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Motifs philosophiques

De retour à Dublin, les difficultés commencent. Pris dans des contradictions douloureuses, à la fois névrotiques, politiques et littéraires, qu’il mettra presque quinze ans à résoudre, ligoté par une sorte de double-bind qui rend également douloureuses et désirables la « domestication » ou l’exil, il ne peut se résoudre ni au retour ni au départ.

Mis à part son bref séjour à Londres (en 1935), il s’enfonce lentement et consciemment dans la déchéance et l’autodestruction. Ses lettres à Thomas McGreevy, entre autres, avec qui il restera en contact épistolaire jusqu’à sa mort en 1967, en témoignent : « Je suis abruti de tristesse1 » ; « Maintenant je me détériore avec la plus grande rapidité. Un insensible amas d’alcool, de nicotine et d’intoxication féminine. Un tas de tripes, sans but2. » Beckett est devenu « l’idiot de la famille », le mauvais rejeton d’une famille bourgeoise qui tente d’effacer aux yeux du monde les tares de l’incapable. Stigmatisé, montré du doigt, déclassé et marginal dans une société pudibonde, incapable de supporter le poids de la faute qu’on fait retomber sur lui, il se détruit lentement. Le 8 octobre 1932, il écrit à Paris à son ami Georges Reavey : « je resterai ici jusqu’à ma mort, cheminant le long de routes distinguées sur un vélo d’étranger. » Il évoque sa relation avec une mère abusive et culpabilisatrice qui fait toutes les tentatives pour l’insérer socialement et professionnellement en Irlande, afin qu’il reste auprès d’elle. « Je suppose, écrit-il, que tout concourt à m’accuser d’avoir été un bien mauvais fils, amen. J’aurai du moins ce titre honorifique : l’infamie3. » En juin 1937 encore, il écrit : « Ce matin, Mère m’a pressé de poser ma candidature au poste d’assistant bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, pour 150 £ par an, en m’assurant que mon ignorance du gaélique n’avait aucune importance4. » La puissance de l’ordre moral catholique, national et linguistique qui se met en place dès l’avènement de l’indépendance renforce encore son inadaptation et sa colère.

 

Et pourtant il tente, par tous les moyens, de trouver une voie littéraire irlandaise, une sorte de compromis formel qui ne l’accule pas à l’archaïsme gaélique, sans le condammer à la stérilité postjoycienne. Tout en évoquant dans sa correspondance avec McGreevy sa « constipation verbale », comme si la censure joycienne était si forte qu’elle l’empêchait littéralement d’écrire, il compose de rares poèmes très hermétiques5. Les thèmes de la trahison et de l’impasse y dominent, et ils semblent se réduire à l’exploration systématique – sous une forme déniée, sublimée et intellectualisée – d’une solution à la fois formelle, thématique et géographique à sa douloureuse situation d’exilé intérieur. Nombre de ces textes sont aussi écrits en mémoire de son père, mort brutalement en 1933, et dont il était très proche. Ils ont pour décor manifeste Dublin ou ses environs immédiats et s’inscrivent dans une sorte d’itinéraire circulaire, labyrinthe ou prison de la ville et des collines avoisinantes. Certains, comme le poème intitulé « Sanies I », qui évoque une promenade à bicyclette dans la campagne dublinoise, sont construits dans le mouvement même, comme une tentative d’évasion ou d’exil, trajet métaphorique et vain d’aller et retour6. « Enueg II », écrit en 1932 au moment où il démissionne de son poste de professeur au Trinity College, est une parfaite illustration de sa douloureuse et indécidable situation.

Suant comme Judas

fatigué de mourir

fatigué des policiers

les pieds en marmelade

transpirant abondamment

le cœur en marmelade7

Tous ses choix le font apparaître comme un traître à ses propres yeux. Toujours « déplacé », protestant dans une Irlande catholique, intellectuel dans une famille de la bourgeoisie commerçante qui le pousse à rentrer dans le rang, démissionnaire de l’institution scolaire la plus prestigieuse de son pays, mal à l’aise et décalé dans les cercles artistiques et intellectuels de Dublin – trop marqués à son goût par le provincialisme et le nationalisme étroit –, nostalgique de la vie parisienne, poète refusant la voie yeatsienne quasi obligatoire à Dublin dans les années 30, il se met à boire, tombe malade, se clochardise, s’enferme chez lui et cumule peu à peu tous les symptômes de l’impuissance et de la dépression. Il est traître à l’ordre familial, à l’ordre scolaire, à l’ordre social et à l’ordre artistique.

 

Mis à part sa fureur plus ricanante que militante, rien ne vient lui donner le contenu d’une écriture possible. Il est dans la position étrange de qui veut écrire mais sans savoir quoi : toute idée de « message » a été dévaluée par la « bardolâtrie » qui, pour lui comme pour Joyce, a ruiné pour longtemps toute tentative de narration naïve, lyrique ou réaliste ; mais aucune alternative ne semble envisageable puisque toute entreprise de construction formelle a été accaparée par Joyce. Le désespoir beckettien, au moins dans ces années, tient au sentiment d’arriver trop tard.

Contrairement à Joyce, qui inaugure et invente seul sa position d’exilé et une forme littéraire révolutionnaire et inédite, Beckett doit innover au-delà d’un point de non-retour. Usés et usagés les messages politiques, rebattus les mots d’ordre celtiques, déjà faite la révolution littéraire. Dans l’après-coup des années 60, lorsqu’il répond aux questions de Lawrence Harvey, Beckett ne cesse de redire le vide de ces années. Il décrit ses poèmes des années 30 comme « l’œuvre d’un tout jeune homme qui n’a rien à dire, et la démangeaison de faire8 ». Harvey ajoute que Beckett déplore leur aspect guindé, leur déploiement d’érudition littéraire et artistique qu’il qualifie de pose, et explique qu’il a passé les années qui ont suivi sa démission du Trinity College de Dublin (en décembre 1931) « à ne savoir que faire9 ». On retrouvera un écho direct et décisif de ces années dans La Dernière Bande : « Rien à dire. Pas couic10 » ; et dans la première réplique de En attendant Godot, à lire comme une interrogation très douloureuse et spécifique sur l’écriture à venir, mode d’emploi de l’œuvre beckettienne tout entière à partir de 1945 :

ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire.

VLADIMIR. – Je commence à le croire. J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable, tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat11.

« Ce vieux Geulincx, mort jeune »

Geulincx12 devient dans ces années l’une des grandes références intellectuelles de Beckett. La philosophie ne lui fournit pas un ensemble d’outils techniques et conceptuels mais – et c’est très frappant à partir de l’écriture de Murphy – une sorte de justification ou d’ennoblissement intellectuel de son étrange et difficile rapport au monde. Seul sans doute ce scepticisme intellectualiste pouvait satisfaire ses exigences spéculatives. Mais, plus encore, cette philosophie de la contrainte et de l’impuissance, de la séparation la plus totale entre le monde, le corps et l’esprit, lui donne un instrument intellectuel qui va lui permettre de sortir de la contradiction dans laquelle il est pris. Il ne dissertera ni ne glosera sur la disjonction du corps et de l’esprit conceptualisé par le « petit cartésien » Arnold Geulincx, mais il l’utilisera littérairement pour mettre en scène ce dualisme extrême et s’identifier, à partir de sa propre expérience, à l’occasionnalisme geulincxien.

L’expérience m’apprend, dit Geulincx, que « ma langue s’agite ça et là dans ma bouche aussitôt que je veux parler, mes bras s’étendent, mes pieds s’avancent dès que je veux marcher, dès que je veux nager. Mais ce mouvement, ce n’est pas moi qui le fais, car je ne sais pas comment il s’accomplit13 ». Comme le corps et l’esprit sont inséparables par nature, je ne sais pas comment j’agis sur mon corps, je suis dans l’ignorance des moyens d’une causalité que ni le corps ni l’esprit ne peuvent s’attribuer : Dieu est ce qui permet de passer d’un mouvement du corps à une modification de l’âme et réciproquement. Le principe d’extériorité ou, mieux, d’étrangeté mutuelle du monde et de moi-même (« Je ne suis sur cette scène que spectateur et non point acteur », écrit Geulincx) implique une nécessaire passivité, un attentisme, une action réduite à la nécessité. D’où le précepte qui rappelle les limites de l’action et du corps : « Ubi nihil vales, ibi nihil velis » (« Là où tu es sans pouvoir, tu n’as rien à vouloir »). Et c’est dans la compréhension de cet ensemble de contraintes qui empêchent toute connaissance des choses en soi (« rem non esse ita in se, ut apprehenditur a nobis ») et limitent le principe de toute action (« Quod nescis quomodo fiat, id non facis » : « Ce que tu ne comprends pas, tu ne le fais pas ») que Beckett découvre aussi le seul espace de liberté permis par l’impitoyable système de Geulincx, la seule solution paradoxale qui s’offre à lui depuis sa prison corporelle, littéraire et nationale.

On retrouvera souvent chez Beckett cette conception d’une liberté contrainte, mais il l’explicitera surtout – bien que de façon très obscure – dans Molloy à partir d’une image empruntée à l’Ethique de Geulincx : « Moi, j’avais aimé l’image de ce vieux Geulincx, mort jeune, qui m’accordait la liberté, sur le noir navire d’Ulysse, de me couler vers le Levant, sur le pont. C’est une grande liberté pour qui n’a pas l’âme des pionniers14… » Il s’agit en fait d’une allusion précise à une comparaison que fait Geulincx lorsqu’il explique le principe paradoxal de la liberté telle qu’il la conçoit : « qu’un voyageur soit dans un bateau qui l’entraîne à vive allure vers l’Occident, est-il quelque chose qui l’empêche, lui, de se diriger, dans le bateau, vers l’Orient ? C’est ainsi que la volonté de Dieu porte toutes choses, entraîne tout dans une sorte d’impétueuse fatalité, sans que rien, cependant, s’oppose à ce que nous tentions, pour autant qu’il est en nous, de résister à sa volonté par une délibération pleine et parfaitement libre de notre part15 ». Cette étrange solution contradictoire emprunte à Descartes et à Leibniz autant qu’à Spinoza : dans la plus extrême contrainte, Geulincx accorde une certaine indétermination qui sera le seul espace de liberté tragique, liberté intellectuelle, solitaire et autarcique ne donnant accès ni au corps ni au monde. « Le voyageur peut aller de-ci de-là sur le bateau, celui-ci continue comme s’il n’en était rien16. »

Beckett va tenter d’illustrer très précisément le système geulincxien de l’extériorité mutuelle en le littérarisant par l’introduction du personnage paresseux et nonchalant du Purgatoire de Dante, Belacqua : exacte incarnation du principe de l’inaction énoncé par Geulincx, il est aussi ce qui permettra à Beckett de mettre en scène le principe paradoxal de la liberté sous contrainte. « C’était là sa fantaisie Belacqua, une des mieux organisées de toute sa collection. Elle l’attendait au-delà de la frontière de la souffrance, c’était le premier paysage de la liberté17. » Cette utilisation romanesque du scepticisme idéaliste de Geulincx n’est ni formaliste ni directement littéraire : Beckett trouve dans le système de Geulincx une formulation et un instrument d’appréhension de son propre enfermement intellectuel, national, littéraire, social et psychologique, ce qui lui permet, en retour, de mettre en œuvre de nouvelles solutions narratives.

La coïncidence des contraires

Au cours de sa recherche de solutions conceptuelles ou esthétiques, Beckett parvient aussi à traduire dans des termes littéraires et formels la série incontournable des obstacles et des contraintes auxquels il se heurte. Dès ses premières narrations, il va chercher à tirer parti de toutes les figures dialectiques, les formes de compromis ou de « coïncidence des contraires ».

La première de ces formes est rhétorique. Pour rapprocher des termes opposés et réputés inconciliables, Beckett privilégie la figure de l’oxymore, soit l’alliance de termes opposés (« Il avait un faible prononcé pour l’oxymoron », dit le narrateur de « Ding-Dong », après le récit de l’une de ses « pauses mobiles »18), et celle de l’antithèse. Il évoque dans Dream… l’intervalle entre les mots ou entre les phrases, « les saisons antithétiques des mots (rien de plus simple que l’antithétique)19 ».

La seconde forme de coïncidence des contraires mise en œuvre par Beckett est littéraire, c’est la figure du Purgatoire, synthèse et dépassement de l’opposition du bien et du mal. Le Purgatoire, lieu intermédiaire entre le Paradis et l’Enfer, espace d’attente pour Belacqua, est aussi une frontière qui permet de repenser toutes les alternatives trop simples, toutes les possibilités ouvertes par la littérature. Dans l’indécidable et insupportable situation où se trouve Beckett, le moyen terme théorique, géographique et littéraire, du Purgatoire est ce qui lui permet de faire durer l’attente, de différer le choix, de construire, dans ses textes mêmes, l’aporie permanente qui permet de toujours suspendre la décision. L’écriture, telle que la conçoit alors Beckett, est juste dans l’entre-deux du Purgatoire : « sans le courage d’en finir ni la force de continuer ».

Enfin, la résolution de la contradiction se fait à travers l’appréhension conceptuelle de la contradiction elle-même sous la forme privilégiée du mouvement immobile. Cette mobilité immobile, directement liée à la disjonction de l’âme et du corps, correspond très exactement au mouvement relatif décrit par Geulincx, à la faible marge de libre mouvement accordée, au sein du mouvement contraint, à celui qui est embarqué sur le bateau de la liberté geulincxienne. Cette immobilité mouvante est recherchée comme une sorte d’équilibre miraculeux, de paradis ataraxique que vient sans cesse bouleverser une condamnation au mouvement perpétuel. Cette étrange et permanente impulsion est décrite sous la forme d’une malédiction, celle d’un corps condamné au mouvement circulaire et incessant s’il veut échapper aux « Furies » : « Il aimait à penser qu’il pouvait fausser compagnie à ce qu’il appelait les Furies, simplement en se mettant en mouvement […]. De l’âtre à la fenêtre, de la chambre d’enfants à la chambre à coucher, voire d’un quartier de la ville à un autre, il trouvait bien le moyen de les accomplir, ces petits exercices de mobilité20. »

Ce qui pourrait se lire sous la forme unique et réductrice d’un aveu névrotique et d’un pur récit biographique retraçant des difficultés psychologiques, une sorte d’autoportrait en somme (que les biographes n’ont pas manqué de relever comme tel21), peut aussi être entendu comme une autre façon, subtile et latente, de résoudre, dans la contradiction même, un problème littéraire insoluble. Le mouvement incessant d’aller et retour qui caractérise les textes de jeunesse de Beckett s’inscrit non seulement dans l’espace géographico-littéraire dont il dépend, mais il offre aussi autant de moyens de ruser et de trouver une voie médiane entre partir et revenir, entre écrire et se taire.

Un athéisme littéraire

Beckett va entreprendre un travail de « mise en œuvre » spécifique de Geulincx, notamment dans son premier roman, Murphy. La trame latente du roman est une mise en scène presque littérale des présupposés du système de Geulincx. « Ainsi Murphy se sentait fendu en deux, d’un côté un corps, de l’autre un esprit […] il sentait l’esprit à l’étanche du corps, et ne comprenait pas par quelle voie la communication s’effectuait, ni comment les deux expériences venaient à déborder l’une sur l’autre22. » Tout le problème de Murphy, c’est d’imposer l’immobilité à son corps, pour permettre à son esprit de se mouvoir en toute liberté : « C’était seulement le corps apaisé qu’il pouvait commencer à vivre dans son esprit23 » ; « bientôt son corps serait tranquille, bientôt il serait libre24 ». Ce qu’on a nommé ailleurs « exil intérieur » est à entendre ici littéralement : Murphy cherche l’exil salvateur de l’âme, enfin libérée des vicissitudes et des contraintes corporelles. C’est pourquoi le discours normatif de la psychiatrie, figurée à la M.M.M.M. – « Maison Madeleine de la Miséricorde Mentale » – par le docteur Angus Killiecrankie, est mis en cause : si le travail du psychiatre est de « réconcilier » le corps et l’esprit séparés, si « tout traitement [doit] viser à jeter un pont sur cet abîme », alors Murphy s’oppose radicalement à l’évidence commune « des bienfaits rudimentaires de la réalité laïque » : « tout cela ne manquait pas de révolter Murphy, dont l’expérience en tant que roseau pensant l’obligeait à appeler sanctuaire ce que les psychiatres appelaient exil, et à concevoir les malades, non comme bannis d’un système bienfaisant, mais comme échappés d’un fiasco colossal […] ce qu’il appelait son esprit fonctionnait non comme un instrument mais comme un site, dont il était exilé précisément du fait de ces faits quotidiens25 ».

Beckett expose succinctement, et à sa manière ironique et rigoureuse, dans le « grand chapitre VI », comme le nomme Deleuze26, les principes du système de Geulincx. La présence de ce métadiscours est clairement mise en évidence et il semble presque jouer le rôle des préambules ou des règles du jeu qui apparaîtront dans les textes postérieurs, pour énoncer le mode d’emploi et donner un « guide » pour la lecture : « Hélas le moment est venu », écrit Beckett au début de son chapitre, où il faut essayer de justifier l’expression « esprit de Murphy » ; et il reprend : « cette tâche pénible accomplie, il n’y aura à ce sujet plus de communiqués ». Cette sorte d’avertissement au lecteur fournit la quasi-totalité des clés conceptuelles nécessaires à la bonne compréhension du texte et la reprise presque textuelle, en tout cas fidèle, des raisonnements et des propositions d’Arnold Geulincx.

Jouant sur la différence de registre entre le prosaïque et le spéculatif, il prend l’exemple dérisoire d’un coup de pied, contraire à la hauteur ordinaire de la philosophie et du philosophe (« Ni il pensait un coup de pied parce qu’il en sentait un, ni il sentait un coup de pied parce qu’il en pensait un27 »). Beckett accepte la logique geulincxienne qui voit dans la « congruence partielle » entre le corps et l’esprit le résultat d’une intervention divine, mais il s’agit là pour lui d’une solution formelle, puisque « le problème n’avait pas beaucoup d’intérêt ». Ce dualisme radical est en accord avec ses dispositions psychologiques (ou celles que le narrateur attribue à son personnage) : « il était prêt à accepter toute explication qui ne jurât pas avec le sentiment, de plus en plus fort à mesure qu’il vieillissait, que son esprit était clos, un désordre clos ».

Mais il lui fournit aussi une solution formelle qui préside à l’organisation du livre : « Il s’intéressait beaucoup moins aux causes de cette situation qu’à la façon dont il pourrait en tirer parti28. » Dans ce chapitre, où il souligne une des contradictions majeures qui vont être au cœur de toute son œuvre future et qui fondent sans doute le malentendu dont il a été l’objet, Beckett réaffirme son refus et son dégoût du « goudron idéaliste ». Et pourtant il semble se rapprocher d’un spiritualisme radical : ne peut-on pas comprendre le primat absolu de l’esprit sur le corps qu’il expose dans Murphy, qu’il semble même vouloir illustrer par la littérature, comme l’affirmation d’un idéalisme absolu ? Or il revendique au contraire un dualisme accordant une place égale aux deux ordres, le matériel et le spirituel (« Il y avait le fait mental et il y avait le fait physique, également réels sinon également agréables29 »). Beckett ne transforme pas la liberté permise par le « monde de l’esprit » en une croyance métaphysique et romantique (qu’il laisse aux poètes yeatsiens). De façon évidemment très consciente, il n’emploie jamais le mot « âme » (soul) lié au vocabulaire religieux, philosophique, poétique, national même, mais celui, rationaliste, d’« esprit » (mind). Il opère ainsi une sorte de matérialisation, de prosaïsation de la problématique spiritualiste : la référence à la psychiatrie, par exemple, est une façon de rendre triviales et banales les choses de l’esprit. Comme Freud a pu parler de « réalité psychique », Beckett désenchante le parti pris spiritualiste pour en faire un matérialisme paradoxal.

De là, on peut déduire toute sa défiance à l’égard de la « profondeur » poétique, sa haine de la pompe, son refus de l’effet de réel en littérature. La transmutation littéraire que Beckett fait subir à la philosophie est ainsi une métamorphose prosaïque, une sorte de laïcisation romanesque rendant aux spéculations abstraites et nobles leur dimension de banalité quotidienne. A la ferveur philosophique et à la grandiloquence poétique, à l’élévation spirituelle constitutive de la religion littéraire et philosophique, Beckett va substituer un athéisme artistique qui refusera jusqu’aux postulats de la représentation. Il rejettera tout ce qui, de façon spécifique, reproduit la croyance dans un au-delà littéraire. La tradition romantique en littérature est liée à ce présupposé, aujourd’hui encore largement constitutif de la pose poétique et contre laquelle, précisément, Beckett va mener toute sa vie une guerre qui restera largement incomprise. Les dévots de la littérature, c’est-à-dire ceux contre lesquels il s’est constitué, ne voudront retenir de lui que cette affirmation d’un idéalisme exclusif, sans comprendre qu’il tente une refondation matérielle du geste même de la littérature.

La pensée de Geulincx est en tout cas ce qui lui permet, dans Murphy, d’articuler sa posture psychologique (son pessimisme voire son désespoir) à l’ensemble de son projet littéraire. Beckett travaillera à ce premier projet romanesque entre 1934 et 1937, quarante-deux éditeurs vont le refuser en deux ans, il sera finalement publié par Routledge à Londres en 1938, quand il se sera décidé à s’installer définitivement à Paris. Il dédiera à l’un de ces éditeurs, nommé Doran, un petit poème rageur et oxymoréique :

Le thème geulincxien associé au motif dantesque seront l’objet d’innombrables reprises et variations tout au long de l’œuvre. On retrouvera dans sa pièce Eleuthéria (« Liberté », 1947) une trace de cette tragique recherche de liberté : son héros ne pourra que renoncer à être libre et retournera à son lit-cage, « le maigre dos tourné à l’humanité31 ». Le divorce entre l’ordre mental et l’ordre physique est omniprésent dans Molloy (1948) : « Et quand je regarde mes mains, sur le drap, qu’elles se plaisent déjà à froisser, elles ne sont pas à moi, moins que jamais à moi, je n’ai pas de bras, c’est un couple, elles jouent avec le drap, c’est peut-être un jeu amoureux, elles vont peut-être monter l’une sur l’autre32… » Même les préoccupations stylistiques liées à l’emploi des temps sont surdéterminées par l’identification aux principes de Geulincx. En effet, comme la dissociation entre le corps et l’âme implique une disjonction entre le mouvement et la volonté, de même la continuité temporelle entre le présent et le futur est mise en cause puisqu’elle est suspendue à l’intervention de Dieu. Chez Beckett, le refus de sortir de la seule évidence du présent et de se projeter dans un hypothétique avenir prend la forme spécifique et stylistique de la hantise du futur. « Me voilà acculé à des futurs », écrit-il dans la nouvelle « Le calmant33 », rédigée à la même époque.

« La fin », autoportrait en idiot de la famille.

Tout de suite après la guerre, en 1946, il écrit en français une nouvelle d’abord intitulée « Suite », puis « La fin » qui sortira en partie dans le numéro de juillet 1946 des Temps modernes et qui marque très exactement l’articulation entre les textes du « début » et ceux de la « fin ».

La nouvelle évoque ce que Beckett aurait pu ou voulu être, en cette idéalisation intellectuelle du vagabond34, s’il n’avait quitté Dublin pour Paris et ne s’était remis à écrire, cette pulsion d’abandon, d’étrangeté à tout, à toute injonction du monde, faute d’y être présent de quelque manière que ce soit ; ce qu’eût été la fin d’un écrivain tellement acculé au renoncement qu’il aurait préféré la solution geulincxienne de l’étrangeté totale de l’esprit et du corps, leur séparation irrémédiable, à un quelconque engagement, toujours perdu d’avance, dans le monde. L’énigmatique dernière phrase du récit renverse toute la perspective de l’écriture : « Je songeais faiblement et sans regret au récit que j’avais failli faire, récit à l’image de ma vie, je veux dire sans le courage de finir ni la force de continuer35. » Le narrateur meurt en pensant au récit qu’il aurait pu faire de sa vie et l’auteur pousse le réalisme au point de confondre la mort du narrateur avec la disparition (ou l’inexistence) du texte.

On peut lire la nouvelle comme l’une des tentatives les plus poussées de Beckett pour décrire toutes les implications « pratiques » des principes de Geulincx. « La fin » est le récit de la recherche de l’immobilité et du calme, récit d’un « devenir Belacqua » pour atteindre à la liberté. Mis à la porte d’un hôpital ou d’un asile, le narrateur, qui raconte sa vie à la première personne, trouve une chambre à louer dans un sous-sol et ne demande qu’à rester immobile, voir et entendre le moins possible du monde. Mais, dépouillé de son argent, il erre çà et là, dort sur un tas de fumier, est rejetté de partout, circule à la ville et à la campagne, puis trouve refuge dans une caverne au bord de la mer, où un homme qu’il connaît prend soin de lui. « Je restais allongé dans la caverne et parfois je regardais vers l’horizon36. » Il rejoint ensuite une cabane dans la montagne, ruine sans porte ni fenêtre, avant de redescendre en ville « demander l’aumône à un coin ensoleillé37 » et finit sous une barque renversée, caché dans un jardin. Le narrateur se dépouille progressivement, abandonne son argent, ses vêtements, la compagnie des hommes – « Qu’on ne vînt plus, qu’on ne pût plus venir, me demander si j’allais bien et n’avais besoin de rien, cela ne me faisait plus guère de peine38… » –, s’immobilise puis se couche tout à fait. L’épuisement de toute la série possible des lieux déclinés les uns après les autres, ville, campagne, mer, montagne, qui vont venir à la dernière page l’« écraser dans une systole immense39 », est une autre manière d’insister sur l’indifférence au monde. « D’habitude je ne voyais pas grand-chose. Je n’entendais pas grand-chose non plus. Je ne faisais pas attention. Au fond je n’étais pas là. Au fond je crois que je n’ai jamais été nulle part40. »

Le clochard rencontre son antithèse absolue en la personne d’un « révolutionnaire », qui prêche les thèses marxistes (et nationales ?) en haranguant le peuple : « C’était un homme monté sur le toit d’une voiture automobile, en train de haranguer les passants. Du moins c’est comme cela que je comprenais la chose. Il gueulait si fort que des bribes de son discours arrivaient jusqu’à moi. Union… frères… Marx… capital… bifteck… amour. Tout d’un coup il se retourna et me mit en cause. Regardez-moi cette loque, clama-t-il, ce déchet… Vieux, pouilleux, pourri, à la poubelle… Mais parle donc espèce d’immolé ! hurla l’orateur. Puis je m’en allai, quoiqu’il fît encore jour41. » Le mendiant beckettien a tous les attributs de ce que Marx appelait le « lumpenproletariat », ceux dont les conditions de vie sont si précaires qu’ils sont irrécupérables pour tout mouvement révolutionnaire. Tout le mordant de Beckett contre les « travailleurs » ne trouve son sens que dans cette opposition fondamentale à l’instance politique (nécessairement nationaliste dans le contexte irlandais). « Mendier les mains dans les poches, cela fait mauvais effet, cela indispose les travailleurs, surtout en hiver », mais « quant à tendre la main, pas question ». Il finira donc par se bricoler une planchette en forme de sébile, attachée « avec de la ficelle au cou et à la taille42 ».

Berkeley ou l’idéalisme irlandais

On peut décrire l’œuvre de George Berkeley – volontiers repris par le jeune Beckett dont le tutor au Trinity College, Arthur A. Luce, était le futur éditeur des œuvres du philosophe –, ou du moins le point de départ de son projet intellectuel même, comme une tentative pour transmuer son origine irlandaise (et donc sa marginalité) en opposition intellectuelle à la toute-puissance anglaise : Berkeley a mis au point une sorte de machine de guerre idéaliste qui défiait la totalité du positivisme anglo-saxon de son temps43.

Les nombreuses références à la formule la plus célèbre de Berkeley, « esse est percipi » – être c’est être perçu –, donnent une idée de l’utilisation quasi existentielle que Beckett fait de cette assertion. Au lieu d’en faire un instrument d’analyse intellectuelle, il l’emploie – comme il l’a fait pour Geulincx – pour exprimer son indifférence au monde. L’idéalisme berkeleyen est complémentaire de celui de Geulincx dans le dispositif intellectuel et démonstratif du Beckett des années 30. La problématique idéaliste apparaît beaucoup dans Murphy notamment, où la question de l’existence est liée à la perception extérieure. « Murphy se mit à voir le Rien […] qui est l’absence (pour abuser d’une distinction raffinée) moins du percipere que du percipi44. » Dans Watt, de la même façon, seule la perception d’un autre rend l’existence nécessaire et donc certaine.

Utilisation étrange, littéraire, de la philosophie : Beckett en fait une sorte de réservoir de références et surtout un instrument rassurant d’identification. Berkeley, forme irlandaise (donc pour lui plus proche) de la position de Geulincx, permet à Beckett d’affirmer que sa position existentielle sceptique n’est pas seulement une sorte de caprice intellectualiste : le philosophe, qui appartient au panthéon intellectuel irlandais, fonde, en quelque sorte historiquement, son idéalisme « laïque ». Gilles Deleuze a souligné cette sorte de « parenté » culturelle entre Beckett et Berkeley dans son analyse de Film, intitulée justement « Le plus grand film irlandais » (« c’est le passage d’un Irlandais à un autre »)45. Mais il ne la rapporte pas à une histoire intellectuelle ou esthétique et n’en perçoit donc tout à fait ni la logique spécifique ni le parti formaliste qu’en tire Beckett. Comme il méconnaît le travail proprement esthétique de l’écrivain (et non pas conceptuel, malgré son usage constant des concepts philosophiques), Deleuze croit reconnaître dans la « berceuse » finale « l’idée platonicienne de Berceuse, la berceuse de l’esprit qui se met en branle46 », sans y reconnaître la recherche geulincxienne de l’ataraxie qui, seule, peut donner réponse à la question que se pose le philosophe au début de son texte : « Il y a donc quelque chose d’épouvantable en soi dans le fait d’être perçu, mais quoi47 ? »

Dans l’un de ses entretiens avec Lawrence Harvey, en 1962, Beckett évoque Berkeley à propos de son sentiment d’absence au monde, de sa sensation d’une « existence par procuration » : « il associa ce sentiment, écrit Harvey, avec la philosophie idéaliste de Berkeley. C’était peut-être [dit-il] un trait de caractère propre aux Irlandais, fondamentalement un scepticisme devant la nature comme un donné, doublé d’un scepticisme à l’égard du sujet percevant48 ». En associant la tradition du scepticisme à l’irlandéité, Beckett souligne que cette attitude critique irlandaise est constituée comme une sorte d’insistance historique, d’humeur générale à l’égard du monde qui caractériserait la majorité des intellectuels irlandais, marqués par une histoire coloniale d’une extrême violence. Le scepticisme le plus intellectualiste serait une expression de cette méfiance historique à l’égard du bon sens et des choses les mieux partagées du monde, une sorte de mise en question du sens commun qui fait de l’ordre du monde la première évidence.

Film49 est à comprendre dans ce sens. Beckett y reprend explicitement la proposition de Berkeley, « esse est percipi », et déclare dès la première page : « proposition naïvement retenue pour ses seules possibilités formelles et dramatiques ». L’hypothèse de départ est la suivante :

« Perçu de soi subsiste [quand bien même] l’être [est] soustrait à toute perception étrangère, animale, humaine, divine.

« La recherche du non-être par suppression de toute perception étrangère achoppe sur l’insupprimable perception de soi50. »

Poussant à l’extrême (et jusqu’à l’absurde) la logique idéaliste, Beckett cherche les conditions de possibilité de l’inexistence : si « esse est percipi », alors « non esse est non percipi ». A quelles conditions peut-on ne pas être perçu ? Comment échapper à la perception pour accéder à l’inexistence ataraxique, figure de la solitude et de la liberté selon Geulincx ? La progression dramatique de Film respecte à la lettre ces courtes propositions initiales : le raisonnement en épuise toutes les possibilités. O, l’objet (Buster Keaton), est poursuivi par Œ, l’œil (l’objectif de la caméra), « le premier en fuite, le second à sa poursuite ». O peut échapper (de justesse) au regard d’autrui (le couple), au regard animal (le singe sur l’épaule de la femme), il parvient à échapper à l’objectif de la caméra, rentre dans sa chambre, ferme la fenêtre, expulse chien, chat et perroquet, « s’abritant derrière la couverture il va à la glace et la recouvre avec la couverture », il met en pièce le chromo « représentant Dieu le père », déchire des photos, pour se rendre compte finalement, avec « épouvante », qu’il ne peut échapper à sa perception de lui-même ; « l’insupprimable perception de soi » empêche l’accession à l’inexistence geulincxienne, à la « fantaisie Belacqua ».

Ainsi, la préoccupation de Beckett n’est sans doute pas, comme a pu le croire Deleuze, de traverser « les trois grandes images du cinéma, celle de l’action, de l’aperception et de l’affection ». La transformation d’une proposition philosophique technique en un film (presque) narratif de poursuite mettant en scène Buster Keaton est du même ordre que ses tentatives de subversion des convenances littéraires. Beckett procède, ironico-formellement, à un renversement des évidences narratives et réalistes du cinéma, et inaugure un nouveau « genre » cinématograhique : le « drame » et le « suspense » spéculatifs.

« Le Dépeupleur » dépeuplé

Le Dépeupleur51 (écrit entre 1967 et 1970) est, lui aussi, directement issu de cette même problématique. Sans référence explicite à la théorie geulincxienne et à la figure privilégiée du Belacqua de Dante, le texte demeure (à dessein) une énigme indéchiffrable qui apparaît à la critique, qui en a proposé de nombreuses interprétations52, comme « extérieure à tous les discours de la raison […] grand mystère », ou même comme une « énigme qui semble passer l’entendement »53. Tzvetan Todorov, parmi d’autres, a proposé de lire Le Dépeupleur comme une réécriture du mythe platonicien de la caverne ; Alain Badiou suggère qu’il s’agit d’une sorte de parabole sur le désir humain (« Beckett, écrit-il, parvient à dégager des critères de classification de la pluralité humaine54 »). Antoinette Weber-Caflisch, qui a consacré un ouvrage entier au seul Dépeupleur55, refuse aussi bien la lecture allégorique que la lecture réaliste ; elle propose d’avoir recours notamment aux dessins de William Blake pour comprendre la démarche artistique de Beckett et d’accepter l’idée de polysémie du texte.

 

L’étrange traduction du titre dans la version anglaise donnée par Beckett, The Lost Ones, indique que le « dépeuplement » dont il s’agit est celui, progressif, qui s’opère dans les corps ; c’est l’abandon, la séparation progressive de l’âme et du corps, du désir et du corps, du mouvement, de la volonté et du corps (le « dépeupleur » du titre serait le lieu – le cylindre – où l’on se « dépeuple », où les corps se vident), ce que Beckett appelle dans Murphy l’« exil » et dont il donne dans le roman une définition qui éclaire parfaitement le projet du Dépeupleur : « A mesure qu’il trépassait en tant que corps, il se sentait ressurgir en tant qu’esprit, libre de se mouvoir parmi les trésors de son esprit56. »

Dans ce texte aux allures inquiétantes, Beckett ne raconte ni ne « représente » (au sens d’une allégorie par exemple) rien ; il utilise un matériau conceptuel comme matrice et contrainte d’écriture : la conception de la liberté ataraxique théorisée par Geulincx permet l’élaboration d’un texte littéraire qui n’appartient cependant à aucune catégorie répertoriée. Ce n’est ni un récit (linéaire), ni une métaphore (un sens transcendant au texte). C’est une sorte de figuration d’une position intellectuelle poussant aux limites les conséquences d’un idéalisme radical. Beckett propose la littérarisation d’une position philosophique qui refuse l’incarnation sans croire à l’intériorité (démontrant ainsi, une fois encore, sa propension à n’occuper esthétiquement que des positions intenables).

Les corps qui s’agitent dans le « cylindre » sont classés selon leur appétence au mouvement, qui constitue le seul principe de division de cet univers. « Premièrement ceux qui circulent sans arrêt. Deuxièmement ceux qui s’arrêtent quelquefois. Troisièmement ceux qui à moins d’en être chassés ne quittent jamais la place qu’ils ont conquise […]. Quatrièmement ceux qui ne cherchent pas ou non-chercheurs57… » Or, à l’inverse du sens commun qui assimile à l’immobilité les propriétés de la mort et attribue au mouvement des critères positifs, Beckett, illustrant en cela très précisément les préceptes déjà cités de Geulincx qui limitent le principe de l’action (Ubi nihil vales, ibi nihil velis – « Là où tu es sans pouvoir, tu n’as rien à vouloir » – et Quod nescis quomodo fiat, id non facis – « Ce que tu ne comprends pas, tu ne le fais pas »), cherche à illustrer la logique de la recherche paradoxale de la liberté selon Geulincx comme désaffection ou désertion du corps, afin de mieux assurer une liberté intellectuelle. Les corps en mouvement dans le cylindre sont peu à peu vidés (dépeuplés) de toute dépendance à l’égard d’un vouloir qui les meut : puisqu’ils ne peuvent pas savoir (et l’agitation des chercheurs qui s’éteint peu à peu en témoigne), ils ne veulent plus vouloir, et peu à peu deviennent ces « vaincus » qui ont totalement déserté leur corps (« Nul ne regarde en soi où il ne peut y avoir personne. Yeux baissés ou clos signifient abandon et n’appartiennent qu’aux vaincus58 »). Ainsi, à l’envers de l’évidence physique et métaphysique, ce qui est « pour le mieux » dans le cylindre, c’est l’extinction de tout désir, de tout mouvement, y compris des yeux, figurée par la pose alanguie de tous les corps ayant enfin trouvé leur liberté ; si un mouvement, même imperceptible, persiste, c’est que le paradis ataraxique n’est pas encore atteint, c’est que tout n’est pas encore pour le mieux : « la persistance de la double vibration donne à penser que dans ce vieux séjour tout n’est pas encore tout à fait pour le mieux ». Il faut sans doute voir aussi, dans cette dimension collective de l’expérience ataraxique, une représentation de la sagesse selon Schopenhauer qui proposait d’opposer à la force absurde du « vouloir-vivre » un bonheur « négatif », l’extinction de tout désir, l’abstinence et la non-procréation pouvant seuls assurer la suspension de la douleur et la quiétude dans la délivrance59.

On s’interdit, autrement dit, de comprendre les ambitions formelles et conceptuelles d’un texte aussi obscur que Le Dépeupleur, si l’on se contente de lui appliquer les notions du sens commun et de le lire in abstracto, sans le rapporter à toute l’histoire de l’œuvre. L’évidence intuitive attribue, par exemple, à la notion de mouvement une connotation positive et à celle d’immobilité (assimilée à la mort) une dimension négative, topique héritée notamment de Pascal et de sa formule fameuse : « Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort60. » Ainsi, Antoinette Weber-Caflish écrit par exemple : « Le chercheur n’est rien d’autre que l’être humain vivant et le non-chercheur le même une fois mort61. » Alain Badiou écrit dans le même sens que Beckett distingue « les humains qui cherchent et ceux qui ont renoncé à chercher. Ces derniers ont cédé sur leur désir […]. Ces chercheurs défaits sont appelés des vaincus […] certes, nous pouvons être vaincus, c’est-à-dire défaits dans le désir qui nous constitue62 ». Or, seule la totalité de l’immense détour historique que j’ai proposé (et qui passe notamment par l’Irlande) peut permettre d’inverser le sens attribué ordinairement à ces catégories en apparence banales – le mouvement comme malheur et damnation, l’immobilité comme promesse de bonheur – et de rendre à ce texte mystérieux sa cohérence esthétique et conceptuelle.

Le Dépeupleur est peut-être le texte dans lequel Beckett parvient le mieux à accorder tous les grands « opérateurs » de sa création. La référence au Purgatoire de Dante est omniprésente à la fois comme référent figuratif (Dante échappe, lui aussi, tant à l’allégorie qu’au réalisme tout en parvenant à parler de lui-même et du monde, et le « cylindre » pourrait être, après celui de Dante et celui de Joyce, la version beckettienne du Purgatoire) et sous la forme de citations explicites. Belacqua, une fois encore, mais jamais peut-être de façon aussi ajustée, est une parfaite figuration de la liberté geulincxienne, de la corporéité presque vide, de l’incarnation minimale. La posture de Belacqua, telle qu’elle est évoquée par Dante, est désignée deux fois, d’abord, dès les premières pages, sous une forme périphrastique pour désigner ceux qui sont assis « dans l’attitude qui arracha à Dante un de ses rares pâles sourires63 » et une autre fois, tout à la fin, par la reprise presque explicite de la description du personnage de Belacqua dans La Divine Comédie : « Elle est assise contre le mur les jambes relevées. Elle a la tête entre les genoux et les bras autour des jambes. La main gauche tient le tibia droit et la droite l’avant-bras gauche64. »

Le thème récurrent de la cécité, lié à celui de l’existence perceptive énoncée par Berkeley, est aussi connecté à la description du « petit peuple » des Belacqua vivant dans le cylindre. L’inexistence posée comme fin nécessaire de cet univers geulincxien passe par l’usure, l’atténuation, puis la disparition de la perception, en application du précepte inversé de Berkeley déjà cité, « non esse est non percipi ». Les peaux desséchées des corps, gênant la pratique même de l’amour65, rendent peu à peu tout désir impossible ; « le prosternement de ces desséchés obligés de se frôler sans cesse et qu’habite l’horreur du contact » conduit à la non-perception d’autrui et au retrait dans la solitude. Les yeux eux-mêmes, soumis à ce climat, deviennent aveugles si bien que, tout mode de perception extérieure (tactile ou visuel) ayant été épuisé et chaque « chercheur » ayant été « vaincu », l’utopie66 de l’inexistence collective, telle qu’elle a été proposée dans Film, peut être posée comme « fin » (dans tous les sens) du texte. Cette cécité, toujours perçue comme un élément négatif, synonyme de malheur ou de fatalité, a été, elle aussi, un principe récurrent d’incompréhension ou de contresens critiques.

De même que le mouvement des corps, des échelles ou des yeux s’opposait à tout repos, à la « douceur des vaincus » dit Beckett, à toute délivrance permanente, de même, en conformité avec le précepte idéaliste selon lequel le monde n’existe que si je le perçois et cesse d’exister dès lors qu’il n’est plus perçu, le cylindre, désormais inaperçu par les corps, devenus tous immobiles et aveugles, c’est-à-dire non percevants, disparaît lui aussi. La lumière, mais aussi les variations de la température, qui imposaient aux corps des souffrances permanentes, s’évanouissent en même temps que s’allonge le dernier vaincu, avide de retrouver, comme dans les yeux brûlés de la « première vaincue », ces « calmes déserts67 » que sont les yeux vides, libérés de la perception. « Lui-même à son tour au bout d’un certain temps impossible à chiffrer trouve enfin sa place et sa pose sur quoi le noir se fait en même temps la température se fixe dans le voisinage de zéro68. »

 

Les textes philosophiques deviennent ainsi pour Beckett ce que l’on pourrait appeler des « opérateurs » littéraires. Il ne les utilise ni philosophiquement – pour exprimer, sur le mode littéraire, une vision spéculative du monde – ni littérairement : il ne faut voir dans ses textes ni métaphore ni allégorie, pas de sens excédant la surface textuelle, pas de message à décrypter sous l’apparence manifeste. Les textes s’écrivent « sans au-delà sans en deçà », comme le dit Beckett dans Cap au pire ; ils ne racontent que le processus de leur engendrement, soit l’épuisement des possibles et des conséquences logiques et formels d’une proposition donnée arbitrairement comme moteur et principe d’écriture. Cela ne veut pas dire qu’ils n’expriment pas une vision et un rapport particuliers au monde (notamment la conviction d’une coupure bénéfique et nécessaire entre l’ordre corporel et l’ordre intellectuel) à travers les références à la philosophie ; mais il ne faut y chercher aucune révélation sur l’« homme », le « monde », l’« Etre », « Dieu » ou l’« existence ».

Le succès de En attendant Godot et son assimilation au théâtre de l’absurde a sans doute beaucoup contribué au malentendu en accréditant l’idée d’un sens caché et d’une vérité ultime, idée qui caractérise, aujourd’hui encore, l’image la plus répandue (et d’ailleurs parfaitement sinistre) de Beckett. Les philosophes qui se sont emparés de son œuvre pour y trouver une théologie sans Dieu ou un existentialisme, et qui ont en commun de « croire » à un message ultime qu’il leur suffirait de décoder avec des instruments conceptuels, ne peuvent qu’échouer dans leur entreprise : comme ils annexent la littérature à des fins philosophiques en ignorant et la spécificité de la chose littéraire et l’extraordinaire nouveauté du projet littéraire de Beckett, ils n’ont aucune chance de percevoir la réalité et la cohérence de l’œuvre.

1.

Samuel Beckett, lettre à T. McGreevy, 7 juin 1937, citée par Deirdre Bair, op. cit., p. 239.

2.

Id., lettre à Arland Usher, 15 juin 1937, in ibid.

3.

Id., lettre à T. McGreevy, 6 octobre 1937, in ibid., p. 244.

4.

Id., lettre à Mary Manning Howe, 17 juin 1937, in ibid., p. 233.

5.

Poèmes qui seront publiés plus tard, en 1935, à compte d’auteur, par Georges Reavey, Europa Press, sous le titre : Echo’s Bones and Other Precipitates (« Os d’écho et autres précipités »).

6.

Beckett s’en souviendra encore dans Molloy, qui est aussi un voyage circulaire à bicyclette autour d’une île dont on ne s’échappe pas.

7.

Cité in Lawrence Harvey, op. cit., p. 118. Je traduis.

8.

Ibid., p. 273.

9.

Ibid., p. 78.

10.

Samuel Beckett, La Dernière Bande, Paris, Ed. de Minuit, 1959, p. 28.

11.

Id., En attendant Godot, Paris, Ed. de Minuit, 1952.

12.

Arnold Geulincx (1624-1669), philosophe flamand, disciple de Descartes et de Malebranche, introducteur de Descartes en Hollande.

13.

Arnold Geulincx, Ethique, livre III, cité par Alain de Lattre, L’Occasionnalisme d’Arnold Geulincx, Paris, Ed. de Minuit, 1967, p. 534.

14.

Samuel Beckett, Molloy, Paris, Ed. de Minuit, 1951, p. 67.

15.

Arnold Geulincx, Ethique, livre III, p. 167, cité par Alain de Lattre, op. cit., p. 568.

16.

Alain de Lattre, ibid., p. 569.

17.

Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 62. Je souligne.

18.

Id., Bande et Sarabande, op. cit., p. 66.

19.

Id., Dream of Fair to Middling Women, p. 49, cité par Lawrence Harvey. Je traduis.

20.

Id., Bande et Sarabande, op. cit., p. 63.

21.

Cf. Lawrence Harvey, op. cit., p. 319, et Deirdre Bair, op. cit., p. 155.

22.

Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 82.

23.

Ibid., p. 8.

24.

Ibid., p. 181.

25.

Ibid., p. 129-130. Je souligne.

26.

Gilles Deleuze, « L’épuisé », in Samuel Beckett, Quad et Autres Pièces pour la télévision, traduit de l’anglais par Edith Fournier, Paris, Ed. de Minuit, 1992, p. 95.

27.

Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 82.

28.

Ibid., p. 83.

29.

Ibid., p. 81.

30.

Samuel Beckett, lettre à George Reavey, 6 août 1937, citée par Eoin O’Brien, The Beckett Country, Dublin, The Black Cat Press, 1986, p. 308.

31.

Id., Eleuthéria, Paris, Ed. de Minuit, 1995, p. 167.

32.

Id., Molloy, op. cit., p. 88.

33.

Id., « Le calmant », Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Ed. de Minuit, 1958, p. 45.

34.

Les vagabonds (tinkers), nombreux dans l’Irlande du début du siècle, avaient acquis leurs lettres de noblesse littéraire grâce, entre autres, à l’œuvre théâtrale de J.M. Synge (1871-1909) et étaient devenus, en quelque sorte, des personnages « classiques » de la littérature nationale. Les clochards de Beckett appartiennent aussi, à leur manière, à cette tradition littéraire irlandaise.

35.

Samuel Beckett, « La fin », Nouvelles et Textes pour rien, op. cit., p. 112.

36.

Ibid., p. 91.

37.

Ibid., p. 96.

38.

Ibid., p. 108.

39.

Ibid., p. 112.

40.

Ibid., p. 101.

41.

Ibid., p. 103.

42.

Ibid., p. 98-100.

43.

Dans la même logique, Yeats, après avoir lu de près, en 1925, l’œuvre de Berkeley et celle des Anglo-Irlandais du XVIIIe siècle, se déclara ennemi de la « philosophie matérialiste de Newton, Locke et Hobbes ». Cité par René Fréchet, W.B. Yeats, Paris, Aubier, 1975, p. 35.

44.

Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 176.

45.

Gilles Deleuze, « Le plus grand film irlandais. En hommage à Samuel Beckett », Revue d’esthétique, op. cit.. Repris in Critique et Clinique, Paris, Ed. de Minuit, 1993, p. 36.

46.

Ibid., p. 37.

47.

Ibid., p. 36.

48.

Lawrence Harvey, op. cit., p. 247.

49.

Samuel Beckett, Film (scénario), Londres, Faber, 1967 ; réalisé par Alan Schneider, avec Buster Keaton, en 1964, Prix de la jeune critique au festival de Venise, en 1965.

50.

Id., Film, in Comédie et Actes divers, Paris, Ed. de Minuit, 1972, p. 113. J’ajoute les crochets pour plus de clarté.

51.

Id., Le Dépeupleur, Paris, Ed. de Minuit, 1970.

52.

Cf. Tzvetan Todorov, « L’espoir chez Beckett », Revue d’esthétique, op. cit., p. 27-36. Peter Murphy, « The Nature of Allegory in “The Lost Ones”, or the Quincunx Realistically Considered », Journal of Beckett Studies, n° 7, printemps 1982, p. 71-88.

53.

Antoinette Weber-Caflisch, Chacun son Dépeupleur. Sur Samuel Beckett, Paris, Ed. de Minuit, 1994, p. 65 et 36.

54.

Alain Badiou, Beckett, l’increvable désir, Paris, Hachette, 1995, p. 49.

55.

Antoinette Weber-Caflisch, op. cit.

56.

Samuel Beckett, Murphy, op. cit., p. 83.

57.

Id., Le Dépeupleur, op. cit., p. 12-13.

58.

Ibid., p. 27.

59.

Ce qui induirait un autre sens du titre : le « dépeupleur » serait ce lieu où la disparition de tout désir et de toute activité sexuelle provoquerait une extinction de l’espèce humaine, une « dépopulation ».

60.

Pensées, XXV, 7, éd. Havet.

61.

Antoinette Weber-Caflisch, op. cit., p. 18.

62.

Alain Badiou, op. cit., p. 49-50.

63.

Ibid., p. 13.

64.

Ibid., p. 50.

65.

Ibid., p. 47.

66.

Il faudrait aussi, pour être complet sur ce texte, faire référence aux Voyages de Gulliver de Swift et à cette utopie inversée, pour comprendre notamment les précisions géométriques et mathématiques données par Beckett.

67.

Samuel Beckett, Le Dépeupleur, op. cit., p. 54.

68.

Ibid., p. 55.