Ne semblent plus que nuages passant dans le ciel
 Parmi les ombres appesanties

La consécration de Beckett n’a pas été seulement un immense malentendu : les dévots de la littérature, en s’appropriant son œuvre, lui ont imposé le silence et l’ont condamné à purger le châtiment des incompris au Purgatoire des écrivains mal vus mal lus.

Beckett a été, au sens propre, un iconoclaste : il a lutté contre l’académisme littéraire en produisant une littérature antilittéraire. Et c’est pourtant au nom de la profondeur et du pathos existentiel qu’il a été consacré et reconnu comme l’un des plus grands écrivains du siècle. Le conservatisme littéraire, mais surtout les catégories esthétiques à travers lesquelles le lecteur appréhende d’ordinaire la littérature ordinaire, empêchent, presque par définition, de comprendre cette entreprise, l’une des plus subversives qui aient jamais été tentées. Le formalisme mathématique en littérature est si attentatoire aux credos de la « profondeur » poétique et de la révélation ontologique qu’on n’a su appliquer à l’œuvre de Beckett – comme si elle l’incarnait plus que tout autre – que l’idée la plus rebattue de la poésie qu’il avait passé sa vie à refuser.

Pourtant, Beckett a opéré en littérature une révolution aussi radicale que celle de Duchamp en art. Son projet d’une littérature véritablement autonome, libérée des impératifs de la représentation, obéissant au seul principe de la combinatoire d’éléments ayant rompu presque tout lien avec le réel (ou les conventions censées représenter le réel), et la mise au point d’une syntaxe littéraire inédite sont à la mesure des grandes ruptures esthétiques du siècle. Mais son invention de l’abstraction littéraire ne lui a jamais été vraiment reconnue. C’est sans doute pourquoi il est resté sans descendance : sa mise à mort du réalisme littéraire a été, au sens propre, inaperçue. Comme écrivain, il n’a pas véritablement accédé à l’existence puisqu’il n’a pas été perçu : « non esse est non percipi », aurait-il dit.

Cette mise en cause des fondements de la littérature ne pouvait être accomplie que par un écrivain qui a été mis toute sa vie dans des situations littéraires impossibles : nul, plus que Beckett, sans doute, n’a occupé autant de positions réputées intenables, nul n’a été tenu à autant d’impossibles esthétiques. Opérer un bouleversement digne de Joyce sans le suivre sur la voie de l’« apothéose du mot » l’a contraint à penser la contrainte même et à créer une autre lignée de la modernité littéraire, la « littérature du non-mot ».

Mais jusqu’au bout, jusqu’à ses pièces ultimes, il laissera place au plus intime et au plus pathétique, aux images nues qui demeurent, comme des motifs, évanescentes et fragiles et d’autant plus poignantes qu’elles sont toujours sur le point de disparaître : les traces de son enfance, les souvenirs de son père, les marches sans fin par les « chemins vicinaux1 », et l’apparition d’une femme « avec ce regard perdu que, vivant, je suppliais tant de se poser sur moi2 ».

Et, au terme de ce parcours, rien n’est plus émouvant que de découvrir, dans les pièces pour la télévision des années 70, un texte intitulé…que nuages… (…but the clouds…), écrit en référence à un long poème de Yeats, « La tour », méditation sur la figure du poète, sa mémoire et les images ineffaçables de ses morts :

Comme si, parvenu presque au terme de l’une des œuvres les plus improbables du siècle, Beckett, accédant enfin à une vision pacifiée de l’Irlande, s’était mis à relire le poète irlandais contre lequel il avait le plus lutté, pour y retrouver quelque chose d’une poésie commune, comme un souvenir…

 

Mars 1996

1.

Samuel Beckett, …que nuages…, in Quad, op. cit., p. 47.

2.

Ibid., p. 45.

3.

Ibid., p. 38. Traduit par Edith Fournier.