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Amelia

J’ai vu un film, une fois, où les gangsters avaient coincé la tête du type par des procédés douteux. Le gars criait alors qu’ils lui enfonçaient des pointes en fer, lui fissurant le crâne et faisant jaillir sa cervelle par ses oreilles. C’était dégoûtant et je ne pouvais pas détourner le regard.

J’éprouve exactement la même sensation en ce moment.

— Bonjour, ma chérie.

Mes oreilles peinent à comprendre les mots, à resituer l’homme à qui ils appartiennent.

À se souvenir, tout simplement.

On bouge. Je sens des vibrations, comme dans un véhicule en marche.

Mon visage est sur une surface froide, mais quand j’essaie de lever la tête, j’ai l’impression qu’elle va exploser.

Je gémis.

Il rit et ma tête rebondit contre la surface dure et froide. Une vitre.

— Réveille-toi ! Tu rates la meilleure partie.

J’ouvre une paupière à la fois, comme si elles étaient collées. Je lève les bras et je les sens lourds, deux poids morts, mais je parviens à me frotter les yeux. Enfin, je distingue la lueur orange vif d’un lever de soleil à travers les arbres touffus.

La voiture roule sur un nid-de-poule et je heurte l’homme assis à côté de moi.

J’étouffe un cri en rebondissant sur son corps ferme et me tourne vers lui. Putain, c’est bien réel. La nuit dernière. Madame Liona. Charlie. Lui.

Gregory Scafoni.

Tout est réel.

— Qu’est-ce que tu m’as donné ?

Il essuie d’une main gantée le coin de ma bouche et je comprends que je bave.

— Un relaxant musculaire. Je te l’ai dit.

Une voiture nous croise sur cette route qui semble beaucoup trop étroite pour deux véhicules. Elle est plus basse que la nôtre. Nous sommes dans un SUV. Différent de celui d’hier soir, cependant.

Et la plaque d’immatriculation de la voiture qui passe est différente aussi.

C’est un rectangle étroit et long, bleu et blanc, avec un I et un cercle d’étoiles jaunes. La panique me pousse à coller mon nez sur la vitre pour voir la voiture disparaître, essayant de distinguer la plaque d’immatriculation. Une chose est sûre, elle n’est pas américaine.

— Où sommes-nous ?

Il rit.

— Détends-toi, bon Dieu ! Tu es si tendue.

Je me tourne vers lui et me couvre la bouche, en proie à une vague nauséeuse qui me saisit aux tripes.

— Merde. Arrête la voiture, ordonne-t-il.

Nous nous arrêtons aussitôt. Je suis à peine sortie du véhicule que je vomis au bord de la route.

Je suis pliée en deux et il me tient par la taille, une main autour de mes cheveux dans une queue de cheval maladroite. Nous nous trouvons dans trente centimètres de neige environ.

— Où sommes-nous ? insisté-je avant d’être secouée par un autre haut-le-cœur. Qu’est-ce que tu m’as fait ?

Après quelques minutes, je me redresse et passe le dos de ma main sur ma bouche pour en essuyer la bile.

Le chauffeur s’approche et tend à Gregory une sorte de chiffon qu’il utilise pour nettoyer mon visage.

— C’est fini ? demande-t-il.

Comme si je pouvais me contrôler !

— Donne-lui de l’eau.

Le chauffeur se penche dans la voiture, sort une bouteille d’eau et l’ouvre.

— Rince-toi la bouche, me dit Gregory.

En effet, ma bouche a un goût affreux et l’eau ne va pas suffire à le faire disparaître.

Je sens une autre secousse, mais il n’y a plus rien. Quand il me ramène dans la voiture, je ne me bats pas. Je n’en ai pas la force. Je me laisse attacher et je reste assise là, sale et frigorifiée à cause de mes pieds et de mon jean mouillés par la neige. Mon crâne palpite et je n’arrive pas à chasser de ma bouche le goût du vomi.

— J’ai mal à la tête. 

— Ça te servira de leçon. 

Je le regarde.

— J’espère que tes couilles te font aussi mal que ma tête.

— Je vois que tu reviens à toi ! souligne-t-il en riant alors que nous reprenons la route.

— Où sommes-nous ? 

— À environ quarante-cinq minutes de Rome.

— Rome ? 

Il acquiesce.

Je regarde à nouveau au-dehors et découvre un panneau de signalisation inconnu, un cercle rouge avec le nombre quatre-vingt au milieu. S’agit-il d’une limite de vitesse ?

— Rome ? répété-je.

— La banlieue. Nous ne sommes pas à Rome à proprement dit.

— Comment… ? 

J’étais évanouie. Il a bien fallu qu’on prenne l’avion. Les agents de l’immigration l’auraient arrêté. Quelqu’un l’aurait arrêté.

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit la nuit dernière ? Sur l’argent capable de tout acheter ?

Une fois encore, il me regarde comme si j’étais débile.

— Les gens m’auraient vue.

— Avion privé. Personne ne t’a vue, personne qui s’en soucie, en tout cas.

— Tu m’as kidnappée. 

— Tu ne m’as pas laissé le choix quand : a) tu as essayé de me poignarder, et b) tu m’as enfoncé ton genou dans les boules.

Je regarde son cou, à l’endroit où la lame a percé la peau. Je me suis dégonflée.

— La prochaine fois, je réussirai avec le couteau, lui dis-je.

— S’il y a une prochaine fois, sache que ce que tu ressens en ce moment, ce sont des putains de vacances par rapport à tes souffrances quand j’en aurai fini avec toi.

Il ne sourit pas, n’exprime pas le moindre rire, la moindre grimace. Rien.

C’est un avertissement.

Et il n’hésitera pas à le mettre à exécution.

— Où m’emmènes-tu ? 

— Chez moi. Je te l’ai dit hier soir. J’espère que tu n’es pas toujours aussi tête en l’air.

— Tu m’as droguée, espèce de salaud.

— Tu ne m’as pas laissé le choix. J’ai dépensé beaucoup d’argent pour toi, la nuit dernière.

Mon front se plisse quand je me remémore les détails.

Mon Dieu, aurais-je fait cela s’il n’avait pas débarqué ? Aurais-je vraiment suivi Madame Liona ? Couché avec un inconnu ?

Non, je ne peux pas y penser.

— Tu ne m’as même pas remercié de t’avoir sauvée de ce pervers qui avait acheté ta virginité.

Oh, Seigneur. Quel mot atroce !

— Pourquoi as-tu fait ça ?

— Pourquoi ?

Je hoche la tête.

— Parce que je suis un égoïste. Je te veux pour moi tout seul.

Encore une fois, il est très sérieux, mais différent, cette fois. Ce n’est pas une menace à peine voilée. C’est autre chose.

Quelque chose de sombre, teinté de solitude.

Comme s’il y avait un vide en lui.

Je sens un frisson soudain et j’ai mal au ventre. Ce n’est pas comme si j’allais vomir, cette fois. C’est le même ressenti qu’après la moisson.

Du désir.

Voilà qui est étrange. Je n’arrive pas à comprendre.

Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas bien.

La voiture ralentit et j’entends le cliquetis du clignotant. Nous empruntons un virage serré et commençons à monter. La route est plus cabossée, en terre, trop étroite pour permettre le moindre coup de volant.

Gregory reporte son regard sur le pare-brise et j’en fais de même.

C’est l’hiver, les arbres sont nus. La neige recouvre le sol et s’accroche à chaque branche, créant un merveilleux paysage de carte postale. Le lever du soleil, orange vif, a cédé la place à un ciel bleu clair et je sais qu’il règne un silence de mort à l’extérieur. On pourrait entendre une mouche voler.

Je fixe Gregory Scafoni du regard. Les poils sont plus drus le long de sa mâchoire.

— Combien de temps suis-je restée dans les vapes ? 

Il se tourne vers moi.

— Toute la nuit !

La voiture prend un nouveau virage et il me regarde attentivement.

Je cligne des paupières et détourne les yeux.

— J’aime tes cheveux comme ça. 

— Parce que je lui ressemble ? demandé-je.

C’est plus fort que moi. Tout comme cette bizarrerie, ce désir, cette vague impression de regret.

Ses yeux s’étrécissent et on dirait qu’il lit en moi, comme s’il comprenait quelque chose.

Je reporte mon attention sur le décor enneigé, essuyant furtivement mes yeux humides en espérant qu’il ne le remarque pas.

Il y a quelque chose qui ne va pas chez moi.

Le SUV ralentit à mesure que nous approchons du portail rouillé ouvert et du vieux mur d’enceinte en pierre d’une immense propriété.

Tout est blanc alentour. Une épaisse couche de neige fait ployer les branches des arbres et recouvre le jardin traversé par l’allée sinueuse qui nous conduit vers une maison dont je ne distingue encore que le toit. C’est un vrai manoir au milieu d’un domaine, en partie délabré comme les murs d’enceinte et la porte fatiguée.

Pourtant, je ne peux m’empêcher de trouver cet endroit magnifique.

Obsédant.

Comme oublié par le temps.

Deux des quatre cheminées fument, et là où la neige ne s’accumule pas, je distingue les murs en terre cuite caractéristiques de l’Italie. Il y a trois niveaux. À l’étage supérieur, les fenêtres sont fermées avec des planches placardées devant les encadrements ouvragés évoquant une architecture arabe.

Un grand balcon court sur toute la façade au premier étage. De grosses branches noueuses et couvertes de neige se mêlent à la balustrade en fer forgé. Là, des volets en bois sont ouverts, les fenêtres semblables à des yeux qui nous regardent approcher.

C’est exactement cela. La maison nous attend.

Nous atteignons une immense fontaine, où j’imagine presque de l’eau couler au printemps et en été. Elle est à demi écroulée, mais la décrépitude la rend presque plus belle.

Le chauffeur la contourne pour s’arrêter devant la bâtisse.

Trois longues marches en pierre mènent sous le porche, aussi large que le balcon au-dessus. Là, le sol est sec, la neige n’y a pas pénétré. Je discerne la jolie couleur du mur, comme celle du lever du soleil ce matin.

Il y a un feu qui brûle dans la grande cheminée extérieure. La porte s’ouvre et une femme plus âgée apparaît, s’essuyant les mains sur son tablier. Je souris. Pendant un moment, un seul instant fugace, j’oublie où je suis, avec qui je suis et comment je suis arrivée ici.

J’oublie que je suis captive.

Une Willow à côté de ce bâtard de Scafoni, aussi beau qu’impitoyable.

Cependant, il suffit que la portière du SUV s’ouvre et que la main de Gregory, tel un étau sur mon bras, me tire à travers la banquette et hors du véhicule pour me le rappeler. Il me rattrape quand je trébuche, mais ne me regarde pas.

Ses yeux sont rivés sur la maison et les miens sont sur lui.

C’est sa maison.

Il avait dit que nous rentrerions à la maison.

Je frissonne lorsqu’une rafale de vent glacial envoie de la neige sur mon jean encore mouillé et je croise les bras. Enfin, Gregory se tourne vers moi.

— Bienvenue à la villa De Rossi, Amelia Willow. J’espère que tu seras très malheureuse ici.