusqu’à l’orgasme et au-delà. Pour aider dans cette démarche, il est possible de visualiser le souffle de vie qui descend du centre de la poitrine – localisation ordinaire de la conscience – jusqu’à la pointe de l’organe sexuel. Là encore, il n’est pas question de bloquer, mais plutôt de prendre son temps. Chaque étape est émerveillement, expérience, conscience. Mais, demandera-t-on, l’orgasme ne met-il pas un terme au plaisir, à l’extase de conscience ? Abhinavagupta ne voit pas les choses ainsi. Pour lui, la sensation de dégoût (relatif) qui suit souvent l’orgasme se transmute, si l’on n’y fait attention, en repos en soi-même, en conscience apaisée. Alors que l’acmé de l’excitation est « l’être du plaisir-désir » (kâma-tattva), le repos qui suit l’orgasme est « l’être de l’omniprésence » (visha-tattva) lorsque la conscience, dilatée par le plaisir, se tient ouverte, sans plus aucune recherche. Alors que pour le profane, ce moment n’est que « poison » (visha) : le post-coïtum est ressenti comme le contrecoup de l’orgasme. Le sujet se sent ballotté entre le sommet et le creux de la vague, parce qu’il résiste et ne sait s’identifier à l’océan.

C’est que la conscience n’a pas qu’un seul visage : celui de l’extase sexuelle, ou celui du dégoût-détachement. Bien plutôt, ce sont là deux phases d’un même mouvement, le versant et l’avant d’une même vague dans le fluide qu’est le corps-conscience. La vie est pulsation, à l’image d’un cœur qui se contracte, se détend et circule en lui-même. En effet, la conscience n’est pas seulement sensation, excitation, désir. Elle n’est pas non plus seulement repos, détachement, transcendance, repli sur soi. Elle est plutôt la respiration formée par l’alternance de ces deux phases d’excitation (udita) et d’apaisement (shânta). De même se succèdent les inspirations et les expirations, les vies et les morts, les goûts et les dégoûts, les désirs et les aversions, les engouements et les déceptions, les excitations et leurs abattements, les états de veille et de sommeil, les jours et les nuits… Et puisque « tout est présent en chaque partie », ces phases se succèdent à l’intérieur même de l’acte sexuel. Mais, là encore, il n’y a rien d’artificiel. Dans un rapport profane, les partenaires se tournent tantôt vers l’autre, tantôt vers le plaisir qu’ils éprouvent au plus profond d’eux-mêmes. De la même manière, la sensation d’apaisement qui suit l’orgasme est ressentie comme la joie du repos, celle-là même qu’éprouve celui qui s’est détaché de tout. Mais sans effort. Inutile, donc, de renoncer au monde. La joie du « septième ciel » est celle que Dieu éprouve le « septième jour », quand il se repose pour contempler ce qu’il a créé dans l’émerveillement. C’est une joie différente, non pas moindre que celle de l’acte créateur.

Un regard particulier

Mais alors, demandera-t-on encore, en quoi donc cette pratique tantrique diffère-t-elle d’un rapport ordinaire ? Elle diffère non par ce qui est donné dans l’expérience elle-même, mais par la plénitude que l’on y éprouve. Pourquoi ? Parce que l’on prend son temps, parce qu’il n’y a pas de but, parce que les partenaires s’identifient à la « roue principale » de la conscience, parce que, à cause de leur conscience de soi plus attentive, leurs sensations sont affranchies de l’espoir et de la crainte (« est-ce que je vais y arriver ? », « ne suis-je pas trop moche, trop vieux/vieille ? »), de l’amour-propre (« est-ce que il/elle m’a trouvé bon/bonne ? »), du narcissisme et des enjeux mondains (« suis-je à la hauteur ? », « que va-t-il/elle raconter sur moi ? », « va-t-on enfin avoir un enfant ? »), etc. Ainsi, les partenaires se fondent l’un en l’autre. Le corps de l’autre – les choses mêmes – ne sont plus alors perçues comme des objets face à la conscience, mais comme des manifestations de la conscience, comme conscience de conscience, mise en abyme sans fin. Toucher l’autre, c’est se toucher, et vice-versa, dans une boucle rétroactive sans terme. Si bien que le sujet et l’objet, l’extérieur et l’intérieur, le soi et l’autre, le pur et l’impur, le bien et le mal, l’espoir et la crainte, l’attirance et la répulsion, l’aisance et la gêne, se fondent l’un en l’autre, entraînant la conscience dans un cercle vertueux où elle s’émerveille de plus en plus, car elle est ravie par la surprise de l’autre ressenti comme soi, à la manière d’un gant retourné. Ce qui est à l’extérieur se révèle comme intérieur, l’intérieur se déverse à l’extérieur. L’excitation et le repos se révèlent comme deux faces d’une même réalité : la transparence (niranjana-tattva en sanskrit), réalité sous-jacente de la quiétude et de l’excitation, de l’introversion et de l’extraversion. La stimulation est source de paix, le repos accroît l’excitation, excitation et paix ne forment plus qu’une seule et même expérience : la non-dualité est vécue.

Nous savons désormais que le tantra non-dualiste n’est pas une simple soupape de sécurité, une version cachemirienne de l’hédonisme consumériste qui veut décompresser. Derrière cet aspect carnavalesque, il y a en effet une culture. Mais cela peut-il, pour autant, nous être d’une aide quelconque ? Savoir que d’autres hommes et femmes, éloignés dans le temps et l’espace, ont découvert ce que nos sociétés ont redécouvert récemment, est sans doute une information digne d’intérêt. Un savoir confortant, rassurant. Mais le tantra non-dualiste se réduit-il à une culture, un ensemble de symboles, un imaginaire ? Pour vivre cette non-dualité, faut-il adopter ce monde-là ? Faut-il devenir Indien, en quelque sorte ? On sait que c’est une possibilité explorée par certains. C’est, je dirais, la tentation de l’exotisme. Je dis cela sans mépris, car c’est une tentation très honorable. S’ouvrir à un autre monde, c’est aussi grandir, devenir un citoyen du cosmos, c’est assouplir le carcan de l’identité. Ceci étant, l’accès à cet imaginaire est limité. La plupart de ses symboles ne sont pas enfouis dans notre inconscient. Même pour un Indien d’aujourd’hui, la plupart des rituels – véritables labyrinthes de codes et de chiffres – restent aussi muets qu’un parking de supermarché. On sent bien quelque chose, mais l’on sent aussi que l’on ne sent pas tout. Il reste possible d’adapter, de transposer. Mais la question demeure : le tantrisme n’est-il qu’une culture parmi d’autres ?

Récapitulatif 2

 
[3] Parvan : jours du mois qui sont sacrés. Il est obligatoire de pratiquer les orgies sacrées à ces dates.
[4] Extrait du Couple au char invincible, quatrième hexade, chapitre sur la Danse des héros, versets 5-30. Ce passage a été édité et traduit par Alexis Sanderson, dans Sanderson 2007, pp. 284-287.
[5] La Mystique sauvage, M. Hulin, PUF, p. 276.
[6] Le Mouvement du Libre-Esprit, R. Vaneigem, L’or des fous éditeur, 2005, p. 149.
[7] Ibid., p. 182.
[8] TĀ, 4, 221b-222a.
[9] TĀ, 4, 222b-223a.
[10] Nir-vikalpa : sans pensées, sans constructions mentales, mais aussi sans dilemmes moraux, sans scrupules. En effet, le devenir est engendré par les dilemmes, eux-mêmes engendrés par les traités sur le pur et l’impur (les traités de dharma).
[11] Notamment le feu.
[12] Le dharma est l’ordre naturel des choses. Il est unique, mais l’on doit s’y conformer selon notre condition sociale, etc. Et donc, l’ordre naturel vu par un guerrier, un esclave, une femme ou un brahmane, n’implique pas les mêmes droits et devoirs.
[13] Une conscience, un éveil (bodha).
[14] TĀ, 4, 205-206.
[15] Dharmakīrti, Pramāṇavārttika, 2, 219.
[16] La lune incarne la plénitude.
[17] Maitreya Upaniṣad, 119-120.
[18] TĀ, 4, 242-243. Traduction Silburn modifiée.
[19] Ibid., 4, 254.
[20] Citation anonyme donnée par Jayadratha ad TĀ, 4, 258.
[21] TĀ, 29, 11.
[22] Acintyaviśvasādākha, 78, 15, « Un jugement éclairé sur la caste ».
[23] Kulasāra, cité par A. Sanderson 2009, p. 8.
[24] TĀ, 15, 599b, 601a.
[25] Pascal, Pensées, n° 72, éd. Brunschvicg.
[26] Ibid. 4, 271-272.
[27] Ibid., 4, 275.
[28] Ibid., 4, 276b.
[29] VB, 43.
[30] Sarvabuddhasamāyoga, 1, 62. (vers 800).
[31] Allusion à un rituel très prestigieux dans l’Inde ancienne : la préparation du Soma, la boisson des dieux. Sans doute un hallucinogène.
[32] Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad, 6, 4, 3 (vers - 800).
[33] TĀ, 4, 118b-120a.
[34] PḤ, autocommentaire ad sūtra 3.
[35] PḤ, sūtra 4.
[36] Mālinīślokavārttika, 2, 109-114.
[37] TĀ, 3, 147-148a.
[38] TĀ, 29, 128a et citation donnée par Jayaratha ad loc.