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L’autre jour, l’air de rien, je buvais une bière place de la Bastille. J’aurais dû être détendu, attablé à cette terrasse, et pourtant c’est peu dire que je n’en menais pas large : j’ai vingt-sept ans voyez-vous, et il se trouve que dans le clan auquel j’appartiens, quand on atteint cet âge canonique, le célibat est assez mal considéré. Mis à part « Es-tu légitimiste ou orléaniste ? », « Quelle est la couleur du cheval blanc d’Henri IV ? » et « Les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches ou archisèches ? », la question la plus récurrente est celle-ci : « Quand nous présentes-tu ta petite fiancée ? » Notre espèce médiévale étant menacée, le pronostic vital est engagé et le compte à rebours enclenché, la reproduction ne peut attendre le nombre des années.

Je ne suis pas un grand séducteur, loin de là, rien à voir avec les lestes viveurs à la Don Juan, même les moines capucins et les unijambistes sont plus coureurs que moi. Trouver une moitié ne fut donc pas chose aisée. Pour couper court au qu’en-dira-t-on, je sors quand même depuis deux ans avec une jeune femme, superbe créature aux cheveux bouclés qui n’a qu’un défaut, hélas majeur : le sort n’ayant jamais été avec moi, elle a le tort de s’appeler Marianne. Comme on l’aura deviné, c’est une roturière, et ceci me pose un ensemble de problèmes.

Cela fait en effet plus de mille ans que ma famille est raciste — le « racisme » signifiant dans notre dictionnaire personnel : rejet strict de quiconque n’a pas tous ses quartiers de noblesse. Les « étrangers » ont toujours été très mal reçus dans nos salons séculaires et il était jusqu’à présent impensable d’épouser quelqu’un de cette engeance mal éduquée.

Dubitatif quant au cours des choses, mais convaincu néanmoins que les temps ont changé et que de l’eau a coulé sous les ponts de la tradition, bref que nous ne vivons plus au XIIe siècle sous le règne de Jean le Bon, j’avais décidé de braver cet interdit démodé et subtilisé dans les effets personnels de ma mère non pas les ferrets de la reine, mais une bague de fiançailles tout à fait présentable, en me disant : « Ça pourra toujours servir, mon vieux. Ce soir, pour la France et toi, ce sera la réconciliation : tu vas lui faire ta demande en mariage. »

 

Marianne étant très en retard, une habitude chez elle, j’avais eu le temps de préparer un bon aparté sur notre vie à deux, poétique et tourné vers l’avenir — et de boire au passage une demi-douzaine de bières. Légèrement saoul, de cette ivresse tricolore qui vous saisit devant les défilés du 14-Juillet et dans les grandes occasions, je me sentais prêt à embrasser mon destin marital jusqu’à l’Alsace et la Lorraine.

Et puis elle arriva, enfin, avec son assurance martiale et ses sourcils froncés par de gauchistes préjugés. Et à ce moment précis, je sentis que nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, que nous nous étions menti, que je n’étais pas vraiment cocardier, plutôt cocu, que notre chance était passée…

Fleur bleue, ou simplement têtu, je m’apprêtais toutefois toujours à dégainer la bague de fiançailles de ma poche-revolver. C’est Marianne et sa sévérité de shérif qui mirent un bémol à mon enthousiasme. Contrairement à moi, elle n’avait aucune envie de renouveler le bail, elle me quittait, et il était impossible d’envisager un référendum pour repousser l’échéance.

Contrarié, et engagé de longue date que j’étais contre toute forme de xénophobie — touche pas à mon noble ! —, je lançai le plus naïvement du monde un appel œcuménique à la communion des peuples.

 

« Pourquoi me rejettes-tu, belle Marianne ?

— Parce que je suis lasse de tes bagatelles, Louis-Henri. L’immaturité, ça va un moment, j’aimerais maintenant être la femme d’un homme convenable et salarié. Comme époux, vois-tu, je ne veux pas d’un trouvère. Et la ville est pleine d’assureurs et de notaires.

— Mais encore ?

— Regarde-toi : tu n’es qu’un charlot.

— Tu voudrais que j’arrête mon char ? Que nous allions au marché main dans la main tous les deux, que nous fassions des courses avec un chariot et que je te prépare une charlotte aux fraises ? Que tout cela soit charmant et que nous sucrions les fraises ?

— Et voilà que tu recommences. Une fois de plus. Avec tes tristes calembours. Tu ne peux pas t’en empêcher, sombre crétin.

— Mais enfin ?

— Les gens comme toi sont incapables d’aimer. Je sais que tu as fait des efforts. Et tu es un brave garçon, dans le fond. Mais nous vivons en démocratie désormais, et tu es une chose du passé. Regarde-toi : même une brocanteuse ne voudrait pas d’un mari comme toi. Enfin, ce n’est pas ta faute, ta famille n’aurait pas dû s’acharner, aussi, depuis maintenant plus de deux cents ans qu’on ne veut plus de vous… Mon pauvre, pauvre type : il aurait mieux valu pour toi que tu ne sois pas né. »

 

N’importe quel politicien aurait salué ici, en faquin, un grand moment républicain. Pas moi. Il n’y avait pas de quoi se féliciter, messieurs les élus : c’est Marianne qui me larguait, et droit dans les yeux je vous le dis, elle n’avait pas le monopole du cœur !

Les débats de cette soirée électorale ne s’éternisèrent pas. Mon mandat d’amant s’achevait là et sur ses paroles qui avaient le mérite de la clarté, Marianne se leva, prit son barda et me laissa derrière elle comme un chien au mois d’août — ce qui était plutôt malvenu, vu que nous étions fin septembre. Était-elle donc incapable d’ouvrir un calendrier, grands dieux ? Était-elle à ce point bébête et analphabète ? Ce fut ma première réaction, brillante, et déjà une bonne raison de ne pas faire tout un drame de cette rupture.

 

J’ai fermé mon blouson, allumé une cigarette, avalé une grande bouffée pour me réchauffer. Il faisait carrément froid, en fait, à cette terrasse, pas de bobard ! Et j’étais désormais seul. Une nouvelle fois, ma chance m’avait envoyé valdinguer et la France m’avait laissé tomber.

Alors que je me noyais non sans lyrisme dans ces eaux saumâtres d’un faux désespoir, un serveur vint me voir. J’espérais qu’il m’apporterait chaleur humaine et réconfort. Au lieu de ça, il me demanda mes papiers. Que je lui présentai.

 

« Ah, je vois…

— Que voyez-vous, cher ami ? Je ne vous ai pas tendu les lignes de ma main.

— C’est tout comme. Cette carte d’identité, là… C’est embêtant, très embêtant, extrêmement embêtant. Vous êtes jusqu’au cou dans un drôle de guêpier, si vous voulez mon avis.

— C’est-à-dire ?

— Ce nom, là : Louis-Henri de La Rochefoucauld… Le ci-devant comte Louis-Henri de La Rochefoucauld…

— C’est bien mon nom, oui…

— La basse voyoucratie privilégiée.

— Gardez votre calme, je vous prie. Ne soyez pas sectaire, ne vous arrêtez pas à mon nom : nous sommes en France, j’ai droit comme les autres à la présomption d’innocence ! Allons : je vous offre un verre ? Une partie de golf ? Une veste en tweed ? Soyons gentlemen et fumons une bonne pipe de bruyère, si vous le voulez bien.

— Ne faites pas trop le faraud. Oubliez, hein… Les gens comme vous, ils sont mal vus par chez nous. Vous feriez mieux de déguerpir avant qu’il ne vous arrive des soucis… »

 

Bon. Restons-en là avec le tumulte des scènes d’action et essayons d’élargir notre vision — après tout, c’est dans ces moments d’inadéquation aux temps présents qu’il est de bon ton de prendre de la distance et de revenir en arrière…

Comme je vous l’ai dit, j’étais assis place de la Bastille, ce qui est loin d’être anodin au vu de mon pedigree de labrador abandonné : par ma grand-mère maternelle, formidable vieille dame, je descends du marquis de Launay, lequel eut la mauvaise idée d’être gouverneur de la Bastille le 14 juillet 1789.

Cette célèbre journée, Chateaubriand, vicomte de son état, écrivain préféré de mon père et cousin de plusieurs de nos ancêtres, la raconte en se pinçant le nez dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville ; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d’un coup de pistolet : c’est ce spectacle que des béats sans cœur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. »

Ce tableau ne me fait pas forcément regretter d’avoir loupé le 14 juillet 1789… D’autant que Chateaubriand, rapide, ne précise pas que, ce jour-là, après l’avoir humilié et assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville, les patriotes découpèrent à l’aide d’un canif la tête de mon ancêtre le « timide gouverneur » Launay, avant de la promener dans les rues de Paris, le visage de cet aimable flemmard leur servant d’étendard.

Il y a, ici, deux façons de voir les choses.

On peut se dire que le gouverneur Launay, ce branquignol, était un petit chanceux, reçu en France avec clémence et délicatesse : la foule trimballait sa tête au bout d’une pique, la vue était dégagée et il n’allait pas se plaindre, ses jambes n’avaient plus à forcer, il pouvait désormais visiter Paris sans se fatiguer. Oui, sous un angle touristique, Launay avait toutes les raisons d’être aux anges.

Sans vouloir jouer les mauvais coucheurs, on peut aussi être plus sombre : et si Launay était un type casanier ? Et s’il n’aimait pas quitter sa nuisette ? Et s’il était simplement grippé ? Ses assassins avaient-ils seulement envisagé ces possibilités ? Je suis désolé d’être en désaccord avec les patriotes mais dans ce cas, le forcer à s’aérer était particulièrement discourtois.

 

Étant pour ma part très peu à mon aise dans les bains de foule, ne sortant que rarement de chez moi et écrivant ceci en charentaises, bonnet de laine et pull jacquard, je pense avec angoisse au bizutage de Launay… Mon pauvre Launay, cher grand-père, cela vous étonnera peut-être, vu que je suis né en 1985 sous la roublarde régence de François Mitterrand, mais je suis très proche de vous, quand on y pense : la prise de la Bastille fut l’un des événements majeurs de mon enfance.

Pourquoi donc ? Tout simplement parce que mon père, qui goûtait peu la vie moderne, voyait alors d’un très mauvais œil les revendications féministes, les droits des homosexuels, le malaise des banlieues, les mouvements de jeunes hirsutes et autres dénonciations anti-esclavagistes. Pas dupe à ses yeux, il y décelait imposture et entourloupe et me le répétait sans cesse, non sans courroux : « Vindieu ! Palsambleu ! Crénom d’un gueux ! Les pleurnicheuses ! Il ne leur est jamais rien arrivé, à tous ces douillets ! Des petites grenouilles qui veulent avec leurs jérémiades se faire aussi grosses que le bœuf ? Des crapauds, oui ! Des crapules ! Car c’est à nous, et à nous seuls, que la République doit des excuses. Retiens bien ça, mon fils : les La Rochefoucauld sont les grands martyrs de l’histoire de France. Nous sommes le peuple qui a le plus souffert. »

Comme on le voit, il était chatouilleux sur le sujet.

Cette déroutante obsession de mon père m’amusait et me perturbait en même temps : il était né juste après la guerre, avait connu la croissance économique et ses feux d’artifice, toujours vécu dans de grands appartements du XVIe arrondissement. Il demeurait pourtant sincèrement et viscéralement persuadé que nul n’en avait bavé plus que nous, les La Rochefoucauld. Que la France entière s’était acharnée contre notre vieille tribu seigneuriale. Qu’on nous y avait jeté au visage tomates pourries et poisson pas frais avant de ressortir pour nous le goudron et les plumes. Que nous avions claboté sous les lazzis, cassé notre pipe plus souvent qu’à Saint-Claude. Bref, que nous n’avions cessé d’y communier sous les deux espèces de la torture : mangeant sans fin notre pain noir tout en buvant le calice jusqu’à la lie.

 

Sans doute est-ce dû à un problème de bêtise de ma part — étant entendu que je suis selon Marianne un sombre crétin —, mais je n’ai jamais très bien compris cette envie universellement partagée d’être la victime suprême, sorcière choyée par l’humanité sur le bûcher des Vanités. Même les richards aimeraient détenir en plus de leurs sept résidences secondaires tous les titres de propriété du malheur, au prétexte qu’ils seraient pourchassés et persécutés par les impôts — et d’un côté, ils n’ont pas tort, il est vrai que les milliardaires seront toujours les plus minoritaires.

Quand mon père me parlait de la Révolution française, le devoir de mémoire tenait la chandelle : il se voulait aussi solennel qu’une allocution officielle. Soutenu par les portraits d’ancêtres qui se serraient les coudes au salon, il aurait aimé me convaincre que nous étions à notre manière des survivants du ghetto de Varsovie. Vous lui donniez cinq minutes de plus et nous nous étions échappés des trains de la mort. Riant intérieurement, j’essayais de le raisonner et lui disais qu’il en faisait trop, qu’il fallait savoir raison garder. Mais lui n’en démordait pas : une dizaine de La Rochefoucauld avaient été massacrés pendant la Révolution française, lapidés ou noyés dans le canal nous avions quasiment tous été exterminés, et notre ancêtre en droite ligne, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt1, avait dû fuir en bateau l’Europe pour l’Amérique.

La Rochefoucauld-Liancourt avait dû fuir l’Europe pour l’Amérique… comme les artistes juifs sous le nazisme, me disais-je ! Nous n’habitions pas près d’une synagogue, alors, mon père était rasé de frais et n’arborait pas de papillotes — ou alors des postiches, dans son intimité, je n’en sais rien, je n’entrais jamais dans sa chambre à coucher. Plongé jour et nuit dans ses livres de généalogie, il n’en était pas moins le Grand Rabbin des La Rochefoucauld, le dépositaire d’une mémoire familiale qui lui tenait lieu de Talmud. Très érudit sur la question, il faisait figure d’autorité à plus d’un titre : c’était toujours à lui que les gens s’adressaient quand ils avaient besoin d’une information sur notre peuple. Cravaté du lundi au dimanche, exégète intransigeant, il rentrait dans une rare fureur quand il apprenait qu’un membre des La Rochefoucauld avait une liaison avec un ou une goy de basse extraction. La Diaspora lui mettait le moral au plus bas, la haute aristocratie était son Israël, il voulait y marier ses enfants, en deux mots faire de nous des La Rochefoucauld traditionnels ! C’était à la fois amusant et déstabilisant, ça ne rigolait pas à tous les repas, nous devions marcher au pas, enfin n’en faisons pas tout un plat…

 

Ayant rhabillé mon honorable père en Grand Rabbin, sourire en coin, je tiens à rembarrer tout de suite les éditorialistes à bedaine et autres esprits procéduriers : il est évident que, en mon âme et conscience, ce parallèle relève de la plaisanterie. Elle est peut-être de mauvais goût, et l’on voudrait que je m’en excuse, mais, n’en déplaise aux « intellectuels » de tous bords, il est aussi vrai que l’humour sauvera le monde autant que la beauté, alors il me paraît loisible de dérouler à ma guise ce serpentin inhabituel…

Et puis pourquoi devrions-nous toujours montrer patte blanche auprès des salonnards grisonnants ? N’ayant pas l’intention de continuer à me laisser enquiquiner par leurs affectations de gravité, je ne les ai pas invités à mon goûter d’enfants. La porte leur étant fermée, ils pourront toujours prolonger leurs conversations stériles avec le concierge, redoutable tribun d’escalier qui leur donnera du fil à retordre. Sur ce, je retourne à mon récit en leur adressant mes irrespectueux hommages et leur souhaitant une bonne soirée.

 

L’autre jour, donc, après le départ de Marianne, loin de ces marivaudages d’immeuble haussmannien et à la suite du serveur, c’est le patron du bar lui-même qui vint me voir, et l’impudent décida de jeter de l’huile sur le feu de ma paranoïa de pacotille, ma fausse petite frousse inventée par simple goût de la fantaisie. Il me regardait avec hostilité alors que je réglais l’addition.

 

« Vous êtes sûr que vous ne vous trompez pas ?

— Non, regardez, il y a le compte au centime près. Rubis sur l’ongle et pas de lézard !

— C’est bien ça qui me dérange et me démange : vous ne me donnez pas de pourboire ?

— Et pourquoi ? Je devrais ?

— Vous êtes un La Rochefoucauld, après tout…

— Et alors, qu’insinuez-vous ?

— Vous savez ce qu’on dit sur les La Rochefoucauld, en plus de leur entre-soi, de leur sentiment de supériorité, de leur consanguinité… Il y a aussi leur radinerie, leur argent… Leurs terres, leurs rentes et leurs châteaux…

— Attention à ce que vous dites, un peu de tenue, calmos, il y a des témoins, ça va se finir aux assises ! »

 

Pas intimidé une seule seconde, et même pleinement serein, le patron me regarda en ricanant doucement… Je compris alors qu’il s’agissait sans doute d’un agent d’une quelconque milice jacobine — et je me mis à trembler. Voyant qu’il avait l’ascendant sur moi, convaincu que je ne bougerais pas, le méchant de l’histoire retourna derrière son bar. Ce sans-culotte y cachait-il sa baïonnette entre deux frocs ? Allait-il prévenir quelques-uns de ses acolytes de rafles qu’un joli coup de filet se préparait ? Faisait-il déjà couler de l’eau à l’étage de son bar pour me soumettre au supplice de la baignoire ?

Je ne le saurai jamais : je ne suis pas un garçon querelleur, loin de là, et, profitant de son absence, je disparus discrètement sous ma chaise. Puis je quittai la terrasse en rampant sous les tables.

 

Il faisait désormais nuit, dehors. J’étais sain et sauf mais ces incidents m’avaient quelque peu lessivé. Je ne sais pas comment vous vous sentiriez, à ma place… Volontiers démissionnaire et défaitiste, je n’avais pour ma part aucune envie d’insister, de fuir en Amérique et de revenir la fleur au fusil reprendre possession de mes terres. Je me sentais fatigué, très fatigué, je ne voulais plus que dormir et dormir encore. Mais il était derrière nous le bon vieux temps des rois fainéants, il s’agissait dorénavant de trimer et se retrousser les manches n’était pas ma tasse de thé. Alors si la mort était venue me visiter et qu’elle m’avait proposé que nous fassions un bout de chemin ensemble, ça n’aurait pas été de refus, je lui aurais volontiers emboîté le pas.

Jadis, comme le dit la chanson, Malbrough s’en était allé en guerre, mironton mironton mirontaine… Preux chevaliers, des croisades à la guerre de Cent Ans, nous avions joué de nos épées dans les vastes plaines, combattu malfrats et maladies, survécu à la peste bubonique. Cette époque glorieuse était révolue, et les patriotes avaient été nos croque-morts. La France nous l’avait suffisamment répété, en nous coupant la tête au besoin : nous avions fini de plastronner avec nos perruques poudrées, on achève bien les chevaux, cette planète ne voulait plus de nous, c’était la règle du jeu, les dinosaures et certaines épidémies, disparition des espèces et tout le tralala…

Descendu de mon donjon et prêt pour la mise en bière, je gardais cette tristesse tzigane : le sentiment de n’avoir jamais su être comme tout le monde. De n’avoir jamais été vraiment vivant. De n’avoir été qu’un morceau de pâte à modeler à la forme étrange, une silhouette fuyante et indéfinie, un inconsistant feu follet — un type à l’ouest, tout bêtement. Longtemps, j’avais essayé de vivre par moi-même, de me défaire du poids du passé et des rigolotes élucubrations du Grand Rabbin. Et puis l’histoire familiale me rattrapait, me rattachant à cette mémoire d’outre-tombe, boulet de fonte qui ne se dissoudra pas dans l’alcool ou autres voyages…

J’ai cherché, un peu partout, et je suis aujourd’hui à peu près convaincu qu’il n’y aura pas de sortie de secours. Avant de partir dans le décor et de rentrer dans le mur, au moins y aura-t-il eu ce miroir tendu par Marianne, ce visage à démasquer : avec ma barbe de trois jours, mon blouson de cuir et mes bottines éculées, je ressemblais à tous les gens que je croisais dans le quartier de la Bastille ; sauf que dans le même temps, j’étais sans cesse renvoyé à une différence. Sans doute avais-je un vilain profil de fin de race, une gueule de métèque, les armes de ma famille cousues sur mon blouson, au niveau du cœur ?

Vous n’êtes probablement pas au courant, vu que je ne collectionne pas les succès de librairie, mais dans la vie, je suis vaguement « écrivain » — ce qui signifie, si je devais monter sur mes grands chevaux, que j’ai passé pas mal d’heures à suer tout seul dans une petite pièce poussiéreuse avant de publier des bides qui ne m’ont pas tiré de mon état flottant, de ma panade existentielle. Avant de déguerpir pour l’au-delà, je me suis dit qu’il était temps que je vous parle vraiment de moi, enfin de ce qu’il en reste — ça vous dirait peut-être plus que mes petites fictions ? Le souci, c’est qu’en termes d’autoportrait, il va m’être difficile de me peindre en pied, en armure, le torse bombé, d’un seul tenant. On n’est plus sous Louis XIV, chers galeristes ! Quand la guillotine s’occupe du mélange des couleurs, ça donne un truc un peu plus cubiste, avec digressions, collages et jets de peinture aléatoires…

 

Cette nuit de l’autre jour, pour résumer — voilà que je m’emmêle déjà les pinceaux —, n’ayant tout compte fait pas d’autre rôle à jouer, voici ce que je me dis : et si mon père avait raison ? Et s’il fallait donner la parole à nos ancêtres, aux valeureux paladins et aux joyeux syphilitiques ? Partir pour une tournée des grands-ducs ! Avec une certaine curiosité, je décidai d’interpréter la partition que l’on m’avait enseignée, afin de trouver enfin des explications à l’incongruité désordonnée de ma présence ici-bas. Un peu de théâtre, ça simplifierait les choses. Allons, cette fois, c’était clair, je me sentais menacé et je savais d’où ça venait : de la Révolution française. Depuis, pour moi, il n’y avait rien à faire.

Et pour en être tout à fait sûr, perdu dans les rues, le brouillard et le cafard, je me mis en tête, bille en tête, de retrouver le fil foutraque de mon passé personnel et familial, ainsi que cette maudite Marianne, celle que j’avais voulu prendre pour épouse : cette femme inaccessible me devait bien un dernier baiser, et quelques explications.

 

2

 

Mon amour pour Marianne est un combat perdu d’avance : nos problèmes conjugaux datent de 1827.

En cette époque de Restauration branlante, un certain Sosthènes de La Rochefoucauld dirigeait les Beaux-Arts. Malgré son frac d’un violet éclatant, qui me le rend fort sympathique, il faut reconnaître que ce Sosthènes était un sinistre jean-foutre. Exagérément vertueux, il avait fait allonger les robes des danseuses et cacher de feuilles de vigne certains détails des nudités du Louvre. J’imagine qu’on moquait pas mal sa pudibonderie, au Sosthènes, dans les tripots et cabarets…

En 1827, le puritain de la famille convoqua ce jeune chien fou d’Eugène Delacroix pour lui conseiller, comment dire, de mettre un peu d’eau dans son vin en « modifiant sa manière ». Furibard, Delacroix quitta la pièce en claquant la porte, criant qu’il ne changerait rien à son style, dût-il être tricard auprès du pouvoir.

 

Que les choses soient claires : malgré cette respectable insoumission, j’ai toujours trouvé que les toiles de Delacroix feraient vomir un cheval de bois. Et puis, outre sa discorde avec ce vieil oncle à moi, nous avons aussi un contentieux entre nous.

En 1830, trois ans après son engueulade avec La Rochefoucauld et tout excité par les Trois Glorieuses, Eugène réalisa La Liberté guidant le peuple. Ce qu’on y voit ? Marianne batifolant avec le peuple et la majorité, seins nus dans la rue. Et où suis-je sur cette croûte ? Nulle part, tudieu !

Sauvons donc la réputation du La Rochefoucauld qui appréciait les feuilles de vigne. Ce n’était pas par esprit petit-bourgeois, mesquin et réactionnaire qu’il avait voulu empêcher ce malfrat de Delacroix de peinturlurer du papier, mais par… solidarité visionnaire envers moi ! Sosthènes aurait préféré que je ne souffre jamais de cette vision déprimante d’une femme dévergondée m’ayant chassé du peuple qu’elle guide. Mais c’est la vérité, Sosthènes, et il me faut bien l’affronter : Marianne m’a largué, tout cela ne date pas d’hier, la destruction du royaume et la défiance de la France — et il va m’être facile de retracer l’histoire de ma noblesse errante à travers les âges et les fabliaux…

 

3

 

Le 15 juillet 1789 pourrait être un bon point de départ pour évoquer notre appartenance au peuple élu. Certains livres d’histoire disent que l’anecdote se déroula au soir du 14 juillet, mais amateur de petits matins blêmes, je préfère suivre ceux qui affirment qu’elle eut lieu quelques heures plus tard.

Le matin du 15 juillet 1789, donc, mon aïeul La Rochefoucauld-Liancourt n’émergea pas dans de beaux draps, roulé dans de la soie avec une cuillère en argent dans la bouche. Pour un duc comme lui, la prise de la Bastille avait des airs de mauvaise gueule de bois. Inquiet au saut du lit, accablé, il fit sans entrain quelques petits assouplissements, se passa de l’eau sur le visage, s’habilla et alla trouver le roi.

Grand maître de la garde-robe, La Rochefoucauld fréquentait alors Louis XVI au quotidien. Celui-ci était à peine réveillé quand La Rochefoucauld, embarrassé, lui raconta ce qui s’était passé la veille. Encore ensommeillé dans ses rêves absolutistes, Louis XVI lui demanda, débonnaire : « Hum… C’est une révolte ? » D’humeur moins primesautière, La Rochefoucauld répondit avec le flegme définitif du vaincu de longue date : « Non Sire, c’est une révolution. »

Je n’invente rien, n’en déplaise à Robespierre : c’est un La Rochefoucauld qui parla le premier de « Révolution française » ! Je note aussi que, contrairement à ce qu’on entend ici et là, nous sommes vraiment mauvais commerçants : on aurait dû déposer la marque, en faire des affaires, lancer des produits dérivés pour les enfants et leurs parents, une gamme complète allant des layettes aux lavallières, de la serpillière à la toile de Jouy. Quand je vous dis que c’est quelque chose qui m’est personnel, je ne vous mens pas : c’est notre truc, la blessure de la Révolution, elle est dans nos gènes, nous nous la transmettons de génération en génération, c’est notre malédiction, notre passé qui ne passe pas ! Mais j’arrête de raconter des âneries, d’autant que ce n’est pas du tout à cette exclamation que je voulais en venir.

 

Nous aurons bien le temps de fouiller le passé pour en retrouver les prémices mais, pour comprendre le sentiment de persécution que La Rochefoucauld éprouva en se réveillant le 15 juillet 1789, mieux vaut faire un bond dans le temps.

En mai 1968, bien après cette entrevue matinale entre Louis XVI et La Rochefoucauld, quelques athlètes estudiantins se servaient des pavés parisiens pour s’entraîner au lancer du poids. Mignons comme tout, ils croyaient animer une nouvelle Révolution française quand il ne s’agissait que d’une révolte parisienne. Mon père le Grand Rabbin, qui n’avait nullement l’intention de partir fumer des pétards à Katmandou et se rendait cravaté à la faculté, s’était alors fait caillasser par des jeunes de son âge, qui lui criaient : « Les minets à l’usine ! » Ne tenant pas à devenir ouvrier, il avait arrêté là ses études de droit.

Mais cette petite échauffourée n’est pas révélatrice d’une vraie torture, je l’accorde bien volontiers… Pour être vraiment convaincant, je dois cibler un événement plus précis…

 

C’est toujours dans les coulisses et arrière-cuisines de l’Histoire que se passent les choses les plus intéressantes. Ainsi, le 21 mai 1968 à Paris, pour saisir l’impact que la Révolution a eu sur les La Rochefoucauld, il ne fallait pas être avec la foule estudiantine à l’extérieur, mais replié à l’intérieur avec quelques initiés. Où donc, plus précisément ? Eh bien, sous les lambris de L’hôtel Meurice, rue de Rivoli.

Ce jour-là, Antoine Blondin, Paul Morand et quelques autres gandins ne s’étaient pas réunis dans le palace pour jeter bruyamment des galets sur les grandes avenues : ils buvaient du champagne à l’occasion de la remise du prix Roger-Nimier à Patrick Modiano, qui venait de publier son premier roman, La Place de l’Étoile.

La Place de l’Étoile… Que trouvait-on derrière ce titre aguicheur ? Une dégustation de camomille avec bigoudis dans les cheveux ? Non. Une hallucination flamboyante et politiquement assez incorrecte d’une centaine de pages autour du duel qui oppose judéité et jardins à la française dans la tête du narrateur, jeune Juif déboussolé. La quête d’une identité dans une intimité en ruine, engagement existentiel autrement plus exaltant que les arlequinades sans lendemain des soixante-huitards de sa génération. Un livre comme une façon de dire, sans pour autant en faire une tragédie : vieille France, je vous écris une lettre, que vous lirez peut-être, si vous avez le temps ; je suis venu vous dire que je m’en vais, au vent mauvais ; alors voilà, continuez sans moi, j’ai retrouvé mes clefs, maintenant oubliez-moi, je m’enferme chez moi.

Clairement, il y avait là plus de dynamite que dans le charivari des barricades. Le texte était prêt dès 1967 mais l’éditeur avait paniqué à cause de la guerre des Six Jours. Le livre tirait dans toutes les directions et, un passage sur Israël étant un peu trop chaud, il avait peur de faire polémique. Alors, il avait attendu 1968 pour le sortir. Ne sachant sur quel pied danser, il avait quand même pris soin d’ajouter une préface, un pare-feu. Ça ne suffit pas. La France aimant froncer les sourcils dès qu’on traverse en dehors des passages cloutés, Patrick Modiano lui-même finit par avoir la tremblote : à partir de 1985 — soit dix-huit ans plus tard ! —, dans les rééditions successives de La Place de l’Étoile, il corrigea le tir, enleva certaines phrases trop osées, en édulcora d’autres…

Avec le recul et la sérénité offerts par les années, on peut comprendre le problème : il y a, dans ce livre, un mot que n’aime pas la France. Un mot qui lui donne des malaises et qu’elle croyait avoir définitivement envoyé aux oubliettes…

Ce mot interdit, j’ose à peine l’écrire tellement je frissonne à l’idée de m’attirer les foudres françaises.

Je vais donc me contenter de citer Modiano, à qui ce juron devait brûler la langue, vu qu’il apparaît dès la quinzième page de l’édition originale de La Place de l’Étoile. Pour situer vite fait la scène, le narrateur parle alors de son camarade aristo Jean-François des Essarts : « Je me souviens que des Essarts comparait notre amitié à celle qui unissait Robert de Saint-Loup et le narrateur d’À la recherche du temps perdu. “Vous êtes juif comme le narrateur, me disait-il, et je suis le cousin des Noailles, des Rochechouart-Mortemart et des La Rochefoucauld, comme Robert de Saint-Loup. Ne vous effrayez pas ; depuis un siècle, l’aristocratie française a un faible pour les Juifs. Je vous ferai lire quelques pages de Drumont où ce brave homme nous le reproche amèrement.” »

Aux abris, voici l’horrible mot : « La Rochefoucauld » ! Décidément, nous sommes partout !

Cette coïncidence me laisse sans voix — et pourtant, je continue : à peine majeur et vingt ans après les camps de la mort, Modiano s’invente un double de fiction. Et le grand copain de celui-ci est cousin des La Rochefoucauld. Il n’y a là rien d’un hasard : cette connexion magique passée en contrebande dans un roman publié en 1968, période agitée, La Rochefoucauld avait dû la ressentir le 15 juillet 1789, alors qu’il se rendait chez le roi, à l’aube du basculement de la Révolution française. Pourquoi ? Parce que la prise de la Bastille démarquait définitivement La Rochefoucauld des goys à la Danton. Et qu’il se doutait bien que les événements à venir achèveraient de nous lier aux ancêtres de Modiano.

 

Modiano évoque brièvement Drumont dans l’extrait de La Place de l’Étoile que j’ai recopié. Pour ceux qui ne connaîtraient pas « ce brave homme », j’aimerais m’attarder une seconde sur son cas.

Rondouillard et barbu, Édouard Drumont publia en 1886 le livre La France juive, qui fut un énorme bestseller à l’époque. Comme on s’en doute, il s’agit moins d’un joli roman d’amour que d’un rugueux pamphlet. Complotiste aux entournures, la thèse en est assez simple : la société postrévolutionnaire a fait naître un monde où ne compte plus que la finance ; les Juifs sont donc les grands gagnants de la Révolution française. Voyant plus loin que cet amalgame et nostalgique avant tout, Drumont regrette surtout dans La France juive la vieille Gaule de l’Ancien Régime, qui était pour lui celle d’une certaine fierté. Et ses flèches n’épargnent pas ma famille : dès l’introduction de son essai, il se plaint que le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia accueille chez lui à Deauville le banquier Erlanger. Mazette, Drumont aurait pourtant du mal à faire passer les La Rochefoucauld pour des pickpockets — nous n’aimerons jamais l’argent et les piécettes, même après avoir perdu la tête ! Qu’est-ce qui lui déplaisait chez nous, alors ? Eh bien… notre humour juif, saperlipopette !

En mai 1885, la princesse de Sagan organisa à Paris une somptueuse soirée déguisée, baptisée le « bal des bêtes ». Commedia dell’arte et fantasia, falzars bizarres et fanfreluches, il faut se figurer une fête carnavalesque, aux embruns vénitiens, avec vieilles maisons de guingois dans les eaux du n’importe quoi et gondoles tanguant sur la gaudriole. Les masques étaient variés, au sein de cette nouvelle arche de Noé : un coq et un canard trinquaient ; un dindon et un héron se pavanaient dans les salons ; renard, girafe, chouette et lion dansaient sous les lustres ; libellule, pie, colibri et oiseau de paradis étaient aussi de la party. Tout le gratin fin de siècle s’était pressé à cette animalerie. La duchesse de La Rochefoucauld-Bisaccia était évidemment là, accoutrée en pélican, alors qu’un autre La Rochefoucauld se produisait en loutre dans un coin sombre. Une baronne de Rothschild se trémoussait elle en chauve-souris, pendant qu’une autre Rothschild avait sorti la tête de panthère en plus de ses diamants. Vers minuit, la fiesta dérapa vraiment dans la folie : une nuée de femmes du gotha débarquèrent grimées en abeilles, les messieurs se mirent à singer des bourdons et tous se mêlèrent, s’embrassèrent, se palpèrent et se marchèrent dessus, perdant leurs bréchets dans le brouhaha et trouvant d’autres poitrines dans une transe échevelée, délirante, ébouriffante — abracadabra, zigzags et zizanie, dans mes bras ô toi tohu-bohu de la bouffonnerie définitive !

Cette franche débilité festive ne dérida pas Drumont le moins du monde. Dans La France juive, il revient avec sévérité sur ce « bal des bêtes », fustigeant sur plusieurs pages la décadence de cette « fête sans nom ». Il s’énerve tout rouge contre « l’avilissement de cette malheureuse aristocratie », « ces abaissements », « cette espèce de prostitution de soi-même ». Les La Rochefoucauld sont plus d’une fois montrés du doigt, accusés de fricoter avec le bouc émissaire de Drumont — « L’amour des Juifs, d’ailleurs, est très développé dans cette famille ». Le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia est ici visé. Drumont voudrait qu’il soit « l’incarnation de la haute aristocratie, le représentant des idées de chevalerie, d’honneur et de foi », mais il s’est, hélas, « perdu dans les mauvaises fréquentations, les fréquentations de Juifs ». Drumont pleure « ce grand nom de La Rochefoucauld, qui rappelle des siècles d’héroïsme, des batailles gagnées » — et qui maintenant est lavé. Traîtres à la France du passé que ces La Rochefoucauld déguisés qui butinent et font les zigotos dans une ruche pleine de Rothschild !

Plus loin dans le pavé de Drumont, ma famille aggrave son cas par une autre anecdote étonnante… Dans les années 1880, outre ces bals improbables, les esprits frivoles pouvaient aussi se divertir au Cirque Molier. Deux fois par an, des jeunes gens de bonne famille donnaient des représentations, l’une pour les dames du monde, l’autre pour les demi-mondaines. Couverts de paillettes, ces acteurs recrutés dans la haute noblesse faisaient gentiment les zouaves, marchant sur les mains, passant à travers des cerceaux. Et Drumont de noter, après avoir gravement déploré cet « histrionisme » : « Le comte Hubert de La Rochefoucauld, vêtu d’une tunique de soie bleue, avec une écharpe à glands d’or, crie : miousic ! à l’orchestre, avec des intonations de clown. » Et Drumont d’enfoncer le clou, plus navré que jamais : « Il y a un véritable cas pathologique, je le répète, dans ce besoin de se ravaler, de se déshonorer soi-même, mais cela ne choque personne. » Zut, serais-je aussi gravement atteint que ça, pauvre pitre que je suis ?

De la même façon que je prends La Liberté guidant le peuple pour une attaque personnelle, voici à mes yeux et de manière tout à fait impartiale comment on pourrait synthétiser ce que pourfendait le pape de l’antisémitisme en 1886 : honte à toi, La Rochefoucauld, tu es devenu fou avec tes amis juifs, tu te costumes en pélican et fais le clown dans un bien triste cirque !

 

Outre Drumont, Modiano évoque Marcel Proust dans le court extrait de La Place de l’Étoile que j’ai collé dans mon herbier. Et ouvrons attentivement nos narines : de la folle farandole du « bal des bêtes » de 1885 n’émane-t-il pas un parfum des plus proustiens ?

Il ne vous aura pas échappé, cher Modiano, que l’ombre fatiguée des La Rochefoucauld flotte comme un nuage de lait dans cette tasse de thé qu’est La Recherche du temps perdu. Proust en parle plusieurs fois, et en connaissance de cause : il fut très ami avec Aimery de La Rochefoucauld, puis avec son fils Gabriel.

À ce qu’on sait de lui, on peut deviner que ce minet de Gabriel de La Rochefoucauld se rendait rarement à l’usine : il appartenait à cinq clubs, pratiquait la boxe, l’escrime, le yachting et la chasse. Il était aussi écrivain : dans son roman L’Amant et le Médecin, on peut d’ailleurs lire un portrait de Proust entre les lignes…

Cette amitié faillit être mortelle à celui des deux romanciers qui accéda à la postérité — à juste titre : pour une fois, je ne pinaillerai pas. Le 30 janvier 1918, Marcel alla gaiement écouter un quatuor à cordes chez Gabriel. La même nuit, des avions allemands bombardèrent Paris, causant une soixantaine de morts. N’habitant pas loin de chez Gabriel et quittant les lieux au moment où la sirène commençait, Proust décida de rentrer chez lui plutôt que de se cacher dans une cave. Sauf que le chauffeur n’arriva pas à démarrer la voiture, puis tomba en panne pendant une demi-heure, temps que Proust passa dehors à écouter le quatuor à explosions qui tombait du ciel. Enfin arrivé, il proposa au chauffeur de rester dormir dans son petit salon, pour sa sécurité. Alors qu’une bombe éclatait tout près de chez lui, Proust s’aperçut que le chauffeur, nullement inquiet, était un peu sourdingue, vu qu’il lui répondit : « Ce n’est qu’une fausse alerte et il n’est rien venu du tout sur Paris. »

Avec ce personnage de chauffeur farfelu, la vie de Proust aurait pu se terminer entre les bombes et l’humour dérisoire d’une pièce de boulevard. Et pourquoi ? Parce qu’il était sorti s’amuser chez un La Rochefoucauld, pardi ! Quand un Proust fricote avec un La Rochefoucauld, la France ne le supporte pas et la mort n’est jamais loin — mais c’est la farce qui triomphe.

 

Longtemps, après s’être couché de bonne heure, Marcel Proust a rêvé de l’aristocratie comme d’un doux mesclun. Dans l’un de ses livres, on trouve sous sa plume cette pensée pleine de savoir-vivre : « Depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du boulevard Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld. »

Enfant, avec ou sans assaisonnement, ça lui semblait paradisiaque, à Marcel. Sauf qu’il grandit et alla dans les salons mondains, où ce fut la déception — les eaux n’étaient pas si douces que ça. Ses illusions guillotinées, préférant le souvenir à la vie, il se retira alors du monde et de la France, s’enferma dans sa chambre tapissée de liège et écrivit les sept volumes de son classique, La Recherche des La Rochefoucauld perdus, dont À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Dans ce tome-ci, le narrateur Marcel recueille une anecdote de la bouche de sa grand-mère…

Sa mère à elle entend un jour du bruit dans la cour de son hôtel particulier. Un domestique lui apprend que c’est la duchesse de La Rochefoucauld qui vient la visiter. Au bout d’un quart d’heure, personne. Que se passe-t-il ? La duchesse est en fait toujours dans l’escalier, à bout de souffle…

« En effet, lui raconte-t-elle, la duchesse de La Rochefoucauld, montait difficilement, étant énorme, si énorme que quand elle entra ma mère eut un instant d’inquiétude en se demandant où elle allait la placer. À ce moment le meuble donné par Mme de Praslin frappa ses yeux : “Prenez donc la peine de vous asseoir”, dit ma mère en lui avançant. Et la duchesse le remplit jusqu’aux bords. »

C’est à cause de ce paragraphe proustien que je suis un régime très strict, composé de laitue, d’eau fraîche, de poissons cuits à la vapeur et de quelques légumes de saison : pour que ma famille ne remplisse plus les fauteuils jusqu’aux bords, pour que les La Rochefoucauld n’encombrent plus les Proust de leur surpoids, pour que nous ne les fâchions plus !

Parce que, quand nous avons notre poids de forme et avec ou sans bombes franco-allemandes, nous sommes les meilleurs amis des Proust et des Modiano. Nous sommes faits pour nous entendre, nous sommes faits les uns pour les autres, nous sommes pareils. Loin des Français de souche et de leur Hexagone bétonné, nous avons flâné dans le même imaginaire mortifère, les mêmes eaux douces et les mêmes salades, étant du même sang, celui des parias.

Marcel, Patrick et moi, Louis-Henri, nous le déclamons en chœur aux révolutionnaires vichystes, aux sans-culottes pétainistes, au peuple de France : « Vous ne nous liquiderez pas ! Nous sommes des La Rochefoucauld, des Juifs, et nous vous emmerdons ! »

 

En exergue de La Place de l’Étoile, Modiano avait mis cette histoire juive : « Au mois de juin 1942, un officier allemand s’avance vers un jeune homme et lui dit : “Pardon, monsieur, où se trouve la place de l’Étoile ?” Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine. »

Aucun officier d’aucun pays ne m’a jamais arrêté dans la rue pour me demander où se trouve la place de la Guillotine. Parce qu’elle n’existe pas. Au lieu de perdre mon temps aux terrasses de la place de la Bastille, j’irai dorénavant me recueillir place de l’Étoile. Et en écrivant ces lignes, je porte ma main à ma poitrine, en me disant que je suis né sous une mauvaise étoile — mais qu’en même temps, il s’agit d’une bonne étoile, parce qu’elle brille au loin, qu’elle est belle et filante.

 

4

 

Ayant suivi l’enseignement talmudique de mon père, je sais qu’historiquement notre famille a connu son quart d’heure protestant : ce fut pour nous une façon déguisée de rejoindre les rangs de cette fameuse noblesse errante.

Je pense ici à mon ancêtre François III de La Rochefoucauld, prince de Marcillac — un titre de noblesse à ne pas confondre avec La Marseillaise, chanson paillarde qu’il n’aurait jamais daigné chanter.

Les spécialistes ne sont pas tous d’accord quant à son rôle exact dans les événements décrits ci-dessous, mais il est quand même indéniable que, Marianne avant l’heure, Catherine de Médicis voulait la peau des protestants, et donc la nôtre, malgré l’amitié indéfectible qui liait son fils, le roi Charles IX, à l’amusant huguenot François III de La Rochefoucauld.

Mon ancêtre François III avait quelque chose du pantin désarticulé. Il avait beau être un courageux combattant, sa vue défaillante lui avait donné le surnom d’Ennemi des choux — lors d’une bataille, il avait demandé à ses hommes de cribler d’arquebusades un malheureux carré de choux, pensant qu’il s’agissait d’une dangereuse faction ennemie. Ainsi font les marionnettes La Rochefoucauld : à côté de la plaque, quand il s’agit de se défendre.

Ennemi des choux, François III fréquentait par contre le potager des têtes couronnées : d’abord ami du roi de France Henri II, il avait ensuite sympathisé avec le fiston, Charles IX. Il y avait pourtant trente ans d’écart entre les deux, mais François III était, paraît-il, d’une compagnie fort plaisante et tous les deux, larrons en foire, ils s’adonnaient au jeu de paume et à la chasse, ainsi qu’à des expéditions nocturnes plus grivoises au cours desquelles ils aimaient rosser les badauds, briser les vitres et violenter les femmes. Ah c’était la royale java, la nouba chez les Valois, patachon et bâton de chaise !

La nuit de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, fut leur dernière surprise-partie. On avait donné l’ordre d’exécuter tous les chefs huguenots. Conscient du danger qu’encourait son compagnon de fredaines, Charles IX voulut le retenir à ses côtés, dans son palais du Louvre. Les historiens rapportent la conversation qu’ils eurent alors :

« Foucauld, reste auprès de moi, nous balivernerons le reste de la nuit.

— Mon petit maître, il faut dormir et se coucher.

— Tu coucheras avec mes valets de chambre.

— Cela ne se peut, les pieds leur puent. »

 

Son odorat — des plus affûtés, je ne le nie pas — n’était pas seul responsable de son envie de prendre ses jambes à son cou : la vérité nue, c’est que La Rochefoucauld avait un rendez-vous galant, qui s’avéra fatal, comme le mien avec Marianne…

Tel Proust fuyant, malgré le risque, la résidence de Gabriel de La Rochefoucauld, François III s’éclipsa du Louvre et fila chez sa maîtresse, Françoise d’Orléans. Après avoir fait des plaisanteries, bu du bon vin et galamment lutiné, il était rentré chez lui rue Saint-Honoré quand débarquèrent six hommes masqués, venus pour l’assassiner. Ils commencèrent à vider ses coffres et à le tabasser mais étant un La Rochefoucauld, c’est-à-dire un grand clown devant l’Éternel, ayant l’alcool joyeux, François III crut à une blague de potaches et leur dit, riant et se tenant les côtes : « Au moins, ne frappez pas trop fort ! »

Les Français n’en firent rien et, le lendemain matin, on retrouva le cadavre de La Rochefoucauld à poil dans la rue, ainsi que ceux de deux de ses valets, qui n’étaient pourtant pas de notre sang et n’avaient rien demandé.

 

La traque ne s’arrêta pas là. François III eut un fils, François IV de La Rochefoucauld, lui aussi protestant. En se cachant lors de la Saint-Barthélemy, il réussit à échapper à la purge dont fut victime son père.

Tenace, la France le rattrapa sur un champ de bataille, le 15 mars 1591, en pleine chasse aux sorcières huguenotes. Alors que son plus fidèle lieutenant peinait à battre en retraite, François IV s’époumona sur son cheval, en vieux français et costume de circonstance : « Il ne sera pas dit que j’aye fui avec ces armes dorées ! »

Taïaut ! Chargeant l’ennemi pour secourir son ami, La Rochefoucauld fut poignardé par un nommé La Bisse — car si dans l’imaginaire chrétien la mort peut venir d’une bise, chez les gens comme nous elle arriva par La Bisse.

 

Ce que je retiens de ce François III, ennemi des choux, c’est que les La Rochefoucauld, ces bigleux qui voient les choses différemment, n’ont jamais pris au sérieux leur dernier soupir ou les guerres de Religion. Après le verre de trop, nous préférons y trouver prétexte à rigolade de bon aloi !

Ce que je retiens de ce François IV, c’est que nous ne sommes pas lâches — mais que nous trouvons au passage le moyen de nous marrer de nos « armes dorées », ce que ne nous pardonnent pas les esprits français ploucs et butés, qui en profitent pour nous passer par le fil de l’épée.

Je retiens pour résumer que la France nous a toujours voulu du mal. Deux siècles avant la Révolution française, nous étions déjà l’ennemi public numéro un. On venait même nous tuer dans notre sommeil. C’est ainsi, on ne nous changera pas : les petits chapeaux mous à plume dont on se coiffait sous le règne de Charles IX nous faisaient, à nous, des sortes de kippas. Et ça, les chapeliers français ne le toléraient pas.

 

5

 

Après avoir abjuré le protestantisme, cause de tant de soucis, nous sommes redevenus catholiques — encore une simple couverture confessionnelle, et qui ne nous a pas plus réussi. J’en veux pour preuve la trajectoire de François VI de La Rochefoucauld, qui fut embastillé huit jours par Richelieu en 1637, pas la dernière fois que la vie lui tirerait les oreilles…

En parfait honnête homme du XVIIe siècle, cheveux longs et idées décoiffées, La Rochefoucauld le sentimental aurait aimé vivre dans un roman de cape et d’épée. Sa jeunesse trouva en la Fronde de quoi se rassasier et hue ! l’habile cavalier y brûla par les deux bouts chandelles et chandeliers : rébellion contre le roi, armure et dentelles, amitié pour le Grand Condé et amour pour sa sœur la duchesse de Longueville, nombreuses batailles et graves blessures, après exils et retours, il en sortit sur les rotules. Du côté des perdants et frappé de surcroît d’un sérieux coup de mousquet en 1652, à deux doigts de perdre la vue, il décida de jeter l’éponge.

Que faire, du coup ? Pas si simple. Un siècle avant la Révolution française, l’échec de la Fronde signait pour ce duc impétueux la première mort de la noblesse féodale et le début de la fin — la cécité n’empêche pas la clairvoyance. Comme Proust plus tard, déçu et dorénavant ombre de lui-même, La Rochefoucauld alla donc traîner son désœuvrement dans des salons de pacotille, au milieu de mondanités qui nourriraient le pessimisme dont seraient forgées ses célèbres Maximes.

Dès 1658, âgé de seulement quarante-cinq ans, l’ancien agité avait tourné bien morose, si l’on en croit l’autoportrait qu’il écrivit alors : « Pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que, depuis trois ou quatre ans, à peine m’a-t-on vu rire trois ou quatre fois. » Trois ou quatre fois ? Même un janséniste reconnaîtrait que c’est peu. Mais il est vrai que La Rochefoucauld finirait par mourir goutteux, ce qui rend rarement gai.

 

François VI de La Rochefoucauld, ce sont ses ennemis qui en parlent le mieux — à commencer par le cardinal de Retz. Les deux hommes étant nés la même année, en 1613, la rivalité les lia autant que deux frères siamois : inséparables, ils se détestèrent cordialement pendant plusieurs décennies. Au soir de son parcours terrestre, écrivant ses Mémoires, le cardinal de Retz, qui s’il avait été gladiateur aurait pu être rétiaire, essaya d’y attraper mon ancêtre dans ses filets et de l’enfourcher de son trident — sans y parvenir, La Rochefoucauld l’insaisissable lui échappant comme une savonnette.

Le principal portrait qu’il fit de lui est un peu long, mais il mérite votre attention, n’étant pas piqué des hannetons : « Il y a toujours eu du je-ne-sais-quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d’intrigue, dès son enfance, et dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible ; et où il ne connaissait pas les grands, qui, d’un autre sens, n’ont pas été son fort. […] Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat. Il n’a jamais été, par lui-même, bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s’était tourné, dans les affaires, en air d’apologie. Il croyait toujours en avoir besoin, ce qui, joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi en la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli qui eût paru dans son siècle. »

Cette lecture est fatigante : que la langue française est compliquée… Et ici laborieuse. Tristesse en vous, Retz !

Chez ce cardinal, visiblement, l’ironie passait avant la charité chrétienne : on aura remarqué que ce texte alambiqué est essentiellement composé de tournures négatives, ce qui n’est guère aimable. Le problème, cher cardinal, c’est que je n’y vois rien de péjoratif, que du positif, le portrait attachant d’un perdant magnifique ! La Rochefoucauld, un guerrier raté devenu écrivain désabusé, un homme qui avait échoué dans tout ce qu’il avait tenté, trimballait « cet air de honte et de timidité » et était incapable d’être un « bon courtisan » : personnellement, ça me paraît flatteur sur une pierre tombale.

Retz avait loupé sa vocation me semble-t-il, il aurait dû faire profession d’arbitre : il témoigne dans ce portrait d’une grande agilité pour sortir le carton rouge de sous sa robe de cardinal assortie. Supporter fervent des La Rochefoucauld, équipe dont je suis le coach émérite, et refusant que l’un de mes poulains soit ainsi renvoyé aux vestiaires, je nie qu’il y ait faute de sa part. Un peu de calme, monsieur l’arbitre : La Rochefoucauld n’a rien fait de mal, c’est injuste, La Rochefoucauld n’a touché personne, c’est un homme fair-play, il est juste coupable d’avoir ce « je-ne-sais-quoi » dont vous parlez, ce « je-ne-sais-quoi » qui vous donne envie de nous mettre un coup par derrière, ce « je-ne-sais-quoi » que vous ne comprenez pas — notre dribble si particulier !

 

Ce que vous ne racontez pas dans ce portrait, en plus, cher cardinal, c’est la raison de la rancœur tenace que vous gardiez pour La Rochefoucauld…

Heureusement, on peut compter sur votre manque de maintien pour que vous cédiez à un moment ou à un autre et en profitiez, perfide, pour cisailler à nouveau les jambes de mon meilleur joueur. Plus loin dans vos Mémoires aussi interminables que des prolongations, vous ne pouvez plus vous retenir et revenez ainsi sur l’amusante mésaventure qui vous était arrivée sur le terrain, le 21 août 1651 : « Comme je sortais de la Grande Chambre, je rencontrai, dans le parquet des huissiers, M. de La Rochefoucauld, qui rentrait. Je n’y fis point de réflexion, et j’allai dans la salle pour prier mes amis de se retirer. Je revins après le leur avoir dit ; et comme je mis le pied sur la porte du parquet, j’entendis une fort grande rumeur, dans la salle, de gens qui criaient : “Aux armes !” Je me voulus retourner pour voir ce que c’était ; mais je n’en eus pas le temps, parce que je me sentis le cou pris entre les deux battants de la porte, que M. de La Rochefoucauld avait fermée sur moi, en criant à MM. de Coligni et de Ricousse de me tuer. […] M. de Champlâtreux, qui était accouru au bruit qui se faisait dans la salle, me voyant en cette extrémité, poussa avec vigueur M. de La Rochefoucauld : il lui dit que c’était une honte et une horreur qu’un assassinat de cette nature ; il ouvrit la porte et il me fit entrer. »

« Une honte et une horreur qu’un assassinat de cette nature » : vous prendriez-vous pour quelque moralisateur, Retz ? Cessez donc de blaguer. Vous aimeriez être aussi bon comédien que les attaquants italiens à la Mazarin, cher cardinal : criant au jeu dangereux, vous vous tenez le cou et vous vous tordez de douleur dans la surface de réparation — avant de sortir sur civière. Mauvais joueur jusqu’au bout, vous voudriez en plus que vos lecteurs, crédules, expulsent La Rochefoucauld et vous dédommagent d’un penalty ? Vous ne me la ferez pas, car j’ai vu de près l’action : simulation !

 

N’ayant que faire des droits de l’homme, je trouve que dans cette histoire de porte, mon ancêtre François VI, remarquable défenseur, s’était illustré par sa malice. Nous sommes complices, avec François VI. Ce n’était pas un mauvais bougre violent sur l’homme, loin de là, juste un footballeur alerte, avec l’instinct brésilien, et qui aimait anticiper le jeu : visionnaire, comme Sosthènes, il savait que Marianne nous ferait du tort, qu’on nous couperait la caboche en 1789, lors d’une longue séance de tirs au but. Alors, il avait pris les devants et se plaisait à coincer dans les filets de ses cages, façon guillotine, la tête des importuns.

Vous aviez bien fait, grand-père François VI, de donner un bon coup de crampons au derrière du cardinal : c’était préventif ! Et chez vous, ça s’arrêta au stade du jeu, de la comédie, du match amical : vous n’étiez pas passé à l’acte. Sachez pour votre information que, moins drolatiques, les révolutionnaires français se conduiraient différemment avec vos descendants.

Mais tout cela n’est pas bien grave, après tout, car ils n’ont pas réussi à m’avoir et à tous nous reléguer moribonds en deuxième division — je suis encore là pour doper mes troupes, truquer les résultats, et repositionner les La Rochefoucauld en tête du championnat.

 

6

 

Les chroniqueurs à la cardinal de Retz sont ennuyeux, si vous voulez mon avis, mais il est de mon devoir de tirer ces fripons de l’histoire littéraire où ils roupillent pour les allonger à plat ventre sur mes genoux et les y fesser fermement.

À qui le tour ? Voyons voir, procédons avec méthode…

Dans la naphtaline des siècles passés, l’autre mémorialiste célèbre des lettres françaises, successeur du cardinal de Retz, c’est le duc de Saint-Simon. Et après François VI vint son héritier, François VII de La Rochefoucauld. En toute logique — ce livre étant aussi un manuel de mathématiques —, Saint-Simon, tel un patron de bar de la Bastille, tomba sur François VII à bras raccourcis.

 

Saint-Simon, qui estimait fort peu ce « valet entièrement confit dans la cour », décrit ainsi mon ancêtre dans ses Mémoires, à l’année 1709 : « M. de La Rochefoucauld était borné d’une part, ignorant de l’autre à surprendre, glorieux, dur, rude, farouche, et, ayant passé toute sa vie à la Cour, embarrassé avec tout ce qui n’était pas subalterne ou de son habitude de tous les jours. Il était rogue, en aîné des La Rochefoucauld, qui le sont tous par nature, et par conséquent très repoussants : j’en ai vu peu de ce nom qui aient échappé à un défaut si choquant, que M. de La Rochefoucauld avait fort au-dessus d’eux tous. »

Malgré ma dextérité, je dois faire face ici à une difficulté : proche parmi les proches de Louis XIV, François VII de La Rochefoucauld n’était visiblement pas très malin… Après la génération flamboyante de la Fronde des princes était venu le temps d’une noblesse jugulée sous les dorures du château de Versailles. Incarnation de cette aristocratie soumise et déclinante, François VII poussa le bouchon jusqu’à voir toutes ses dettes remboursées trois fois par Louis XIV. Surnommé avec sarcasme l’Ami du roi par ses contemporains et considéré comme un « esclave » par Saint-Simon, La Rochefoucauld attirait peu les compliments : à cause de son esprit balourd et de la forme massive de sa figure, on moquait à la cour sa « mâchoire d’âne ».

À court d’arguments pour défendre cet âne d’ancêtre, je m’en tirerai par deux pirouettes.

Premièrement : avant ces attaques sous la ceinture, François VII et Saint-Simon avaient été bons amis. Ils s’étaient brouillés pour une sombre histoire de préséance à la Cour, mesquinerie dont aucun des deux ne sort grandi — et sur laquelle l’indigne et triste sire saint-simonien s’étend pendant dix longues pages à l’année 1711 de ses Mémoires, ce qui le discrédite à mes yeux frauduleux.

Deuxièmement, et surtout : dans le paragraphe que l’on vient de lire, Saint-Simon explique que, « par nature », les La Rochefoucauld sont « très repoussants ». Il semblerait que par « très repoussants », Saint-Simon entende ceci : impies, prêts à repousser toute prière. Mais puisque le La Rochefoucauld est de mauvaise foi, voici ce que je préfère comprendre : selon Saint-Simon, les La Rochefoucauld sont par nature très repoussants, c’est-à-dire bien vilains ! Ce genre de jugement à l’emporte-pièce et ces attaques sur le physique ne vous rappellent-ils pas des heures bien sombres de l’Histoire ? Salaud, Saint-Simon !

Saint-Simon prétend par ailleurs que les La Rochefoucauld sont tous « rogues » : il faudrait donc que je me montre arrogant et désagréable, que je lui crache au visage pour apporter de l’eau à son moulin qui brasse du vent. Mais je vous rappelle que les La Rochefoucauld sont toujours les victimes, jamais les bourreaux. Je ne suis pas un sanguin, encore moins un sagouin, et ne m’en tiens qu’aux chiquenaudes, gentilhomme que je suis. Je ne rentrerai donc pas dans votre jeu, Saint-Simon. Et veuillez ne pas me retenir plus longtemps : ce n’est pas que je me défile ou que j’aie bridge, mais je dois passer à un épisode tragique, aboutissement des précédents.

 

7

 

Le mépris jaloux que nous voua un cardinal et le fait qu’un Saint-Simon ne nous ait pas en odeur de sainteté auront suffi à convaincre qu’on nous veut le plus grand mal dans la France des clochers. Étant tatillon, j’ai néanmoins d’autres pièces à conviction, dont voici la plus marquante.

Suite à tous les mauvais présages que je viens de relater, à ces oiseaux de mauvais augure et à ces marques d’hostilité, il fallait bien accélérer le processus, et que nous en passions par une tentative organisée d’élimination.

 

Sous la Révolution vécurent et moururent François-Joseph et Pierre-Louis de La Rochefoucauld, prêtres réfractaires. Ils étaient frères, et tous les deux évêques. Ils furent raflés et emprisonnés, déportés à la prison des Carmes, cet ancien monastère qui avait été transformé en camp d’extermination par les patriotes.

Le 2 septembre 1792, ces Français sans tact ni manières les massacrèrent dans les jardins du couvent. Visiblement nerveux, un certain Martin Froment ne s’en tint pas là : il s’acharna sur leurs cadavres qu’il mutila en leur coupant le nez et les oreilles.

Sachez que vous ne vous en tirerez pas comme ça, citoyen Froment ! Vous ne pouvez filer à l’anglaise, Froment, vil sacripant de Français que vous êtes. Nous vous tenons, Froment. Il va falloir expier votre crime contre l’humanité au tribunal de La Haye, et dès maintenant, Froment. Expliquez-vous devant cette France qui vous ressemble tant, Froment : pourquoi toute cette aigreur, tant de ressentiment ? Un peu de sang-froid, enfin, allez donc prendre vos calmants…

 

Ah, que nous faudrait-il accomplir pour nous intégrer à ce pays, y être enfin assimilés parmi les Froment, nous y mêler pour participer à la traditionnelle baguette de pain à la française ? Quand bien même nous porterions le béret, mangerions le camembert et deviendrions tous évêques, l’incorrigible France nous renverrait à notre incorruptible différence. Protestants ou catholiques, bouddhistes, orthodoxes, musulmans, scientologues, joueurs de billard ou femmes à barbe, nous serons toujours traqués comme des gens du voyage, jamais chez eux, chez eux nulle part.

 

8

 

Outre l’excitation mal élevée d’un garçon comme Froment, il y a un truc que je ne comprends pas trop dans la Révolution française : ce n’était pas un créneau porteur à long terme.

Prenons Danton, Robespierre, Saint-Just : ils furent tous guillotinés dès 1794. Alors, à quoi bon s’agiter ? L’avantage, me répondra-t-on, c’est que tous ces réducteurs de têtes n’eurent pas à se préoccuper de leur retraite — et là, ils marquent un point.

Un type qui s’en sortit moins bien, c’est Joseph-Ignace Guillotin. Dans l’imaginaire collectif, la guillotine lui est toujours associée et l’on pense souvent, à tort, qu’il est mort guillotiné. C’est du révisionnisme, et c’est injuste : cet honnête médecin n’était, en effet, nullement l’inventeur de la macabre machine. Il avait juste proposé cette solution pour uniformiser la peine capitale et la rendre moins douloureuse et inhumaine que la roue ou le bûcher. Dans un discours d’octobre 1789, alors député de Paris aux États généraux, il aurait déclaré, sûr de son fait, quelque chose du genre — les sources ne concordent pas : « Le couperet siffle, la tête tombe, le sang jaillit, l’homme n’est plus ; avec ma machine, je ferai sauter vos têtes en un clin d’œil et vous ne souffrirez point, vous ne sentirez qu’une légère fraîcheur sur le cou. »

« Je ferai sauter vos têtes en un clin d’œil » : étrange façon de discourir, on a l’impression qu’il parle d’un jeu pour égayer les enfants.

Et notez, Guillotin, qu’il n’est pas aussi agréable et éphémère que vous le prétendiez, votre passe-temps : deux cents ans après, je sens toujours une légère fraîcheur sur mon cou… et elle me donnerait plutôt des bouffées de chaleur !

Enfin… Après avoir fait le malin, le gentil Guillotin fut emprisonné sous la Terreur. Il regretta ensuite toute sa vie que son nom fût pieds et poings liés à la guillotine. En un sens, il fut tondu par la postérité. Tant pis pour vous, Guillotin : c’est votre faute, il ne fallait pas collaborer avec la Révolution ! Car qui s’y frotte s’y pique et qui sème le vent récolte la tempête — et ce n’est pas Camille Desmoulins et ses copains qui me contrediront.

 

Comme autre sympathisant devenu victime de 1789, on pourrait parler de l’écrivain Chamfort. Ce Chamfort m’a toujours beaucoup plu : désenchantement du moraliste et concision du styliste, il était un héritier tout trouvé à François VI de La Rochefoucauld. Hélas, cette filiation ne lui suffit pas et, mordant à tous les râteliers, il s’illustra aussi dans la Révolution française.

Né à Clermont-Ferrand en 1740, dans un milieu modeste, probablement bâtard d’un chanoine, promis à une vie de chien, l’habile Chamfort ne se résigna pas et gravit les échelons de la société à la seule force de son esprit voltairien. Vilipender les aristocrates ne lui déplaisait pas, et, cible facile, ma famille n’échappa pas à son fiel — dans ses Caractères et anecdotes, il moque ainsi allégrement le peu d’esprit de La Rochefoucauld-Liancourt.

Il ne s’en tint pas là. Non content d’égratigner mon brave ancêtre, Chamfort assista comme Guillotin aux États généraux de 1789, aux côtés de son compère Mirabeau ; fréquenta l’abbé Sieyès, Condorcet, La Fayette et Talleyrand ; adhéra au Club des jacobins puis se lia aux girondins… Jusqu’à ce que les dérives de Robespierre et Marat finissent par l’inquiéter.

En 1793, il osa se féliciter de l’assassinat de Marat, ce qui ne fut pas du goût de tout le monde : pour expier, il fut brièvement emprisonné. Libéré mais désavoué, craignant de renouer avec la geôle, il comprit qu’il était mal parti pour faire de vieux os.

« Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C’est un palliatif. La mort est le remède. » Quand on a écrit cela, il faut soigner sa sortie. Un peu dépité, Chamfort se tira une balle dans la tête. Mal visé : il perdit le nez et l’œil droit, mais pas la vie. Le malheureux s’empara alors d’un rasoir ou d’un coupe-papier — on ne sait pas très bien — et s’acharna en vain sur ses poignets, sa poitrine et ses jarrets. Alertée par la rivière rouge qui coulait sous la porte, la personne qui s’occupait de lui entra et le découvrit évanoui dans une mare de sang.

« Je me suis fait un mal horrible ; mais j’ai la balle dans la tête, c’est le principal. Un peu plus tôt, un peu plus tard, voilà tout. » C’est un grain qu’il avait dans la tête, surtout, non ? À ses propos qui ne veulent pas dire grand-chose, on voit que Chamfort n’était pas sorti indemne de cette journée. Il avait sérieusement dévissé. Défiguré, il survécut tout de même un certain temps et ne mourut que quelques mois plus tard, au printemps 1794.

 

Ce n’est pas uniquement pour dissuader les Français de coucher avec Marianne que je blablate tout ça. Aussi pour les remettre sur le droit chemin. Car, comme on le voit encore une fois, s’accrocher à l’hameçon de la Révolution mène rarement sur la voie de la joie. Elle rendit Guillotin très triste et Chamfort un peu foufou.

Et avant de passer à la suite, j’aimerais apporter une dernière information : Chamfort siégea à l’Académie française. Étant un homme d’une logique implacable, je vais donc m’y rendre sans plus tarder.

 

9

 

À l’Académie française, on n’échange pas uniquement tapes dans le dos, compliments bourgeois, propos futiles et sourires séniles : il s’agit aussi de plancher plus ou moins d’arrache-pied sur le dictionnaire.

Bien que ne portant pas l’habit vert, j’aimerais emprunter le costume de l’un d’eux pour me joindre un instant aux Immortels. Ce n’est pas juste de l’entrisme ou je ne sais quelle incivilité. Il se trouve que j’ai sous la main un mot de vocabulaire que j’ai très envie d’introduire dans la langue française. Ce mot est un adjectif, un vieux terme argotique…

Les gens qui aiment visiter les demeures médiévales devraient aller en Charente, berceau de ma famille : c’est là que se trouve le château de La Rochefoucauld, avec en contrebas la ville du même nom. Comment s’appellent les habitants du coin ? Les Rupificaldiens. Voilà précisément le mot que je cherchais : si je comprends qu’on les trouve stupides, déplacées ou décérébrées, je préférerais que l’on qualifie dorénavant mes réflexions de « rupificaldiennes ».

Voilà de quoi ravaler la façade du français, chers Immortels ! Et je sais que je vous importune, j’en suis confus, mais il me semble que cet adjectif n’est pas suffisant… J’aurai parfois aussi besoin d’un nom commun, lui aussi issu du plus vieux patois, pour qualifier ce phénomène marginal en France. Je me rabattrai alors sur le terme de « rupificaldisme ». Cette fois-ci, c’est parfait. On me croyait à sec, me voilà reparti pour un tour : je vais pouvoir remettre les points sur les « i », sur ceux de monarchie et de démocratie, et sur mille autres choses encore.

 

10

 

Je sais bien que les Français, ces grincheux, sont difficiles quand ils vont voir en couple un opéra, de la danse classique ou des parties de pétanque… Je me permettrai donc de devancer leurs demandes de remboursement. Au moins, on ne pourra pas me dire que mon spectacle est monotone : quittant à l’instant mon habit vert d’académicien, je m’empresse de passer une autre tenue inattendue — « inattendue », car qui aurait cru que j’enfilerais un jour la panoplie des hussards noirs de la République ? Et pourtant, si : le moment est venu, c’est la rentrée des classes.

J’ai vendu plus haut mon livre comme étant un manuel de mathématiques. Sans vouloir infantiliser mon aimable clientèle, je la prierai de sortir la calculette de la trousse d’écolier, car nous allons maintenant apprendre à faire une addition. Celle-ci sera longue et, de loin, un peu compliquée. Alors ne paniquez pas, mes enfants, pupilles de la nation ! Ne vous déconcentrez pas, près du radiateur, et attendez que je vous donne le corrigé !

 

Après la Révolution française, les familles nobles n’eurent pas d’autre choix, pour subsister, que de s’adresser enfin au reste de la France. Certaines se mirent au turbin, nouèrent des alliances avec de riches familles industrielles et patati et patata.

D’autres refusèrent ce compromis et se regroupèrent pour défendre leurs intérêts. Ce combat est toujours d’actualité, vu qu’il existe encore aujourd’hui au XXIe siècle cette chose invraisemblable qui s’appelle l’ANF — Association d’entraide de la noblesse française. L’ANF regroupe le plus sérieusement du monde six mille baronnets défraîchis autour de ces quatre combats vitaux — selon les statuts : « valoriser le patrimoine juridique, historique et éthique dont ils sont dépositaires » ; « faciliter leur insertion dans le monde d’aujourd’hui » ; « promouvoir leurs liens d’amitié » ; « soutenir de façon efficace et adaptée les membres de la noblesse qui en ont besoin ».

L’ANF : toute forme de militantisme est inconséquente, mais alors celle-là, ah ah, difficile de ne pas pouffer !

 

Si l’idée que des nobliaux s’associent pour se défendre me fait bien rigoler, leur lutte saugrenue a au moins une qualité : elle aurait agacé l’abbé Sieyès.

Tout le monde se souvient des trois questions soulevées par Sieyès dans Qu’est-ce que le tiers-état ?, sa brochure pamphlétaire qui avait mis le feu aux poudres début 1789 : « 1. Qu’est-ce que le tiers-état ? Tout. 2. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. 3. Que demande-t-il ? À être quelque chose. »

Sieyès reprochait notamment aux aristocrates de se tenir en dehors de la nation, d’y être étrangers, pensant à autre chose derrière leurs éventails. Il aurait aimé que la France devienne enfin un seul corps, un collectif d’hommes identiques, obsession joliment communiste — l’homme nouveau soviétique ! — dont la France n’est jamais revenue depuis la Révolution, des mêlées de rugby aux boîtes échangistes.

 

Monté sur l’estrade, je prends ici une voix de stentor : quelle a été la ligne de la République depuis la Révolution, cette boucherie qui malgré la mode végétarienne demeure le plat de résistance de l’orgueil national ? Il semblerait qu’un type comme Jules Ferry, dont les rouflaquettes étaient pourtant très mal taillées, occupe encore aujourd’hui une place de choix dans l’imaginaire républicain français — et dans celui des barbiers, qui aimeraient arranger cette affreuse mise qui les empêche de dormir.

Le 28 juillet 1885, Ferry prononça à la Chambre des députés son célèbre discours en faveur de l’expansion coloniale : « Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. […] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. […] Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation. […] Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? »

Oh oh, eh bien oui, moi je le nie, forban Ferry ! Votre idéal républicain ne s’arrête pas à nos frontières, il voudrait tirer par le bas toute l’humanité, élargissant l’homme nouveau sans-culotte au reste de la planète, de la toundra au Botswana. Vous êtes bon dernier de ma classe, Jules, il va falloir convoquer vos parents…

Alors que le jeune Jules s’en va au coin avec un bonnet d’âne, je n’ai que peu de commentaires à écrire sur son bulletin de notes : pourquoi l’élève Ferry se félicite-t-il d’avoir détruit la piraterie ? Croit-il que les ferry-boats, supérieurs, ont pour mission de civiliser les bateaux pirates, inférieurs ? J’aurais pour ma part cent fois préféré être pirate que d’aller dans ses écoles publiques, gratuites, laïques et obligatoires. Et peut-il nier, enfin, que le flibustier Barbe Noire — qui finit décapité comme nombre de mes ancêtres — avait une plus belle barbe que lui, Barbant Ferry ?

 

Gardons cela dans un coin de notre tête et additionnons-y une nouvelle idée en accolant Révolution française et Révolution bolchevique.

Passer du tsarisme au communisme n’a pas été du goût des Russes les plus raffinés : ils durent, après 1917, se livrer à un véritable rôle de composition. Qui pourrait mieux témoigner de cette comédie que quelqu’un dont ce fut le métier ? J’appelle donc à la barre un acteur, le formidable George Sanders.

George vit le jour à Saint-Pétersbourg en 1906. Ses parents n’étaient pas nobles, peut-être, il n’en grandit pas moins au sein de l’aristocratie russe, comme il le raconte avec humour et fourberie dans ses Mémoires d’une fripouille : « Je naquis dans un monde voué à disparaître. Un monde de flûtes à champagne tintant les unes contre les autres, de salles de bal privées bordées de colonnades et illuminées par le scintillement des chandeliers, de princes à monocle claquant des talons dans leurs splendides uniformes, tout dévoués à leurs dames alors qu’ils fonçaient dans leurs troïkas aux clochettes tintinnabulantes à travers la neige baignée de clair de lune. »

La vie de George bascula avec l’abdication du tsar Nicolas II. Un gêneur estimé des communistes français en voulait à la patinoire privée de ses parents : « Lénine, lui, arrivait la tête farcie de plans concernant mon argent. Et moi je partais pour une école anglaise, serein et dans l’ignorance absolue de l’existence de cet homme. Du point de vue de notre joyeux petit rassemblement de gens aisés, Lénine et ses amis conspirateurs n’étaient qu’un groupe de paysans se comportant de façon plutôt grossière. »

Alors que le tsar et la plupart des membres de la famille de Sanders se faisaient fusiller, le petit George fila donc en Angleterre, puis en Argentine. À trente ans, après diverses mésaventures, il commença sans ambition ni entrain une carrière d’acteur qui le mènerait à l’Oscar et à la dépression, entre chefs-d’œuvre et nanars improbables. Il ne faisait guère de différence entre les deux, à vrai dire. Un jour qu’on l’interrogeait sur son prochain rôle, en quoi celui-ci consisterait, il expliqua qu’il n’en savait rien et n’exigeait jamais de détails aux réalisateurs, étant « beaucoup trop discret pour poser de pareilles questions ».

George s’ennuyait beaucoup, dans ses films… Et en dehors. Quand on lui demandait ce qu’il préférait dans la vie, sa réponse était invariable : « Dormir. »

Incapable de gérer son argent, il gagna quand même bien sa vie à Hollywood. Il se fit construire une maison avec tennis, piscine et pelouse pour le croquet. S’acheta même un yacht, qu’il céda quand il comprit qu’il aurait à s’entourer d’un équipage — des bolcheviques, peut-être ?

Avec les années et malgré ses siestes répétées, le cinéma le fatigua de plus en plus. Alors qu’on lui proposait un rôle dans La Planète des singes, il déclina : « Après tout ce que j’ai traversé, je ne suis pas sûr d’être capable émotionnellement de jouer un singe. » Fatigue toujours, sa sœur Margaret le trouva un jour dans son jardin en train d’exploser son piano à queue à grands coups de hache. Décidément, il ne fait pas bon pour le ciboulot être victime de la Révolution…

Et puis il fut temps de décamper. Fin avril 1972, quelques mensonges habiles lui ayant permis d’écarter ses proches, George alla se terrer dans un petit hôtel à quinze kilomètres de Barcelone. Il avait tourné avec tous les meilleurs réalisateurs. Son dernier numéro d’acteur aurait lieu en cachette, sans caméra, loin des cinémas et de Brejnev, alors aux manettes dans son pays d’origine. Enfermé dans sa chambre, George mélangea et avala force vodka et médicaments. Quand on retrouva son corps sur son lit, il y avait ce mot d’adieu : « Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance — bon courage. »

 

C’est bien dommage : de Sieyès à Ferry, la Révolution française et ses héritiers mal fagotés et bizarrement rasés aimeraient que nous soyons tous semblables sur la planète des singes. Quelques sages comme Chamfort ou Sanders refusèrent cette charmante fosse d’aisance. Ils préféraient jouer au croquet de leur côté. La société postrévolutionnaire n’étant pas raccord avec eux, n’en voulant plus au montage, ils finirent tous les deux par se tourner vers le suicide.

 

10 bis

 

Mon addition étant trop longue, je me suis accordé une petite récréation, un café entre collègues… Craie blanche à la main, me voici de retour devant le tableau noir.

Un jour, disais-je, les Sieyès et les Ferry en voudraient à l’originalité, et la France combattrait mordicus toute forme de déviance. Il fallait donc qu’un homme prenne les devants et ouvre une voie de liberté au milieu de cette chienlit. Qui donc s’acquitta de cette mission ? La Rochefoucauld bien sûr, et dès le XVe siècle !

 

Bien avant les politicards à la Jules Ferry régna chez nous François Ier, qui est sans doute l’exemple le plus édifiant dans l’Histoire de France d’un chef d’État véritablement protecteur des artistes et des écrivains — rien à voir avec les Ministres de la culture, leurs fêtes et leurs censures, leurs subventions dans tous les sens, leur pédalage dans la semoule du non-sens.

Certains se demanderont sans doute qui était le parrain de François Ier… Eh bien, il s’agissait de… François Ier de La Rochefoucauld ! En 1494, incroyable, mon ancêtre tint sur les fonts baptismaux le futur monarque. Il aurait pu le laisser tomber, il n’en fit rien. Ayant moi-même un sympathique jeune filleul pour lequel j’espère le meilleur, voici comment j’imagine la scène : ce jour lointain de 1494, pendant quelques secondes, La Rochefoucauld, optimiste et ému, eut entre les mains non seulement le petit François mais aussi une certaine idée de la France, élevée, érudite et drôle, rabelaisienne et humaniste, qui n’existe plus aujourd’hui. Allez, soyons gonflé — puisque de toute façon je déraisonne depuis la première de ces pages comme un vieux poivrot de bistrot : quelque part, la Renaissance se déploya en France grâce aux vœux de La Rochefoucauld, bonne fée penchée sur son berceau !

 

Plus tard — nous verrons qu’il y a un rapport —, Choderlos de Laclos publia Les Liaisons dangereuses. Nous étions alors en 1782, avant la Révolution française. Quelle était son ambition avouée ? « Faire un ouvrage qui sortît de la route ordinaire, qui fît du bruit, et qui retentît encore sur la terre quand j’y aurais passé. » L’explosion fit de l’effet, et ce livre un brin coquin, qui en choqua plus d’un, fut plusieurs fois réédité dès sa publication.

L’absolutisme royal n’a pas le monopole de la censure — il suffit de se rappeler les célèbres procès faits à Baudelaire et Flaubert en 1857, sous le second Empire ; ou de se souvenir que si le marquis de Sade avait été emprisonné avant 1789, il fut placé à l’asile de fous après la Révolution. Tant qu’il y aura des réfractaires, il y aura des poursuites judiciaires. Rien de surprenant, ici. Il est plus intéressant de constater qu’avant la Révolution, si le régime était strict, cela n’empêcha pas, et sans doute même provoqua, dans le secret des alcôves et des cerveaux, un âge d’or de la frivolité et de la créativité. Je suis indifférent aux mœurs d’autrui, mais je remarque que le XVIIIe siècle fut celui, en France, du libertinage et d’une forme de laisser-aller de la pensée. J’en veux pour preuve le fait que Casanova ait commencé la rédaction de ses Mémoires en 1789, conscient que les rigolos comme lui devaient maintenant tourner la page — Casanova qui avait préalablement pompé la fortune de la marquise d’Urfé, veuve d’un La Rochefoucauld renvoyé dans l’au-delà par la petite vérole. J’en veux surtout pour preuve l’existence de Jacques le fataliste et son maître, que Diderot écrivit et réécrivit avant sa mort en 1784, sans plan préétabli, et qui est une longue promenade décousue, pleine d’humour et de détours, un des romans les plus débridés de l’histoire de la littérature française. Un livre qui, en raison de sa déconcertante liberté, fut souvent traité d’ordurier.

Cet état d’esprit décontracté qui relie François Ier à Diderot et son parrain La Rochefoucauld à Choderlos de Laclos fut rendu impossible par la Révolution française. Ce mouvement de foule devait être une libération ? À la fin des libations, il ne resta qu’une chape de plomb. En littérature, les ballades en hors-piste furent alors fermées au public : XIXe siècle squatté par la figure patriarcale de Victor Hugo ou balisé par le chemin de croix boueux du naturalisme, XXe siècle embourbé dans l’engagement politique avec des têtes de linotte à la Jean-Paul Sartre comme agents de la circulation aux yeux de traviole… Un peu de légèreté, que diable ! Mais rien à faire : en tombant avec pertes et fracas au nom de l’union de la France, la lame de la guillotine a coupé la tête à tout ce qui dépasse, tout ce qui se démarque, à Rabelais et à Diderot, jetant l’opprobre sur l’art de la digression et du n’importe quoi, et donc sur tout homme ou ouvrage qui sortirait dorénavant, comme le voulait Choderlos de Laclos, « de la route ordinaire »…

 

De ces différents paragraphes superposés et additionnés, je tire ce résultat en forme de point d’interrogation : la route ordinaire de la démocratie est-elle la panacée et le seul chemin ? Je ne vote pas, quelle idée. Parce que j’attends que ma minorité malmenée ait un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale doublé d’un ministère à la Condition rupificaldienne ? Ce serait insolite et gondolant, mais non. Si ma carte d’électeur ne me sert guère que de marque-page, c’est parce que la France n’admettra jamais plus la différence, la danse et la joyeuse démence, la quête de transcendance. Si Delacroix, ayant retrouvé ses esprits, devait peindre aujourd’hui un tableau de notre pays, il pourrait le nommer L’Aliénation démocratique guidant le peuple — et Sosthènes de La Rochefoucauld n’aurait plus à lui ordonner de modifier sa manière. Des patrons aux ouvriers et des chômeurs aux travestis, tous les Français froncent les sourcils, ils se proclament républicains du soir au matin, cette pantalonnade manque de sens mais il est devenu impossible de ne pas y souscrire, même pour rire. Cela ravirait Sieyès le Soviétique mais moi, désolé, je ne suis pas, et ne serai jamais, un enfant de la patrie. Elle ne m’a pas mis au monde, j’étais là mille ans avant. Et pour naître, il a fallu qu’elle me coupe la tête — je n’ai donc plus moyen de m’incliner devant elle en la reconnaissant comme gentille maman.

 

Que les bonnets phrygiens ne montent pas trop vite sur leurs barricades de fortune. Que je les rassure, entre la poire et le dessert : je ne suis pas plus pour un retour à la monarchie, au secours ! Puisque je fais cette concession, qu’on admette quand même qu’elle marche sur la tête cette France où tout le monde est pareil, et ce malgré les prétendues tensions communautaires, ce vaudeville — j’attends toujours le jour où les femmes voilées provoqueront en duel les perruques poudrées dans les jardins publics.

Ah, je vais devenir aussi sérieux que Jules Ferry à la Chambre des députés, désolé : messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Je ne veux pas d’une identité nationale française révolutionnaire bolchevique d’après 1789 ou 1917. La seule chose à laquelle je tienne, c’est l’individu, ce qu’il touche au fond de lui quand il est seul comme un chien errant, et son accablement au moment où la société le contraint à renoncer à son identité pour se fondre dans le consensus d’un État où les farceurs ne peuvent plus s’écrier, comme Louis XIV, « L’État, c’est moi ! », vu qu’ils n’y ont plus droit de cité.

Ce qui m’importe, c’est d’être quelqu’un, plutôt que « d’être quelque chose », comme le désirait Sieyès — « quelque chose », par exemple : une balle de ping-pong ou une motte de beurre ? Personnellement, n’ayant aucune envie de devenir une chose et adhérant aussi peu à la France qu’à l’ANF, ces abstractions collectives, voici ce qu’on trouve, flottant, dans la prison des Carmes de mon âme : le rire et l’envie d’ailleurs — l’insoumission rupificaldienne, entêtante antienne !

 

11

 

Que je cesse un instant de tirer la couverture à moi : je ne suis pas la seule victime de la Révolution française. La preuve, Franz Kafka eut lui aussi à en pâtir.

Je sais bien que ce n’est pas ce qui vient en premier quand on parle de lui, mais Kafka fut véritablement traumatisé par la prise de la Bastille. Il suffit d’ouvrir les yeux et son Journal pour s’en apercevoir. À la date du 2 novembre 1911, par exemple. Ce jour-là, Kafka n’avait pas vraiment le moral. Il n’était pas dans son assiette, plutôt au bout du rouleau. Et voici ce qu’il nota dans son carnet : « Ce matin, pour la première fois depuis longtemps, j’ai pris plaisir à imaginer un couteau qui se retournait dans mon cœur. »

Tournons donc les pages et ouvrons désormais son Journal à la date du… 14 juillet 1789. Non, je plaisante. Ouvrons-le à la date du 4 mai 1913 : « Sans cesse l’image d’un large couteau de charcutier qui, me prenant de côté, entre promptement en moi avec une régularité mécanique et détache de très minces tranches qui s’envolent, en s’enroulant presque sur elles-mêmes tant le travail est rapide. »

Il n’y a pas à chercher plus loin, voici la cause de ton angoisse existentielle, Franz de La Rochefoucauld : c’est la guillotine ! Elle te colle aux basques — et te débite comme un vulgaire jambon de Bayonne.

 

En écrivant cela, aussi soumis qu’un héros de Kafka, je me dis que mon livre n’a pas plus de sens que l’exil terrestre. La Révolution française et ses assassinats… faut-il aller chercher aussi loin l’origine du vertige kafkaïen ? La tradition est là bien sûr, qui pèse sur nos têtes, mais ne suffit-il pas de remonter une génération et de s’en tenir au poids de l’éducation et aux difficultés de la filiation ?

Un jour, allongé sur mon lit et alors qu’il pleuvait dehors, j’ai lu d’une traite les cent pages de la Lettre au père de Kafka. Mon pouls battant la chamade sur un tempo bien supérieur à celui de La Marseillaise, j’avais éprouvé le sentiment réconfortant de donner l’accolade à une âme sœur. J’avais parcouru bon nombre de récits autobiographiques d’écrivains français, adolescent, mais mon détecteur d’or n’y avait rien trouvé, c’était aussi intéressant que de passer un week-end prolongé dans le bocage normand. Et voici qu’en quelques pages seulement, Franz m’étreignait lui avec chaleur — nous nous retrouvions tous les deux à une réunion des Guillotinés anonymes, et c’était réconfortant.

Cette Lettre, qui n’est jamais parvenue à son destinataire, Franz l’a écrite à trente-six ans. J’aimerais qu’on prenne conscience de ce détail : l’homme terrassé par la vie qui s’y exprime n’est pas un adolescent de seize ans victime temporaire d’une séparation anecdotique, c’est un adulte de trente-six ans pour toujours inapte à l’amour.

Comme on le sait, le destin de Kafka est l’un des plus tristes qui soient. On pourrait résumer ainsi son but : la bague au doigt d’une Marianne, seule alternative à la corde au cou pour lui. Survivant de son enfance craintive mais pas de son mal-être, Franz avait entrevu une libération dans le mariage et en avait fait l’objectif définitif de sa vie, l’unique porte de salut envisageable. Il n’avait pas dû taper à la bonne porte : celle-ci resta fermée. Il se fiança plusieurs fois, mais cela n’aboutit jamais, et c’est avec sa tuberculose qu’il finit par échanger des consentements, y succombant à quarante ans.

Au milieu de ce lent et long naufrage, il jeta en l’air sa Lettre au père, cette bouteille à la mer. Dépourvu de la moindre agressivité, Franz y écrit dans le calme, la solitude, la sollicitude. Et dit à son père : ton éducation a sabordé toute assurance en moi mais je ne t’en veux pas, je te pardonne, nous n’avons pas su vivre ensemble, accorder nos violons, sans doute ai-je ma part de responsabilité, je n’ai pas su être un Kafka comme tu le voulais, ni un homme, ni simplement moi-même, et ce poids m’enfonce dans des abîmes de désarroi. Il écrit : « Ce sentiment de nullité qui s’empare si souvent de moi. » Et plus loin : « Et c’est l’oppression qui naît de mon angoisse, de ma faiblesse, de mon mépris de moi-même. »

 

Je voudrais ici qu’il n’y ait pas d’ambiguïté quant à une éventuelle naïveté de ma part. Je sais que cette vision d’un garçon émotif est une version angélique de sa vie et qu’il n’était pas, loin de là, le dernier pour la rigolade. Je sais aussi que certains spécialistes de Kafka en ont marre que Franz soit sans cesse réduit à son père et à ses fiancées, à ses petits problèmes intimes. Ils préféreraient qu’on en parle sous un angle esthétique, en le replaçant dans la grande histoire de l’art dans laquelle il s’est débattu — à savoir le roman européen. Je connais enfin les lectures rabbiniques qui disent que l’œuvre de Franz n’est qu’un long dédale talmudique autour de sa judéité… À tous ceux-là, qui essaient de tirer du feu les marrons de leurs propres préoccupations, je propose un compromis moins convenu, tiré de mes obsessions à moi : et si nous installions Franz Kafka non pas dans sa famille, ni dans l’histoire du roman, mais dans… le vaste roman familial rupificaldien ? Voilà qui serait plus fructueux !

Les innombrables biographes de Kafka ne l’ont jamais raconté — parce que c’est faux et que je l’invente à l’instant —, mais Franz a des origines secrètes, une contrevie dont voici enfin révélée toute la vérité…

 

Usant avec légèreté de son droit de cuissage, La Rochefoucauld-Liancourt avait eu un enfant avec l’une de ses fermières. Au moment de la Révolution française, apprenant l’existence de ce nouveau Masque de fer, Robespierre exigea qu’on lui livrât mort ou vif le fils caché, le bâtard de sang-mêlé, moitié français, moitié rupificaldien. Des chasseurs de primes et autres patriotes malveillants se mirent à traquer son scalp. Les battues furent acharnées mais n’aboutirent pas : pour sauver cette peau qui faisait désordre en Charente, le métis s’enfuit de France et vagabonda en Europe centrale. Rupificaldien errant, il fut contraint de renoncer au patronyme paternel, se faisant faire des faux papiers au nom de Kafka. Et c’est ainsi que, bien des années plus tard, à Prague en 1883, naquit son descendant le plus tourmenté : Franz Kafka.

Le père de Franz, Hermann, voulut lui enseigner à la dure ce que c’est qu’être un Kafka — c’est-à-dire un La Rochefoucauld ! Franz ne comprenait pas très bien où cet Hermann voulait en venir. Il faisait peser une charge trop lourde sur ses maigres épaules, et ça ne le rendait pas très pimpant. Voici, par exemple, ce qu’il lui écrit, dans la lettre qu’il ne lui remit pas : « Il est encore vrai que tu ne m’as pour ainsi dire jamais vraiment battu. Mais tes cris, la rougeur de ton visage, ta manière hâtive de détacher tes bretelles et de les disposer sur le dossier d’une chaise, tout cela était presque pire que les coups. Il en va de même pour un homme qui est sur le point d’être pendu. Si on le pend vraiment, il meurt et tout est fini. Mais qu’on l’oblige à assister à tous les préparatifs de la pendaison, qu’on ne lui communique la nouvelle de sa grâce que lorsque le nœud lui pend déjà sur la poitrine, et il se peut qu’il ait à en souffrir toute sa vie. »

Nous n’avons pas à nous plaindre, Franz et moi : nous n’avons jamais été vraiment battus par nos paternels, Hermann et le Grand Rabbin. Ces hommes autoritaires s’en tenaient aux réprimandes et notre seule blessure était de rejoindre nos chambres on ne peut plus déconcertés. Nous ne comprenions pas ce qu’ils attendaient de nous, le sommeil n’effaçait pas la honte et, chaque matin, c’est l’indécision qui nous réveillait et se chargeait de faire nos lacets : où devaient aller nos godillots, sur ce tapis qui se dérobait sous nos pieds ?

Les années passèrent et rien ne s’améliora : ne sachant comment nous dépêtrer de notre rupificaldisme, ses impératifs et ses interdits, nous continuâmes d’avancer à tâtons, la peur au ventre, la pression de notre éducation nous faisant voir des guillotines partout. Notre résistance n’eut qu’un temps, et nous finîmes coupés en deux : nos corps continuaient de traîner sans direction sur la terre, mais nos âmes épuisées étaient parties boire de l’eau fraîche de l’autre côté du ciel. De là-haut, nous nous mîmes à nous regarder avec une perplexité amusée : qu’est-ce que nous foutions là, à bafouiller une sorte de langage des signes entre deux acrobaties et pantomimes ? Nous ne pouvons rien dire, nous ne pouvons rien être, ce n’est pas sérieux… Tu crois peut-être, Franz, qu’il sortira un jour de toi quelque chose qui ne soit pas mauvais, comique et condamnable, et dans lequel tu puisses te reconnaître ? Tu crois peut-être que tu échapperas à ta solitude ? Eh bien non, tu te goures mon vieux, car ce miracle ne se produira pas — et nous resterons pour l’éternité dans le labyrinthe du doute à nous tourner les pouces en attendant que l’angoisse passe.

Encore aujourd’hui, entre deux pitreries, je ne sais pas regarder les gens dans les yeux et ne me regarde jamais dans la glace — où il n’y aurait rien d’autre à voir que du vide, une énigme ou un gag. J’ai plusieurs petites phobies absurdes… Dans le train, je réserve toujours une place côté couloir, pour ne jamais avoir à importuner mon voisin patriote. Un jour au restaurant, un serveur ne m’avait pas apporté ce que j’avais commandé — évidemment impossible pour moi de le lui signaler, j’avais vite avalé la chose pour que son erreur républicaine n’embarrasse plus mon assiette. De la même façon, il m’est arrivé d’acheter des fringues de toute laideur pour ne pas décevoir le vendeur, ce fervent électeur. Du printemps à l’automne, à Paris, je ne passe jamais sous un arbre, de peur de recevoir dans le cou une fiente de pigeon — cette guillotine moderne ! J’ai aussi le syndrome de l’homme invisible : si je croise dans la rue quelqu’un que je ne connais que de loin, je passe mon chemin, convaincu qu’il ne me reconnaîtra pas. Et c’est ainsi que je me balade sur les boulevards blafards de la vie : en changeant de trottoir dès que se pointe un pigeon, homme sans visage, homme sans tête, fantôme d’une vie d’avant 1789.

Il n’est pas étonnant, avec ça, que Marianne n’ait pas voulu de moi. Comme compagnon, on trouve mieux que les gringalets en attente de pendaison. Et alors que me pèsent ce châtiment des fiançailles impossibles, ce pressentiment que l’alliance est introuvable ici, et le malheur d’une vie où tout est guillotiné avant d’avoir pu exister, c’est vers toi que je me tourne, Franz.

Notre culpabilité et nos spectres familiaux, tu les as mis… dans tes livres ! Je pense à ton roman le plus célèbre, Le Procès. Cette première page où le héros, sans avoir rien fait de mal, est arrêté un matin dans son appartement, n’est-ce pas un hommage direct à notre ancêtre François III de La Rochefoucauld, zigouillé chez lui la nuit de la Saint-Barthélemy ?

Ah, je m’amuse bien sûr, mais on pourrait relire comme ça toute ta bibliographie… Cette autre tragi-comédie burlesque, par exemple, L’Amérique… Un livre qui commence comme ça : après avoir fauté avec une bonne, le héros, jeune homme de seize ans, n’a plus la cote chez lui. Il y est mal vu, accusé, chassé. Alors, il prend le bateau pour New York, vers la statue de la Liberté. Là encore, il s’agit… d’une private joke familiale ! Ce bateau vers l’Amérique, notre ancêtre La Rochefoucauld-Liancourt l’avait pris bien avant, en 1794, pour échapper à la Révolution, afin de trouver lui aussi une forme de libération !

 

Que s’était dit La Rochefoucauld pendant son voyage ? Je n’en sais rien, mais je l’imagine volontiers dans sa cabine… Il n’arrête pas de se retourner dans son lit. Il a des maux de tête à force de se répéter qu’il ne s’était donc pas trompé, le 15 juillet 1789, quand il avait secoué les puces de Louis XVI en lui annonçant : « Non Sire, c’est une révolution. » Et il a des maux de ventre quand il repense à sa vie, qui est bien partie en vrille, depuis. Ce n’est pas qu’il ait le mal de mer : cette nuit, ses tracas suffisent à lui filer l’insomnie de sa vie. Du coup, il quitte sa couche et sort s’aérer sur le pont du navire, y faisant les cent pas, soucieux, les mains dans le dos. Tout le monde dort, il n’y a personne à qui parler pour oublier, et il finit par aller s’appuyer contre le parapet. Là, alors qu’il fait face à l’océan, à l’abandon, à l’horizon invisible dans le noir, j’aime voir La Rochefoucauld se dire avec amertume : « Mes descendants ne seront jamais plus chez eux en Gaule. J’ai beau me prénommer François, la France et ses fromages sont derrière nous — place désormais à plusieurs générations de Franz perclus de faiblesses… »

 

12

 

Cigarette au bec après l’amour, les esprits libertaires me diront que ce Kafka était bien frileux, qu’il aurait dû jouir de la Révolution, oh oui oh hisse, de la révolution sexuelle ! Pour m’en convaincre, ils me parleront de Portnoy et son complexe, publié par Philip Roth en 1969, année érotique, et s’exclameront que ce livre joyeux, qui se passe en grande partie au-dessous de la ceinture, peut être loué pour ses vertus révolutionnaires.

Ne me laissant pas faire, je leur répondrai qu’il me semble moins bas de plafond de parler ici de contre-révolution littéraire — et donc de projet rupificaldien !

 

Ce roman, où un narrateur bavasse pendant quelques centaines de pages farfelues sur ses pulsions les plus intimes, connut à sa sortie un immense succès en même temps qu’un joli scandale. En lui apportant tout à la fois la fortune et la notoriété, les malentendus et les ennuis, Portnoy et son complexe bouleversa la vie de Roth, et il n’eut d’autre choix que celui d’y revenir souvent, dans ses essais et interviews, ou de façon détournée dans des fictions.

Philip en évoque notamment la genèse dans un texte autobiographique titré non sans taquinerie Les Faits, où il raconte ceci : « L’esprit de mon livre suivant, Portnoy et son complexe, commençait à se matérialiser sous la forme de divertissements à l’intention de Bob et Norma et de leurs amis, devenus les miens, Juifs urbains de ma génération, analysants aux profondes attaches parentales, respectables professionnels libérés des principes de la haute bourgeoisie et doués d’un goût prononcé pour l’improvisation bouffonne, et particulièrement portés à recycler dans une mythologie furieusement comique les valeurs communautaires par lesquelles notre irréductible judéité avait été formée. »

Ce que je lis dans cette phrase de Philip ? Moins un appel à onduler du bassin que cet exorde à secouer la noblesse tout en réveillant la France de son dogmatisme bleu-blanc-rouge : bouge-toi, La Roche, ne fuis pas, ne te laisse pas faire, ne reste pas passif ! Fais fi des tabous, déterre les racines rupificaldiennes par le rire, recycle dans une mythologie furieusement comique ton irréductible rupificaldisme et libère-toi du puritanisme intellectuel de la bourgeoisie prolétaire révolutionnaire ! Ouvre toutes les poupées russes de ta généalogie, ces poupées russes non bolcheviques, et pars à la recherche, non pas du temps perdu, mais de « ce je-ne-sais-quoi » dont parlait le cardinal de Retz, noyau identitaire qui sans cesse se dérobe !

 

Ne crachant jamais sur une digression, je profite de la confiance que m’apporte soudainement Philip pour marteler ici une théorie qui déplaira aux mêmes esprits libertaires, par ailleurs amateurs obscurantistes de littérature communiste : le roman français est mort avec l’aristocratie en 1789.

Rupificaldien jusqu’au bout des seins, Philip Roth serait d’accord avec moi. Car si on se met à lui chercher des filiations en France, on ne peut guère comparer l’incomparable Portnoy et son complexe qu’à deux auteurs : Rabelais, pour la verve pornographique, et Diderot, pour la trame de Jacques le fataliste et son maître. Dans Jacques le fataliste, Jacques le valet raconte pendant tout un voyage à son maître son éducation sexuelle ; dans Portnoy, le narrateur confesse à son psychanalyste l’histoire secrète de sa libido : qu’ils s’adressent à leur maître ou à leur psychanalyste, Jacques et Portnoy sont de proches cousins. Et comme je l’ai rappelé auparavant, Rabelais et Diderot ont vécu avant la Révolution française. N’est-ce pas la preuve irréfutable que pour révolutionner vraiment le roman, il faut retourner fouiller avant la Révolution, quand ce pays était encore vivant ? Personnellement, souriant des gencives aux oreilles, ce raisonnement me semble des plus aboutis.

 

Je m’avance un peu, mais j’ai quelques cartouches pour tenir le front… Voici ce que je pense : le roman, signe de liberté, n’est pas éternellement lié à une contrée ou une civilisation, il n’est là que par moments, c’est un grand oiseau migrateur, et il est définitivement parti de France en 1789. Depuis, on l’a croisé dans divers endroits. Où ça ? Par exemple dans la Russie tsariste avec Gogol, Gontcharov et les autres — ces auteurs ayant écrit avant la Révolution bolchevique de 1917. Après cette date, ne cherchez plus, la peur du goulag élaguait trop.

Certains me diront que je raconte n’importe quoi. Vraiment ? Après vous…

Pour s’en tenir à notre vieux pays, d’aucuns me postillonneront que, depuis 1789, il y a eu : Céline ! La révolution du langage et scrogneugneu… Méli-mélo blabla ! Cessons donc de jouer les gougnafiers. Bien sûr, Céline était géant. Sauf que, emprisonné et condamné à l’indignité nationale, n’a-t-il pas vu les trente-six chandelles à cause de la République ? La France ne l’a-t-elle pas longtemps traîné dans la boue avant d’en faire son chouchou ? Reclus dans sa maison de banlieue avec son perroquet, d’un château l’autre, il me semble que ce frondeur n’était pas occupé à hisser haut le drapeau tricolore : emmitouflé dans ses foulards et ses guenilles, n’officiait-il pas plutôt dans la contre-révolution ? Styliste apatride, il avait renoncé à la grammaire enseignée dans les écoles de Jules Ferry, puisait dans une langue argotique pour mieux faire swinguer ses envolées aristocratiques. Et s’il fut visionnaire, c’est en regardant en arrière : car l’auteur génialement clownesque de Guignol’s band n’était-il pas, tout compte fait, un nouveau Rabelais ? Me revient enfin en mémoire cette phrase que j’avais soulignée dans ses Entretiens avec le Professeur Y : « Prenez note ! prenez encore note ! vous relirez tout ça plus tard… il faut être plus qu’un petit peu mort pour être vraiment rigolo ! voilà ! il faut qu’on vous ait détaché. » Et le détachement, qui mieux que la guillotine peut vous l’apporter…

 

Passons à la Russie, avec ou sans chapka. Après 1917, me dira-t-on, il y a eu Vladimir Nabokov, le dandy goguenard, joueur d’échecs et chasseur de papillons. Je rappellerai très calmement, autour d’un samovar, que les nobles Nabokov furent ruinés et ostracisés par la Révolution bolchevique, et que Vladimir quitta son pays à ce moment-là.

Réfugié plus tard aux États-Unis, naturalisé américain, il publia en 1951 un livre autobiographique, Autres rivages, qui ne relève pas précisément du réalisme socialiste : gouvernantes et précepteurs, luxe, calme et volupté, y est décrit un monde proustien, celui d’avant la Révolution russe. Nabokov y écrit, par exemple, ceci, avec un ton rogue qui aurait déplu à Lénine et Saint-Simon : « Le paragraphe suivant n’est pas pour le lecteur en général, mais très précisément pour l’imbécile qui, parce qu’il a perdu une fortune dans quelque krach, s’imagine me comprendre. Si, depuis 1917, j’en ai après la dictature soviétique, c’est sans rapport avec une quelconque affaire de propriété. Mon mépris pour l’émigré qui “hait les Rouges”, parce qu’ils lui ont “volé” son argent et sa terre est absolu ; la nostalgie que j’ai nourrie toutes ces dernières années est le sentiment hypertrophié d’avoir perdu mon enfance, non le chagrin d’avoir perdu des billets de banque. »

Vladimir a raison de le rappeler aux communistes capitalistes et aux révolutionnaires à bas de laine : ils peuvent garder leurs sous, roupies de sansonnet et monnaies de singe. Avec Vladimir, nous n’en voulons pas. La seule chose qui compte pour nous, c’est l’enfance, et cette liberté d’esprit que les Rouges ne feront jamais leur en cassant nos tirelires.

Ayant fui son pays, Nabokov quitterait sa langue natale, le russe, pour écrire directement en anglais. Bienvenue au club, cher Vladimir : vous aussi, vous avez été coupé en deux par la guillotine de l’Histoire ! Vous aussi… la Révolution française vous est tombée dessus ! Chassé du vert paradis de l’enfance, dépossédé dans le même geste de votre innocence et de votre langue maternelle, c’est-à-dire de votre identité, de vous-même, vous n’avez eu d’autre choix que de vous réinventer dans une autre langue, avec un autre passeport, sur d’autres rivages… Quelle fatigue, mon cher… Comment faire pour parler normalement de soi, après avoir reçu autant de coups, quand on vous a coupé la langue ? Voulez-vous que nous en discutions autour d’un bon whisky ?

En attendant sa réponse à mon invitation — Vladimir, pour se remettre de Lénine et Robespierre, fait en ce moment même une sieste avec George Sanders —, je vous livre à nouveau mon verdict : la Révolution française, le communisme et autres cochonneries semblables ont ravagé les pays où ils sont passés. Depuis, à la carte des cafés littéraires français, on vous propose du bœuf bourguignon, de l’Émile Zola ou du Marguerite Duras, plats en sauce tournés qui n’ouvrent guère l’appétit. Et, laissant les gastronomes sur leur faim et ce menu des moins engageants, j’arrêterai là ma démonstration. Si je devais continuer, ce serait du boulot à écrire et à lire, nous y serions encore après-demain et j’ai pour ma part d’autres obligations — un match de tennis m’attend à vingt minutes de chez moi et je n’ai pas encore passé mon short.

 

Si je dois vous abandonner un moment, c’est aussi parce qu’après mon tennis, je vais aller retrouver Philip Roth, qui me reparlera de ses marottes, dont la sortie mouvementée de Portnoy et son complexe. Autour d’une tasse de thé à l’alcool, il me racontera à nouveau en riant la polémique et l’incompréhension rencontrées au moment de la parution de ce livre, il y a plus de quarante ans. Je rebondirai volontiers sur ses blagues. En sortant du café, bras dessus bras dessous, nous nous rendrons dans un café-théâtre assister aux premiers pas sur scène d’un jeune humoriste pour lequel nous aurons écrit des sketches à quatre mains. En chemin, j’aurai une dernière question, relative à Portnoy. Ce roman tourne en grande partie autour de la figure de la mère. La Lettre de Kafka se penche, elle, sur le mari de celle-ci : le père. Avec souplesse, je soumettrai à Philip mon hypothèse d’une bipolarisation possible du malheur sentimental : les garçonnets qui ont eu dans leur enfance des soucis avec leur mère sont-ils forcément condamnés à se lancer toute leur vie dans une course effrénée et pathétique à la sexualité ? À l’inverse, les garçons qui ont eu des problèmes avec leur père sont-ils originellement pétrifiés par la sensualité ? Moqueur, Philip éclatera de rire : « Décidément, tu n’es encore qu’un apprenti, Louis-Henri… Un naïf. Un pauvre bleu ! Flûte, tu n’es pas très calé en psychanalyse ! »

 

13

 

Je me suis perdu dans un long tunnel depuis la fin de mon premier chapitre… On ne peut pas dire que je sois expert en suspense bien troussé — reprenons donc le fil du récit.

L’autre jour, après mes déboires avec Marianne, je ne l’ai pas prise en filature dans les rues de Paris. À la place, et pour dire la vérité rien que la vérité, je suis rentré dans un bar avec l’intention d’avaler quelques verres et adoucir le cours du temps.

Le troquet en question était désert et le serveur, en plus de larges épaules de lutteur gréco-romain, affichait la mine patibulaire de l’homme sans cœur qui se serait engagé au pied levé comme bourreau sous la Révolution française. Un type prêt à se dévouer pour servir la France n’est pas forcément prêt à servir un La Rochefoucauld…

Après m’avoir dit qu’il adorait le socialisme, il aborda à raison les choses sérieuses — à savoir la boisson. C’est là que j’eus l’occasion de confirmer mes intuitions : il y avait bien incompatibilité d’humeur entre lui et moi.

 

« Que buvez-vous ?

— Vous auriez de la bière Chimay ?

— Pourquoi ?

— Ça me ferait plaisir, j’ai des ancêtres Chimay…

— Je vois ça… À votre visage blême. Vous m’avez l’air atteint, et bien hautain. On voit que vous ne travaillez pas la terre de vos mains. Vous n’auriez pas un nom noble, vous, des fois ?

— Là n’est pas le sujet, camarade.

— Oh que si… vous n’allez pas recommencer à vouloir jouer les petits marquis, les petits malins. Les privilégiés de service. Je vous rappelle qu’on n’est plus avant 1789. Il faut se réveiller ! Et ne me racontez pas que vous avez souffert, on connaît la chanson… Pas de bière Chimay, donc. Sous la République, on ne sert plus que de la Kronenbourg.

— Quelle vilenie, dites-moi.

— Et d’ailleurs, je vais te tutoyer et me passerai de tes commentaires, citoyen. Allons, annonce : que bois-tu ?

— Un bourbon.

— Hors de question.

— Pardon ?

— C’est fini, les Bourbons.

— C’est pas facile, dites donc, ces restrictions, cette prohibition… Tant pis, je vais prendre une eau de Perrier.

— De quoi ?

— Une eau de Perrier.

— Pourquoi mets-tu donc une particule au Perrier ?

— Je ne sais pas, chez mes parents, on a toujours dit : une eau de Perrier.

— Eh bien, sous la République, on dit : un Perrier. Comme : un citoyen.

— Je ne boirai rien, alors. Mais ma parole, c’est pas faute d’avoir essayé… Quelle connerie, votre République, pour tous ceux qui ont soif ! Soiffards de tous les pays, lâchez vos panachés, unissez-vous derrière mon panache blanc !

— C’est bien ce que je pensais.

— Quoi, encore ?

— Que ça vous monte à la tête, ces histoires de noblesse. Ne bouge pas, citoyen… Sigmund ! Sigmund !! Arrête de glandouiller pour une fois, viens voir, je tiens un nouveau malade ! »

 

Le Sigmund dont il parlait, je m’en aperçus vite, n’était pas la femme du patron : un monsieur à la barbe blanche finement taillée sortit de la cuisine — et visiblement du somme qui le retenait dans cette arrière-salle. Il me regarda d’un air soupçonneux.

 

« Veuillez me décliner sans coup férir votre identité…

— Louis-Henri de La Rochefoucauld. »

 

À ces simples mots, son visage s’illumina. Il rayonnait désormais plus que le Roi-Soleil.

 

« Ah, extra, je n’y croyais plus, génial et top cool, les affaires reprennent ! Allons, mon ami, allongez-vous sur le comptoir !

— Pardon ?

— Mon divan est dans un garde-meubles, je ne m’en étais plus servi depuis longtemps. Nous allons donc vous opérer le cerveau sur le comptoir. »

 

Conciliant, j’enlevai mon blouson et m’allongeai sur ledit comptoir, sous le regard toujours aussi hostile du serveur. J’avais un doute, entre nous soit dit…

 

« Avant que nous commencions, puis-je me permettre une petite question, monsieur le médecin ?

— Sentez-vous libre.

— Ne seriez-vous pas… Enfin… Non, c’est idiot…

— Sentez-vous libre, je vous dis !

— Ça va vous paraître benêt, mais ne seriez-vous pas Sigmund Freud, le charlatan viennois ?

— Je suis son sosie.

— C’est-à-dire ?

— Vous avez sous les yeux le sosie de Sigmund Freud. Son sosie officiel. Je dirais même : homologué, certifié. La copie conforme du vieux grigou ! La doublure du grand manitou !

— Eh bien, ils commencent bien, vos soins… Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?

— Le grand Sigmund a déjà beaucoup de patients à traiter avec les Juifs et leur inconscient endolori. Alors, il m’a engagé pour m’occuper des La Rochefoucauld. C’est une clientèle moins noble que les Proust, Modiano, Roth ou Kafka, mais il faut bien gagner sa vie et ça reste intéressant : les pathologies sont similaires.

— Si vous le dites, sosie.

— Par où pouvons-nous commencer ?

— Comme vous voulez.

— Racontez-moi une anecdote lointaine de votre vie.

— Voyons voir… Carrément avant ma naissance, par exemple ?

— Par exemple.

— Voilà quelque chose que personne ne sait : quand ma mère était enceinte, son docteur lui avait dit qu’elle attendait une fille.

— C’est vrai ?

— Véridique, oui. Ça vous convient, vous y trouvez du grain à moudre quant à mes troubles de la personnalité ?

— Bof… Revenons plutôt à la Révolution française. Puisque je connais vos questions, je vais directement vous apporter des réponses.

— À vous de jouer, sosie.

— Tout d’abord, savez-vous pourquoi vous êtes aussi infantile, incapable de passer le permis de conduire, de trouver du travail, un logement, de remplir des papiers administratifs, de voter, d’avoir des conversations et des soucis d’adulte responsable et respectable ?

— Non.

— Parce que les hommes sans tête restent éternellement enfants, comme Peter Pan. Regardez autour de vous, La Rochefoucauld : tous les adultes ont une tête, plus ou moins bien faite. Vous, non. Vous resterez donc toujours un garnement.

— Très bien, sosie. D’autres remarques sur l’étrangeté de mon comportement rupificaldien ?

— Savez-vous pourquoi le peuple de France avait décidé d’un commun accord de vous décapiter ?

— Non.

— Pour que vous saigniez un maximum. Pour vous vider de votre sang. Pour vous rendre : cachère.

— Combien prenez-vous par consultation ?

— Vous voulez savoir si je suis cher ou cachère ?

— Arrêtez de faire le zozo. Si c’est pour entendre des fumisteries pareilles, moi, je m’en vais. J’ai d’autres chats à fouetter.

— Attendez, ne vous énervez pas… Vous savez pourquoi vous pensez tout le temps à la Révolution française ?

— Allez-y, sosie…

— À cause de la guillotine, pardi ! Cette ablation mentale de la prostate conçue sur mesure pour les aristocrates ! Le fantasme de la décollation, c’est celui de la castration, de l’impuissance, ô joie pour le psy que je suis, le châtiment suprême !

— Calmons-nous, sosie.

— La clef de votre noblesse errante, aussi ! La guillotine vous a psychiquement circoncis ! C’est écrit non pas chez Chrétien de Troyes mais bien avant, dès la Genèse : “Quand ils auront huit jours, tous vos mâles seront circoncis, de génération en génération.” Et juste après : “Mon alliance sera marquée dans votre chair comme une alliance perpétuelle.” Les révolutionnaires ont emporté votre prépuce dans leurs tombes, Louis-Henri, de là viennent vos complexes d’infériorité et de supériorité mélangés, votre sympathie pour Roth et Kafka, votre dédoublement et vos dérobades diverses !

— Vous êtes hystérique, mon vieux, c’est vous qu’il faut soigner… Et arrêtons de déraper avec ce parallèle poil à grattouiller, c’était pour rigoler et la plaisanterie a assez duré.

— Très bien, arrêtons avec ça. Croyez-moi, par contre : je suis parfaitement sain d’esprit. Laissez-moi donc faire à ma guise, vous qui êtes apparenté au duc de Guise ! Vous êtes entre de bonnes mains ! Et maintenant, puisque votre surmoi est dans vos dessous, je vais vous demander de vous déshabiller intégralement afin que je puisse jeter un œil à ce que vous avez dans votre caleçon.

— Non merci, sosie.

— Alors racontez-moi son histoire.

— L’histoire de mon caleçon ?

— L’histoire de ce que vous nous cachez dedans. Vive le naturisme psychanalytique, aimons-nous libres et vivants, ouistiti, parlons zizi avec le sosie !

— Votre curiosité me touche, elle honore le grand professionnel que vous êtes, mais voyez-vous j’ai peur qu’on nous écoute.

— Rien ne sortira de ce cabinet.

— Les murs ont des oreilles, sosie. Et parfois des lecteurs.

— Vous ne voulez vraiment pas me parler de ce que vous avez là, embastillé sous votre caleçon ?

— Non.

— Vous êtes sûr ?

— Oui.

— Très bien. Dans ce cas, je vais devoir vous recouper la tête. »

 

C’est à ce moment précis, alors que le serveur s’apprêtait à me saisir de ses gros bras pour m’immobiliser sur le comptoir, que j’eus le bon réflexe et l’instinct de survie : je réussis à prendre la tangente, à attraper mon blouson et à partir du bar en courant comme pour distancer mon ombre. Parler de soi et de son rupificaldisme le plus personnel à deux inconnus, deux pigeons, tard le soir, nu sur un comptoir : non mais quel cauchemar que ces méthodes barbares !

 

14

 

J’ai beau ne pas être sourd, je n’entends plus la musique. C’est un signe qui ne trompe pas : nous devons interrompre cette première valse. Car j’aperçois derrière l’orchestre et en haut de ce chapitre le fatidique chiffre quatorze — quatorze comme : 14 juillet 1789.

J’aurais aimé danser avec Marianne mais elle ne voulait pas de moi, alors c’est vous que j’ai entraînés sur la piste de mes farces. J’espère que je ne vous ai pas trop marché sur les pieds… Ou plutôt si : j’espère avoir esquinté vos gauloises gaules.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’ai le sentiment, avec mes associations d’idées et à votre grande surprise, d’avoir repris la Bastille. Que les Français ne s’en choquent pas, c’est mon côté révolutionnaire : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » comme disait Danton, avec lequel je suis ici assorti ton sur ton.

Vous aurez peut-être été agacés par la mégalomanie et l’assurance parfois affichées au cours de ces chapitres. Sachez qu’elles ne sont pas les miennes. Ma corne de brume et mes provocations n’étaient qu’un masque comme un autre, un rôle de composition, un moyen de vous faire avaler le bouillon de ma démonstration — et aussi de prendre du bon temps.

Maintenant que j’ai repris le contrôle, je vais pouvoir baisser la garde.

 

Comme vous le savez, la prise de la Bastille fut un événement mineur en lui-même. Après la capitulation de cette vieille bâtisse, les émeutiers ne libérèrent que sept prisonniers, dont deux zinzins.

Le soir du 14 juillet, revenant fourbu et bredouille d’une partie de chasse, Louis XVI écrivit paraît-il dans son carnet ce commentaire lapidaire : « Aujourd’hui, rien. » Il est vrai qu’il n’était pas encore au courant des événements de la journée — puisque La Rochefoucauld-Liancourt ne lui mettrait la puce à l’oreille que le matin suivant —, et qu’il voulait parler ici de la chasse et non du soulèvement populaire. On peut quand même faire comme si c’était l’inverse et l’affirmer : le 14 juillet 1789 est une date en elle-même insignifiante, qui n’est devenue qu’après-coup l’emblème de la Révolution française. Il ne faut donc pas concentrer toute notre attention là-dessus et faire l’impasse sur le reste : car il se passa des choses plus émouvantes au cours des années suivantes.

C’est pourquoi j’aimerais arrêter ici mon essai par l’absurde, ma parodie de pamphlet et ma tentative d’assaut, pour aborder des faits plus intimes, en m’invitant pour ce faire dans la cellule de Louis XVII.

 

Son frère aîné, Louis-Joseph, étant mort juste avant la Révolution et Louis XVI ayant été guillotiné le 21 janvier 1793, Louis-Charles de France devint immédiatement ce jour-là : Louis XVII.

Un drôle d’accès à la royauté, tout le monde en conviendra, puisque cela faisait alors plusieurs mois qu’il était retenu à la prison du Temple. Roi, il n’en sortirait pas. Il y resta jusqu’à sa mort le 8 juin 1795, seul dans sa cellule. Je crois qu’il n’est pas extravagant de parler dans son cas d’une couronne… d’épines.

N’étant pas Ponce Pilate, je ne m’en lave pas les mains, et j’essaie d’imaginer quelles pensées étaient les tiennes, Louis, au cours de ces années. Tu n’avais pas demandé à naître, et encore moins dans cette famille, avec ce nom, et encore moins à ce moment-là. Tous les avantages dont tu aurais dû profiter se sont retournés contre toi d’un seul coup. Tu es mort à dix ans. Tu étais faible et malmené, tu n’avais pas de visites, les têtes tombaient autour de toi, tu n’avais pour toi que ton âme où trouver du silence, de l’amour et du réconfort, pour rester suspendu au-dessus des aléas de l’emprisonnement, en petit fakir du désespoir. J’aurais aimé être vivant alors, être ton parrain et venir jouer avec toi, te chatouiller, t’apprendre le tennis et le javanais, te raconter des plaisanteries. Nous aurions bien ri, tous les deux. Tu sais, il ne faut pas t’en faire. Tu as été digne dans la douleur. Tu n’avais le droit de rien faire. Le stoïcisme, c’était tout ce que tu pouvais parfaire. Tu as gardé ta fierté, tu ne les as pas laissés te tuer. La maladie qui t’a emporté, ce n’est pas leur guillotine mais ta tuberculose — le même mal que Franz Kafka, dont tu aurais aimé les livres. Maintenant que tu as échappé aux révolutionnaires, tu ne seras plus jamais seul. Tu nous as rejoints, Franz et moi, nous serons tes frères pour l’éternité.

 

Voilà, vous l’aurez compris à mon accent soudainement lyrique et légèrement pompier — avec derrière moi Jules Ferry à la contrebasse : j’aimerais revenir à mon enfance, m’asseoir à côté de lui, Louis, nous portons le même prénom, et la même ombre au-dessus de nous.

Comme Jacques, le personnage de Diderot dont je vous ai précédemment parlé, j’ai un maître à qui m’adresser en la personne de Louis XVII. Je ne reconnais pas la République française, il est mon roi, alors c’est à lui que je parle, et je me lance, forcément fataliste.


1.  La Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827) : retenons son nom, ce monsieur repassera souvent au cours du livre.