Admettons que l’on vive ainsi. Mais l’on demandera peut-être ce que deviennent les autres ? Ne risque-t-on pas ainsi de se couper de l’Autre ? Non. Sans doute pas.
Car la conscience que je reconnais en l’autre, spontanément, sans avoir besoin pour cela de prendre une position métaphysique, est la conscience. Je reconnais que c’est la même conscience qui se manifeste en moi, comme moi. Le tantra non-dualiste consacre de longues analyses à ce phénomène de la reconnaissance d’autrui. Inutile d’entrer ici dans ses détails. Mais n’est-il pas vrai que reconnaître la conscience en autrui, c’est reconnaître la conscience en un corps différent ? L’empathie, chez un individu peu ou prou « normal » ne résulte pas d’un entraînement. Elle agit naturellement. Le nourrisson a un sens inné de la résonance avec les expressions du visage. Quand on lui sourit, il sourit. Sans y avoir pensé, il reconnaît l’unité de la conscience en lui-même et en l’autre. Évidemment, cette reconnaissance est incomplète, confuse et la tentation ressurgit encore et toujours de traiter l’autre comme un instrument, et non comme un autre soi-même. Mais, tôt ou tard, se présentera la reconnaissance que l’autre est bien une autre personnalité, mais pas une autre conscience. Dit autrement : la conscience d’objets différents, de corps différents, etc., n’est pas la preuve de la différence des consciences. Seulement, nous reportons sans réfléchir les qualités de l’objet dont nous avons conscience, sur la conscience elle-même. Nous nous disons que, si nous ne pouvons avoir conscience de ce dont l’autre a conscience, c’est que nous sommes deux consciences. En réalité, selon le tantra non-dualiste, il n’y a qu’une seule conscience qui porte plusieurs masques, qui incarne plusieurs personnages. Là encore, il suffit de regarder un enfant jouer presque simultanément à faire bouger et parler plusieurs petits personnages pour se convaincre que ce miracle n’est en rien impossible.
En dehors de la rencontre banale avec l’autre, il existe d’autres expériences qui indiquent l’unité de la conscience. Voire, qui permettent de toucher du doigt cette unité, de la vivre. En fait, il s’agit de toutes les circonstances où les consciences fusionnent parce qu’elles s’harmonisent dans la contemplation d’un même spectacle. En effet, si la conscience des différences nous persuade de la différence des consciences, l’unité de vision d’un même objet nous persuadera du contraire. Ce phénomène, que les psychologues appellent « l’esprit de groupe », est courant. Les supporters d’un match de foot, quelles que soient par ailleurs leurs qualités humaines, font sans aucun doute l’expérience de l’unité de la conscience, en particulier durant les temps forts d’un match. Pourquoi devient-on supporter ? Parce que, inconsciemment, on ne supporte plus de s’identifier à tel ou tel personnage. Le père de famille qui fixe, avec mille autres, la trajectoire de son héros, n’est plus père de famille. Il n’est plus ni ceci, ni cela. Il est pure conscience, vive, éveillée, mais sans identification. Sauf à l’équipe, au club, à la ville, au quartier. C’est pourquoi les supporters deviennent rarement des gens très lumineux. Mais l’important est que cette expérience soit celle des mystiques, de la non-dualité. Il en va de même pour nombre d’activités humaines plus ou moins glorieuses : la guerre, la chasse, le lynchage, mais aussi l’obéissance à une autorité. Autant de façons d’abandonner subrepticement le fardeau de l’individualité.
« Nous sommes condamnés à être libres », disait Sartre. La plupart des hommes préfèrent la fuite. Les systèmes totalitaires, les religions et autres phénomènes grégaires reposent, paradoxalement, sur cette aspiration à être libre de toute identification. Est-ce à dire que le tantra non-dualiste envisagerait le totalitarisme comme organisation politique idéale ? Certains l’ont pensé. L’État serait alors l’incarnation de la pure conscience. Mais du point de vue de la tradition qui nous occupe ici, tout cela n’est que « pustule sur une tumeur », mal sur mal. Car l’identification demeure, en fin de compte. On ne s’identifie certes plus à un corps, mais au Corps (mystique ?) de la communauté, de la tribu, de la nation, de la race… Des maîtres comme Abhinavagupta ont une vive conscience du caractère factice de toute idéologie, toujours nourrie de peur. Et paradoxalement, tous ces gens, ces adeptes, ces sages, sont fort individualistes. Ainsi, dans chacune de ses œuvres qui célèbrent la conscience apparemment impersonnelle, Abhinavagupta ne craint pas de parler de… sa personne. Il raconte qu’il est un être exceptionnel, une incarnation divine, fils de parents parfaits, combien il a étudié, et surtout, combien il déborde de félicité, vu que rien ne lui fait plus peur. Mais n’est-ce pas là éviter un extrême en tombant dans un autre ? Je ne le crois pas, bien que je ne puisse ici en apporter la preuve. Dans toutes les traditions tantriques, en effet, qu’elles soient shivaïtes ou bouddhistes ou autres, il est frappant de constater combien l’individualité est célébrée. Pourquoi ? En bref : parce que l’individu est le lieu du mariage de tous les opposés. Il est donc l’œuvre la plus éclatante de la liberté absolue qu’est la conscience.
À côté de ces spectacles vulgaires, il y a ceux de la lutte, du théâtre, de ces mises en scène qui, dans l’Inde ancienne, pouvaient s’étaler sur des jours et des nuits. Abhinavagupta analyse ainsi la fusion des consciences qui s’y produit :
Même au plan (de la dualité où les sujets semblent séparés des choses et les uns des autres, la conscience) unifie les sujets à propos d’un spectacle, (c’est-à-dire qu’elle unifie) les spectateurs de la danse d’une femme aux belles hanches, par exemple. En effet, ils sont un tant que dure ce spectacle. Mais l’aspect de ce spectacle qui concerne les corps, les sensations, les pensées, le bien-être, etc., en revanche, n’est pas absolument un, car (la croyance) en la séparation n’a pas disparu. Voilà pourquoi le Seigneur suprême déploie à chaque instant l’univers selon un agencement varié, agencement qui consiste en fusion ou séparation des sujets (identifiés aux corps, aux sensations, aux pensées), et qui constitue son activité de création, de résorption, etc.84
Les spectateurs, absorbés par le charme de la danseuse, oublient les corps et autres objets qui leur font oublier leur être de conscience. Ils ne forment donc plus qu’une seule conscience. Cependant, cette unification n’est pas consommée, car chacun reste au fond persuadé d’être Untel. Ce sont ces croyances que la philosophie tantrique s’attache à déconstruire, afin de permettre à la conscience de se retourner vers elle-même. Nous traversons sans cesse des expériences de conscience pure, unifiée. Mais à cause de nos croyances, nous ne les prenons pas au sérieux, nous les traversons sans les apprécier, sans y reconnaître autre chose qu’une présence familière et, par-là même, banale, donc sans valeur. Pourtant, cette reconnaissance lors d’une communion, esthétique ou autre, engendre une félicité qui est l’émotion naturelle de la conscience :
La conscience est toute chose.
Mais elle se contracte à cause à cause des différences dues aux corps.
Durant une communion (sacrée ou profane),
Elle se dilate parce que les (consciences contractées)
Se reflètent mutuellement
Et fusionnent les unes en les autres.
La totalité de nos facultés débordantes (d’excitation)
Se reflète dans les consciences (des autres)
Comme en autant de miroirs.
(Ainsi) excitée, la (conscience) s’universalise sans effort.
Voilà pourquoi, dans une assemblée nombreuse
(Assistant) à un concert ou à une danse, par exemple,
Il y a une joie lorsque tous communient avec ce (spectacle),
Et non pas seulement un seul.
La conscience déborde de félicité en chacun.
Elle accède ainsi à l’unité.
Elle savoure la félicité en sa plénitude
Quand elle s’absorbe dans un objet tel que la danse,
Car toutes les causes de contraction,
Comme l’envie et la jalousie, sont alors absentes.
En pleine dilatation, sans entraves,
La conscience épouse la félicité.
Mais lorsque l’un des membres de l’assemblée
Ne communie pas ainsi,
(l’unité de) la conscience est perturbée par (sa) différence de sensibilité,
Comme si l’on touchait une surface rugueuse.
C’est pourquoi durant les cultes tantriques (et autres cérémonies secrètes),
On ne doit surtout pas laisser entrer
Celui qui est d’une autre sensibilité,
Celui qui ne communie pas ainsi,
Car il est source de contraction de la conscience.
Et, de fait, seuls ceux qui considèrent les corps des autres
Comme leur propre corps débordant
De la conscience unique en laquelle ils se sont immergés,
Peuvent célébrer dans le cercle (des héros tantriques).85
Ce genre de sensation de frustration, nous l’éprouvons aussi bien durant des expériences profanes. Qui n’a pas été agacé par les commentaires d’untel sur les effets spéciaux ou je ne sais quels détails techniques d’une scène, réflexions intempestives qui l’empêchaient de s’absorber dans le spectacle. Qui n’a pas éprouvé le sentiment d’être comme blessé par la divergence avec un ami ou un proche en écoutant une musique ou autre objet qui nous touche intimement ? On comprendra du reste pourquoi les cérémonies tantriques « transgressives » doivent être tenues secrètes : ce n’est pas tant qu’il s’y déroule des choses que la morale réprouve ; c’est aussi et surtout que la cérémonie vise à une fusion qui serait entravée par la présence d’un tiède ou d’un triste sire. C’est bien aussi pourquoi, dans le monde profane, on hésite par deux fois avant de s’ouvrir à un ami de ce qui nous émeut au plus profond, de peur de vivre ce sentiment si désagréable de « ne pas être sur la même longueur d’onde ».
Nous devons donc réexaminer nos certitudes. Par exemple celle qui nous identifie au corps et à tout ce qui en dérive. Abhinavagupta déconstruit ainsi cette croyance :
« Être un autre » est un état (accidentel) dû uniquement aux circonstances passagères, comme par exemple le corps et autres (objets auxquels la conscience s’identifie). Or, dès qu’on les examine, ces (circonstances se dévoilent) ne pas être autre (que la conscience, le Soi). Par conséquent, la totalité des sujets n’est finalement qu’un seul et unique sujet. Lui seul existe. (Utpaladeva) le dit (dans la Réalisation du sujet comme conscience) : « Il n’y a que la manifestation de soi-même comme soi et autrui. » Il s’ensuit que, depuis l’Éternel Shiva jusqu’au vers de terre, c’est un seul et même sujet qui expérimente.86
Il existe certes des consciences vastes et des consciences plus prisonnières que d’autres. En apparence. Car, si l’on y regarde de plus près (encore l’attention !), ces différences sont dues aux objets auxquels s’identifie la conscience. Dès lors que l’on réalise ce fait que la conscience n’est pas un objet, une « circonstance passagère », pas plus que le miroir n’est la couleur qu’il reflète, on ne peut que parvenir à cette conviction : je suis une seule et même conscience qui se connaît et se méconnaît en différents corps, en différents contextes, lesquels ne sont que ma libre manifestation, comme si je contemplais ma face en un miroir. On voit par-là combien cette réalisation de la non-dualité est radicalement égalitariste. Chaque être est un « être » parce qu’il est doué de conscience, source de tout. Chaque être enveloppe donc en son intérieur, invisible depuis l’extérieur, tous les possibles. Son corps et ses capacités ne le définissent pas, ou du moins n’épuisent pas ce qu’il est. Ce corps et ces talents ne sont que des circonstances passagères, jamais sa nature, jamais son essence. De plus, à ce niveau, chacun est ce qu’il fait – c’est le fameux karma. Or tout ce qui est fait peut être défait, et refait autrement. On comprend pourquoi, aux yeux des adeptes du tantra non-dualiste, le système des castes n’est qu’une construction fondée sur la peur de l’Autre, elle-même nourrie par l’ignorance de cette vérité, que l’autre, c’est soi.
Mais il est vrai que cette conscience ne peut être perçue ni même inférée en autrui. En revanche, on peut la deviner et reconnaître qu’elle est la conscience de celui qui s’interroge sur l’autre. Cette reconnaissance débouche sur la compassion, sur la civilisation au sens noble du terme. L’homme qui a reconnu son identité avec la conscience omniprésente comme l’espace est « l’homme de bien », l’homme vrai, authentique, car il n’agit pas pour son corps, mais pour le Corps de conscience universel qu’il reconnaît en chacun :
Être quelqu’un de bien, c’est être plénitude, laquelle ne peut naître que de la réalisation de l’état de serviteur du Seigneur (qui est notre Soi, notre conscience présente en soi comme en autrui). Car celui qui n’est pas (ainsi) comblé nuit à autrui, ou (du moins) ne lui vient pas en aide, car il se dit « Je dois absolument me combler moi-même ! ». C’est donc un méchant.87
L’homme ordinaire est mesquin même quand il s’attache à faire de grandes choses. Il est comme une luciole. Alors que l’homme vrai est magnanime, même lorsqu’il semble plongé dans d’humbles tâches. Il est pareil au soleil. Et, de même que la conscience devient manifeste par les paroles et par les actes, tout l’être de celui qui est comblé par la reconnaissance manifeste spontanément l’unicité de la conscience :
Cette conscience se transmet par sa simple vision transcendante,
« Comme une lampe en allume une autre »…88
Être conscience, c’est être véritablement un, sans confusion ni séparation. Voilà aussi pourquoi le tantra non-dualiste ne dédaigne pas la communion en groupe. En effet, si la puissance d’un groupe est suffisante pour unifier provisoirement des êtres ordinairement égoïstes, que ne pourra-t-elle dans le cas d’hommes et de femmes qui ont reconnu leur véritable face immaculée, par-delà les visages biodégradables qu’ils aperçoivent dans les miroirs de ce monde ?
Malgré cet intérêt pour certaines circonstances, il faut rappeler encore et encore que nulle n’est privilégiée. Tout est conscience. N’est-ce pas évident ? Quand bien même il existerait un « dehors » de la conscience, il n’en reste pas moins que toute expérience est conscience. Les deux mots sont, en vérité, synonymes. Dès lors, peu importe le contenu de l’expérience, sa tonalité affective. Dans tous les cas, la vague retourne à l’océan, comme un oiseau, lâché depuis le mât d’un navire situé dans un océan infini, n’a d’autre choix que d’y revenir. Il n’y a donc point d’excuse en cette voie pour dire « je n’ai pas le temps, je dois penser à autre chose », car :
Peu importe où l’esprit va se perdre :
C’est là qu’il faut méditer.
Tout est Śiva :
S’il va, où peut-il aller ?89
Revenons au plaisir et à la douleur. La joie et ses variantes – plaisir, extase, félicité, ravissement, délectation – ont une seule et même saveur : l’expansion de la conscience, son réveil en osmose avec toutes choses. Dès lors, il n’y a plus de technique, plus de règle. « Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ? Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ». Shiva en personne le dit :
Maîtresse des dieux !
La seule règle prescrite ici comme pratique
Est que la conscience réalise le réel.
Et peu importe comment !90
Les tantras, comme tous les textes religieux, sont remplis de recette pour atteindre tel paradis, tel pouvoir surnaturel, pour purifier, transformer, atteindre et accumuler. Mais rien de tout cela n’est nécessaire. Non parce qu’« il n’y a rien à faire », mais parce que la fin détermine les moyens. Le but est la dilatation, la détente, le relâchement, la relaxation, la libération, la désinhibition. Chacun découvrira, par hasard ou par instinct, les moyens qui conviennent. Il n’est donc pas nécessaire d’apprendre « le tantra » comme on apprend un ensemble de gestes techniques ou des astuces de grand chef :
Est utile à l’offrande
Ce qui convient au royaume de l’Immense,
C’est-à-dire tout ce qui engendre la joie dans l’esprit,
Quelle que soit la faculté (physique ou mentale) ainsi réjouie.
Ce que l’on appelle « offrande »
Est la confluence de tous les phénomènes (considérés comme) séparés,
Parce qu’ils sont tous la conscience de Shiva,
Illimitée, immaculée et absolument libre.91
Le sourire d’un enfant, une vieille tirant son panier à provision ou n’importe quoi d’autre peuvent provoquer ce réveil en soi-même. Pourquoi ce privilège ? Parce que la félicité n’est pas un état de la conscience, mais la conscience elle-même qui se détend après s’être arc-boutée sur une croyance erronée :
Il en va ainsi : celui qui est travaillé par la faim en raison d’un manque du corps, est ainsi tourmenté parce qu’il s’identifie à un sentiment de lui-même qui n’est pas parfaitement comblé, parce qu’il est pollué par cette contraction extrême qu’est le corps et autres (objets auxquels on peut s’identifier). Dès lors, il ne peut jouir de cette conscience de soi comme étant un seul et même tout (dont jouit l’éveillé), car sa pensée est possédée par le désir d’une nourriture qui est séparée (de lui, c’est-à-dire de son corps). Voilà pourquoi il semble privé de félicité (alors qu’il est félicité par nature).92
Autrement dit, la douleur et ses variantes se ramènent à une contraction de la conscience qui se focalise sur un objet ou sur son absence. Le plaisir est donc dilatation, retour à soi :
Mais quand il a la panse pleine de viande, au moment où il prend pleinement conscience de soi, quand il y a cette félicité de soi, alors du moins le défaut de plénitude qui consiste en la prédominance d’un manque (dans ce corps) est anéanti.
Mais, rétorquera-t-on, cette plénitude ne dure pas. Si c’est bien à la félicité du Soi infini que l’on a touché, comment se fait-il qu’un nouveau désir apparaisse ? Le désir n’est-il pas manque ? Comment peut-il y avoir un manque dans la plénitude ? Abhinavagupta répond :
Mais alors un (autre) objet de désir est visé par la conscience – comme par exemple embrasser son amante –, objet qui était présent (jusque-là) sous forme de prédisposition latente. C’est ce qu’a dit le maître Patanjali dans le passage qui commence ainsi : « Ce n’est pas parce que Paul est épris d’une femme qu’il s’est détaché des autres ! » À cause de cet attachement, cette félicité est incomplète : elle n’est pas la félicité ultime.
Nous en revenons à cette idée que, sans le savoir, l’homme touche, en ces instants-là comme en d’autres, à l’absolu. Mais justement, il ne le sait pas. Son intellect se forme des concepts qui l’empêchent de reconnaître que la félicité qu’il goûte avec une femme est, en réalité, la seule et unique félicité qui est sa propre conscience, identique, du reste, à celle de son amante. Parce qu’il s’identifie à un corps, il identifie les autres corps à d’autres consciences. Il désire donc la félicité d’autres consciences (car la conscience tend toujours vers la conscience) réduites à d’autres corps. Il touche alors à chaque instant au but. Mais comme il croit que ce but est conditionné par tel objet qui échappe au pouvoir de son corps et de sa pensée limitée, il retombe dans la souffrance du manque, tel un autre Sisyphe :
Dès lors, pour cet être, nulle félicité de ce cycle des renaissances ne transcende entièrement le désir d’un (objet ou d’un être) séparé de soi, car il en va selon ces principes : « Quand on possède, on craint la séparation à venir » ; « Comment un objet qui engendre (nécessairement) le désir d’un autre objet (et ainsi de suite) pourrait-il déboucher sur le bonheur ? » Voilà aussi pourquoi (sa félicité) est incomplète.93
Pourtant, il n’y a, entre lui et la parfaite félicité, que l’épaisseur d’une méconnaissance. Il lui suffirait en effet de reconnaître la vraie nature de l’objet de son désir pour aussitôt goûter le bonheur :
Pourtant, l’aspect de félicité durant (ces plaisirs profanes) n’est rien d’autre qu’une conscience intégrale de notre Soi, moteur (de ces moments de plaisir). C’est pourquoi (Bhatta Nârâyana) a proclamé : « Je salue le dieu, océan de félicité dont une seule goutte rassemble toute la félicité que l’on peut observer dans les trois mondes ! »94
En effet, chaque « portion » de cette félicité qu’est la conscience rassemble toute la félicité possible. Si nous sommes persuadés du contraire, c’est que, encore une fois, nous croyons que la quantité et la qualité de la félicité dépendent entièrement de l’objet, alors que ce dernier n’est qu’un accident à la surface d’une conscience toujours présente et égale à elle-même. Pourtant, il serait absurde de mépriser ces circonstances. Le tantra non-dualiste ne méprise rien, car tout est enveloppé dans le libre jeu de la conscience. Simplement, il faut vivre en connaissant la véritable nature du plaisir. Celui-ci redevient alors une voie spirituelle, tant il est vrai que le poison qui paralyse l’ignorant est l’antidote qui guérit celui qui sait. Mais « savoir », ici, signifie porter une attention vive, alerte, à ce qui se présente, au-dedans comme au-dehors. Or, la condition de possibilité de cette expérience savourée pleinement est que l’on prenne son temps, à rebours du glouton qui avale sans déguster. Cet exemple est valable pour n’importe quelle expérience, mais singulièrement pour les plaisirs des sens :
Et de cette manière le gourmet (véritable) est celui qui aborde la saveur du miel, par exemple, bien autrement que le glouton qui se remplit la panse ! (Pourquoi ?) Parce que le (gourmet), tandis qu’il se dit « ceci est ainsi », se délasse dans (l’aspect de) subjectivité : il prend surtout conscience de l’aspect de subjectivité (plutôt que de l’aspect objectif).95
Paradoxalement, il faut renoncer à la jouissance pour jouir. Telle est également la leçon d’un autre enseignement non-dualiste composé au Cachemire vers la même époque, celui du Yoga-Vâsistha : le plus grand des renonçants est aussi le plus grand des jouisseurs. En effet, le lâcher-prise qui forme le fond du détachement prépare la félicité de l’âme en expansion, car les deux sont des variantes du même geste intérieur : celui de l’ouverture. En d’autres termes, l’attention ne suffit pas. Il y faut, en plus, une certaine lucidité à l’endroit de ce que les choses, les êtres et les situations peuvent nous offrir en fait de bonheur. L’idéal est, comme l’a montré Bergson, de passer d’un registre de l’action, où l’on agit en vue de l’utilité, à un mode d’être contemplatif, où l’on goûte pour goûter. Ici, le regard de l’esthète peut nous inspirer, car la félicité de la contemplation du beau, naturel ou artistique, partage bien des points communs avec celle de la non-dualité :
De même, quand on se délecte d’un bien-être parfait et sans mélange dans l’amour et autres (saveurs esthétiques), différentes des félicités procurées par les objets des sens parce que dans ces délectations qui forment le champ (propre) de la poésie, des arts de la scène et autres (formes de l’art), tous les obstacles possibles, tels que la convoitise, ont été écartés.96
En effet, selon le tantra non-dualiste, les arts de la scène (musique, danse, théâtre, seuls ou combinés), de même que la poésie et la littérature en général, sont des moyens de redécouvrir notre liberté intérieure. Les sentiments, les émotions qui y sont mis en scène ne sont pas, en eux-mêmes, différents de ceux de la vie des hommes. Si leurs thèmes étaient trop éloignés de nous, en effet, nous ne serions pas attirés par ces spectacles, car il nous serait impossible de nous identifier aux personnages. Mais comment expliquer, alors, que l’on y apprécie des expériences qui nous feraient fuir si elles nous arrivaient à nous, dans nos vies quotidiennes ? Selon Abhinavagupta, la réponse tient justement à la mise en scène, capable de créer cet équilibre délicat entre réalisme et étrangeté.
L’art consiste à nous faire vivre des expériences réalistes, mais dans un contexte déréalisant : nous nous identifions aux péripéties évoquées, mais, dans le même temps, le contexte nous laisse conscients que nous ne sommes pas ces personnages qui font la guerre, qui s’aiment et se trahissent, car nous sommes assis face à eux, à distance, confortablement. Ou bien le support d’un texte ou d’une récitation donne à l’histoire juste assez de texture pour nous fasciner, mais pas assez pour que le ressenti nous fasse le même effet qu’il nous ferait s’il nous arrivait à nous – à « notre » corps. C’est ce mélange d’émotion intense et de distanciation qui engendre la délectation esthétique. Voilà pourquoi nous sommes prêts à payer pour aller voir au cinéma des choses qui nous traumatiseraient si elles frappaient notre personne. Autrement dit, l’art nous fait vivre la non-dualité, c’est-à-dire la jouissance dans le détachement. Et il nous permet de vérifier que cette distance n’empêche pas la délectation : bien au contraire, il en est l’une des conditions de possibilités. L’espace qui s’ouvre dans l’attention portée aux intervalles de pleine conscience, à l’arrière-plan d’unité, n’affadit pas l’émotion, il la souligne et la sublime.
Lucrèce nous assure qu’« il est doux, lorsqu’on est en sûreté sur le rivage, de voir la mer agitée par la tempête, exercer sa fureur sur des malheureux ; ce n’est pas que l’infortune d’autrui donne du plaisir, mais c’est qu’il est toujours doux de n’être que le témoin des malheurs qu’on ne partage pas. Il n’est pas moins doux de n’être que le Spectateur d’un combat cruel et sanglant que se livrent deux armées rangées en bataille » 97 . Abhinavagupta serait moins prude : voir et ressentir la peur d’un corps auquel on ne s’identifie point entièrement est bien autre chose que de la peur. Il y a là une délectation intime, secrète, sous-jacente et d’autant plus émouvante. Cette félicité n’a rien de malsain, car elle dérive d’une conscience confuse de l’unité avec l’autre ; ou plutôt d’un pressentiment de l’unité de la conscience, par-delà les différences de corps, de croyances et de fortunes. Ce sentiment vertigineux, sans doute à nul autre pareil, mixte de peur et de sécurité, est ce que Kant nomme le sublime. Le rivage prémuni est le détachement, procuré par l’observation des limites de l’expérience mondaine, de ses absurdités. La tempête, les batailles, ce sont les émotions, les turpitudes et les aléas de la vie. Cette posture sans point d’appui opère une transmutation inattendue : l’émotion vulgaire, avec ses contrecoups et son pouvoir de nous maintenir le nez dans la boue, devient saveur esthétique, délectation. Ceci est vrai, notez bien, non seulement pour les émotions positives comme la joie ou la compassion, mais aussi bien pour la peur ou le dégoût. Ainsi, parmi les neuf émotions fondamentales de la conscience, la sérénité forme le fond et la condition d’avènement des huit autres. D’où l’importance de la maturité. Le tantra non-dualiste ne peut, dès lors, jamais se confondre avec un hédonisme ou un consumérisme. Il ne s’agit pas non plus de cynisme, puisque l’émotion éprouvée est bien réelle – elle n’est pas tenue à bout de bras afin de préserver un recul factice. Bien plutôt, l’esthète-yogî reconnaît que ce spectacle d’une injustice, par exemple, a pour âme, pour cœur, une parfaite conscience de soi, par-delà tout nom et toute forme.
Dès lors, à cause de cette mise à l’écart des obstacles, la dégustation, la délectation, la félicité, la joie, ne sont rien d’autre qu’un repos en la subjectivité (en la conscience de soi). Voilà pourquoi on dit (de quelqu’un) « C’est un esthète ! », car (en lui) prédomine le cœur défini comme conscience de soi, car il ne prête aucune attention à l’aspect de la manifestation (ou du spectacle) qui dépend de l’objet connu, même si celui-ci est (bien) présent et agencé (comme il convient à une œuvre d’art).98
L’objet existe, dans l’art comme dans la vie. Il est sans doute l’occasion nécessaire à la manifestation de l’émotion. Mais pour l’homme ordinaire, cet objet reste au centre de sa conscience. Il croit qu’il est purement et simplement la cause de son émotion – d’où son attachement ultérieur à cet objet. Pour l’esthète, en revanche, qui est « doué de cœur », de sensibilité, de la capacité à être ému, l’objet est moins important que l’émotion qu’il engendre. À la limite, il l’oublie, pour ne plus s’absorber que dans le ressenti. Voilà bien la voie de la reconnaissance : non pas tant mettre en scène une expérience extraordinaire, que reconnaître ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’ordinaire : la conscience. Le yogî, bien loin d’être une sorte de zombie, est au contraire plus sensible que la foule. Abhinavagupta explique qu’un rien suffit à le plonger dans l’extase de la conscience de soi, dans l’émerveillement d’être. Entre les deux modes d’être, il n’y a qu’une différence de degré de conscience : l’un est d’abord fasciné par l’objet ; l’autre est surtout absorbé dans le sujet, la conscience, bien que, dans les deux cas, sujet et objet soient présents : la conscience n’est pas absente de l’expérience de l’homme ordinaire – comment le pourrait-elle ? – ; l’objet n’est pas absent de l’expérience du yogî – sans quoi la conscience ne serait plus libre de se manifester comme elle veut, et elle ne serait plus du tout conscience. Ce basculement suffit à actualiser la félicité ultime, la plénitude :
Nous affirmons donc que la pleine conscience de soi qui est une délectation toute d’une pièce, qui est la liberté même, qui n’est pas simplement une métaphore (ou une occasion pour la manifestation d’autre chose), qui est l’être même de la conscience, est la félicité ultime, la plénitude, l’émerveillement.99
D’ordinaire, l’obnubilation pour les choses et les résultats fait écran entre la conscience et elle-même, comme un rubis caché par son propre éclat. Mais il ne tient qu’à nous d’écarter ce voile. Rien n’est requis – sauf peut-être un brin d’audace.
Tel est le sens profond de l’esthétisme du tantra. Tout ce que l’on éprouve dans la beauté peut être éprouvé ensuite dans la fadeur ou même la douleur, selon le degré de sensibilité :
La Puissance de créativité extatique de Shiva
Agit ainsi (comme unification) en tout, toujours et partout.
C’est d’elle seule que dérive
Toute cette extase
De la délectation, qui est félicitée.
Comme, par exemple, dans un chant mélodieux,
Ou quand on touche du santal et autres (substances douces).
L’impartialité disparaît alors
Et le cœur se met à palpiter.
C’est elle, la Puissance de félicité.
C’est grâce à elle qu’un homme est « doué de cœur ».100
Le but n’est pas de satisfaire l’individu, mais de réveiller ce qui, en lui, le dépasse. Le tantra ne fait que proclamer clairement ce que chacun sait en son for intérieur :
La vitalité transcendante de (l’Immense)
Ce sont ces œuvres des cinq éléments
Dont on peut jouir et se nourrir,
Et qui consistent en sonorités, sensations et saveurs.
Voilà pourquoi un son mélodieux excite la vitalité.
C’est que cette vitalité, transcendante et pure,
Est désir de créer.
Et cette (vitalité) est force, éclat,
Souffles de vie – elle est ce qui rend désirable.101
Malgré cette communion avec l’autre, cette « conscience de soi » n’est-elle pas une forme d’absorption en soi, dans un soi projeté sur l’autre ? Ne s’agit-il pas, au fond, d’une forme de narcissisme étendu ? L’ego qui semble être au centre de tout dans cette manière de vivre, n’est-il pas la cause de tous les égoïsmes, de tous les égocentrismes ? « Le moi est haïssable. » Pourquoi admirer ce faux centre qu’est le « je », ne faut-il pas plutôt le remettre à sa place, le démystifier et le déconstruire, comme le propose le bouddhisme ?
Le tantra non-dualiste n’est pas egomaniaque. Quand il parle du « je », il distingue toujours deux modes de cette sensation de soi si particulière :
La conscience de soi « je » est de deux sortes : celle qui est pure et celle qui relève de l’illusion de la seule dualité (mâyâ). Parmi elles, celle qui est pure est conscience de la pure et simple conscience, identique à toute chose, ou encore, conscience de soi comme Soi transparent mais paraissant chatoyant à cause des reflets de l’univers. Celle qui est impure, en revanche, est conscience de l’objet, comme par exemple le corps. Sur ce point, il faut savoir que la conscience pure, la conscience de soi qui s’exprime (simplement) comme « je », n’a pas de contraire qui pourrait être exclu.102
En effet, la conscience pure n’est que pure conscience de la conscience. Or, rien n’existe en dehors de la conscience qui nécessairement transcende tous les opposés, même l’inconscience – sans quoi on ne pourrait jamais parler d’inconscience ni même la concevoir. Elle est « l’Être » absolu des platoniciens, l’être qui embrasse l’être et son opposé. L’un des derniers génies de cette tradition d’origine grecque, Nicolas de Cues, l’explique ainsi au temps de la Renaissance : « Considérons maintenant l’Unité abstraite, qui est aussi l’Être, et comment elle enveloppe en soi tous les existants. Car rien ne peut subsister en dehors de l’Unité infinie. Comment pourrait-on concevoir de l’être extrinsèque à l’Être ? Même le non-être et le néant ne subsistent pas en dehors de l’Unité infinie. Car le Non-être coïncide dans l’Unité infinie avec l’Être absolument simple. Ni l’être ni le non-être ne peuvent subsister en dehors de cette unité infinie. Mais aucune altérité ni aucune multiplicité ne subsistent comme telles dans l’Être absolument simple, puisque celui-ci coïncide avec l’Unité infinie. C’est pourquoi tout ce qui peut être formulé par la parole et tout ce qui ne peut être formulé par la parole, tout ce qui peut être formulé par l’intelligence et tout ce qui ne peut être formulé par l’intelligence, tout cela, dis-je, coïncide dans l’unité infinie avec son infinité même, car elle enveloppe et précontient en soi aussi bien les étants que les non-étants. » 103 Essayez d’imaginer la conscience comme un champ. Si ce champ de conscience s’arrête à tel endroit, comment pourriez-vous avoir conscience de ce qui s’étend au-delà, et dire que, « là-bas, il n’y a plus de conscience » ? Donc la conscience est infinie et indivise. Donc rien n’est hors d’elle. Et même ce qu’elle contient n’est autre qu’elle. Elle est toujours au-delà, et pourtant identique à tout. Elle n’a donc aucun contraire. Elle est donc inconcevable par concept. Car, selon le tantra non-dualiste, un concept est une idée que l’on se forme par exclusion de son contraire. Par exemple « vache » est construit par exclusion de tout ce qui est « non-vache ». Et, de fait, dans le monde de la pure dualité, de la dualité exclusive de l’unité, tout est différent de tout. Deux gouttes sont différentes, ne serait-ce que parce qu’elles ne peuvent occuper exactement le même espace.
La Lumière consciente, au contraire, n’a pas de contraire. Et c’est elle que désigne le mot « je ». Conscience de soi n’est pas conscience du corps ou d’un quelconque autre objet, rival d’autres objets, mais plutôt le champ illimité où surgissent tous les objets comme autant de souffles dans l’espace. Le « je suis Untel » est un concept, une construction mentale. C’est vrai. Et il est bon de le montrer, de le démontrer, afin de réduire l’attachement à ce soi imaginaire. Mais le « je » pur et simple désigne la simple conscience de conscience. Car, si la conscience ne peut être dite, conceptualisée ou montrée comme on montre un objet, elle peut être reconnue et savourée. Cela est même plus simple que la vision ou la pensée de n’importe quelle chose. Car, pour voir ma main, il faut que bien des conditions soient réunies. Peut-être que je ne la vois pas telle qu’elle est, peut-être que je rêve que j’ai une main. Ou alors, sa sensation n’est peut-être qu’un « membre fantôme » ou autre illusion du même genre. Pour la conscience en revanche, l’erreur est impossible. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a rien entre la conscience et elle-même, aucune étape intermédiaire, aucun organe, instrument ou lunettes. La pure conscience est plus facile, plus proche et plus assurée que la conscience de mon corps ou de mes pensées.
Cependant, même ce sens limité du « je » reste toujours un noyau de pure conscience de soi. C’est pourquoi le simple rappel « je » suffit à réveiller la conscience, comme le confirmera au XXe siècle Ramana Maharshi, ce sage fascinant, en partie inspiré par le tantra non-dualiste. Mais si la présence du « je » – de la sensation, de l’acte de conscience qui s’exprime par le pronom « je » – est toujours l’indice de cette parfaite conscience de soi qui est félicité, comment expliquer que ce même « je » soit aussi bien présent dans les expériences de douleur, de souffrance et de mal-être ? C’est une objection anticipée par ces explorateurs de la vie que furent les yogîs comme Abhinavagupta :
Mais il est clair que le « je » est présent au moment de l’expérience d’un mal-être. Or, il n’y a pas là cette félicité qui est délectation émerveillée (selon le tantra non-dualiste) !104
La réponse d’Abhinavagupta est directe. Elle nous ramène à l’essentiel : le réveil de conscience. Or, la douleur est aussi bien ce réveil :
Qui ose dire qu’il n’y a pas (de félicité dans la douleur) ? Car (en vérité), cela se passe ainsi : celui qui se délasse à l’intérieur (de la conscience) se délasse ainsi parce qu’il se délecte aussi de la douleur ! En revanche, celui qui désire un objet extérieur (à son corps) inaccessible, ne savoure pas ce délassement intérieur, bien qu’il soit présent, parce qu’il lui est caché par son manque d’attention. 105
En vérité, le problème est ici le même que dans les cas du plaisir et de l’indifférence : la conscience est obnubilée par un objet qu’elle croit séparée d’elle-même, alors qu’elle en est la source. Pour le réaliser et le savourer, il lui suffit de retourner son attention vers l’élan qui la porte vers l’objet, ou qui l’en écarte. En vérité, dans les deux cas, ce mouvement est le même. Je sens le désir de ce beau corps bondir dans ma poitrine ; je sens la haine de cette personne jaillir dans mes tripes ; je sens l’adrénaline monter de mes viscères face à ce cadavre en décomposition : dans toutes ces situations, le premier instant est le même. Ce pur jaillissement est inconditionné, du moins avant que je nomme les choses et prenne une décision. C’est, encore et toujours, ce premier instant dans lequel je dois plonger. Par-là, nous comprenons aussi la raison profonde du mépris du tantra pour les conventions morales : le bien et le mal nous détournent de cette explosion de conscience qui engendre toutes les émotions et les expériences. Nous devons détacher notre regard de ce « là-bas », quelle que soit son étiquette morale ou affective, pour toujours revenir « ici », dans le perpétuel Big Bang de l’étonnement d’être.
Toute expérience est animée par cette expansion indicible que l’on nomme ici « conscience » :
Si l’on objecte qu’il y a une différence
Entre l’état de Shiva et la douleur et autres (souffrances),
Nous répondons que, là aussi,
Ces (expériences) ne sont rien d’autre que Shiva,
Car même dans la douleur
On éprouve de la joie dans l’objet de la douleur !
(Pourquoi ?) Parce la conscience se dilate.106
La douleur est contraction. Mais ce n’est là que le cadavre de la douleur. En son jaillissement, l’intensité même de la douleur en fait nécessairement une expansion. Voilà pourquoi les mystiques de toutes les traditions n’ont pas reculé devant les épreuves. Madame Guyon (mystique française du XVIIe siècle), enfant, se faisait couler de la cire sur les bras. Qui n’a pas, étant enfant, joué ainsi avec l’expérience, répugnante et fascinante à la fois, de la douleur ? Il ne s’agit pas là de ce dolorisme artificiel ni de ce fakirisme ridicule qui collectionne les « croix » comme d’autres alignent les médailles, mais d’une libre curiosité de la conscience pour elle-même.
Abhinavagupta approfondit ainsi cette analyse :
Même dans la douleur, il y a cette délectation émerveillée. Car tout ce qui est présent à l’intérieur – comme par exemple un fils chéri (qui est mort) – consiste en vitalité (de conscience). Quand cela s’éveille et se dilate en forme d’inquiétude quand on prend conscience de l’évocation (de ce fils), quand on voit une (personne) qui lui ressemble, quand on voit des pleurs et autres (facteurs de réveil de ce souvenir douloureux gisant à l’intérieur), c’est alors l’essence même de la douleur ! Elle consiste en une délectation émerveillée spéciale due au désespoir d’un « Plus jamais cela ne sera ! ».107
Face à l’irrémédiable, la conscience abdique toute identification. La mort de l’être aimé est, en effet, l’incarnation de l’impossible, de l’inacceptable. Dans l’acceptation – même fugitive – de ce scandale absolu, la conscience s’éveille. Si la conscience, informée par l’enseignement du tantra non-dualiste, reconnaît cet instant en son essence, alors c’est le réveil de la conscience. L’expérience qui s’ensuit – la peine et ses symptômes — ne disparaît pas, mais elle est sublimée, exactement comme le poète possède l’art mystérieux de transformer la tristesse en beauté.
Pour autant, il ne s’agit pas de cultiver des tendances suicidaires. Les fantasmes morbides sont comme l’écho de l’attachement au corps, à contre-courant de l’expansion de la conscience. Dans ce passage, Abhinavagupta critique le suicide des fanatiques de Shiva, qui croyaient aller au paradis en se jetant d’une falaise :
Certains veulent délaisser le corps ou autre chose parce qu’ils désirent un autre corps dans un paradis ou autre (lieu du même genre), ou encore parce qu’ils désirent en finir avec la douleur inséparable de ce corps. Ceux-là, au contraire, ramollissent l’affirmation de la délectation émerveillée dans ce corps – affirmation présente sous la forme du « je » –, et ils ne font que reporter la saisie de cette délectation émerveillée à un autre corps.108
Cela étant, le suicide, s’il exprime le désir absolu de se débarrasser du corps, quel qu’il soit, est la manifestation du désir de la conscience pour elle-même en sa transcendance :
Mais ceux qui en sont venus à désirer la mort (elle-même), ceux-là désirent (en réalité) s’emparer de l’état ultime de félicité de la délectation émerveillée, dans lequel tout obstacle a été anéanti.109
Il n’y a donc aucun état, pas même le plus désespéré, qui ne constitue une occasion de savourer notre véritable nature et l’essence de toute chose.
Récapitulatif 8