6

Amelia

C’est le soir qui a tout changé. Pas seulement pour Helena et Sebastian, mais pour lui et moi. C’est le soir qui nous a conduits jusqu’ici.

Je reste bêtement muette en écoutant la porte de la salle de bain se fermer à clé, puis le bruit de la douche.

Il avait l’air accablé. Fatigué. Quand je lui ai demandé pourquoi, il était tellement éreinté.

Je traverse la chambre jusqu’à mon sac à dos et je sors mes cahiers. Je m’assieds sur le bord du lit, son lit. En regardant les carnets de dessin, je trouve celui que je cherche. Je sais exactement lequel il a utilisé. Du moins pour l’image que j’ai reconnue. Pour les autres, dans son dos, je n’ai eu qu’un aperçu des entrelacs à l’encre.

Il me faudra des heures pour étudier sa peau.

Des jours.

Assise, j’observe le croquis, le traçant du bout des doigts, chacun des anciens billots de bois, les taches que forment les visages de mes sœurs.

Ils sont là, ces bâtards de Scafoni.

La douche cesse de couler, mais je m’en rends à peine compte. J’essaie toujours de comprendre ce qu’il a fait. Quand la porte s’ouvre, je le dévisage et il s’arrête une seconde, comme s’il était surpris de me voir ici. Où irais-je donc ?

Il a une serviette autour des hanches, ses cheveux sont mouillés, en pointes sur sa tête, et je ne peux m’empêcher de le contempler pendant une longue minute. J’admire le passé tatoué sur son corps, parce que c’est exactement ce dont il s’agit.

— L’un de mes carnets avait disparu. Je pensais que j’étais folle, commencé-je. Je me rappelle avoir cherché partout. C’est à ce moment que j’ai arrêté de les sortir de l’appartement. Je me suis mise à dessiner sur des serviettes en papier parce que je ne pouvais pas arrêter. C’était toi ? Tu l’as pris ?

Il ne me répond pas, mais ce n’est pas nécessaire. Les preuves sont là. Sur son torse.

Je dépose le carnet de côté et je me lève, me dirigeant vers lui.

Il a toujours son gant. Il s’est douché avec ?

Mais les tatouages détournent mon attention de ce détail intrigant.

Je regarde de plus près, tends la main pour toucher le dessin, sentir la peau douce et chaude, ferme sur les muscles compacts.

Une décharge électrique pure m’oblige à retirer ma main dans un soupir.

Je lève les yeux vers lui.

Il l’a sentie, lui aussi, je le sais. Je le vois à son visage.

Je m’apprête à le contourner, mais il ne me laisse pas faire. Il se retourne avec moi, un sourire aux lèvres.

— Laisse-moi voir, lui dis-je.

— Je ne veux pas. 

— C’est ce qui s’est passé. Sur cette île. Je le sais.

Il ne répond pas, mais son expression change, son sourire disparaît.

Ce poids est de retour.

Et il me rejette.

Il s’en va, entre dans le dressing. Quand il revient une minute plus tard, il porte un pull noir avec un jean foncé et passe les mains dans ses cheveux.

— Tu as tout répertorié ? demandé-je.

— N’en fais pas toute une histoire ! C’est de l’encre. Rien que de l’encre.

— Non, non. C’est plus que ça. Je le sais.

— Vraiment ?

— Je veux voir. 

— Je te l’ai dit, tu n’es pas censée voir ça. 

Il se dirige vers la porte, l’ouvre et me fait signe de passer devant lui.

— Pourquoi ? 

— Pourquoi quoi ? 

— Pourquoi l’as-tu fait ? 

Il ne me répond pas, mais sort dans le couloir.

— Je t’ai posé une question.

Je le suis.

Il s’arrête et se tourne à moitié, visiblement agacé. Mais quelque chose d’autre prend le dessus, un sentiment plus sombre.

— On ne t’a jamais dit que la curiosité est un vilain défaut ? demande-t-il, m’obligeant à reculer jusqu’à ce que mon dos soit, une fois de plus, plaqué contre le mur.

— Je veux juste comprendre. 

Ses doigts effleurent ma joue et il écarte mes cheveux pour me chuchoter à l’oreille :

— C’est seulement pour que tu en redemandes, Amelia. 

Sa voix est grave et ses paroles sont à la fois séductrices et provocatrices.

— Je ne veux pas.

Il me dévisage, comme s’il lisait en moi.

— Je te vois. Je vois ce qu’il y a en toi.

— Tu ne vois rien. Tu ne me connais pas.

— Tu crois ? 

Il pose sa grande main sur mon ventre. Elle y prend presque toute la place.

Je ne bouge pas. Je respire à peine.

— Tu sais ce que je veux, Amelia ? demande-t-il en penchant la tête de sorte que son menton rugueux me frotte la peau. Je rêve de te pousser contre ce mur, d’arracher ton jean et de prendre ton petit corps vierge. Je veux te sentir saigner. Je veux sentir la chaleur de ton sang sur ma queue.

J’émets un bruit, comme un couinement de souris. Son souffle à mon oreille me hérisse tous les poils du corps, et ses mots… ses mots me terrifient et m’excitent. Il a raison. J’en ai envie. Aussi tordu et bizarre que ce soit, moi aussi, c’est ce que je veux.

— Tu voulais être à sa place ? L’élue Willow ? raille-t-il.

Sa main descend un peu plus bas, vers mon jean encore déboutonné, et je sens chaque cran de la fermeture éclair qu’il tire avec précaution. Je sens le mouvement lent et délibéré de sa main sous la ceinture de mon pantalon, puis dans ma culotte.

— Tu voulais être choisie ?

Sa main plonge plus bas et le bout de ses doigts trouve les replis de mon sexe.

— Arrête !

— Tu voulais être baisée ?

La façon dont il prononce ce mot, dans un grognement de désir, me donne l’impression qu’il le savoure.

Ses doigts se replient dans mon intimité. C’est la première fois que quelqu’un d’autre que moi y aventure ses doigts, que l’on me touche à cet endroit.

Et je ne peux ni respirer, ni penser ni me battre.

— Hein, c’est ça ? Tu aurais aimé qu’il te choisisse à la place de ta sœur ? Qu’il te traîne sur cette île ? Tu aurais voulu qu’il te force ?

Je le regarde, mais tout ce que je peux sentir, ce sont ses doigts sur moi. Il est difficile de penser, de respirer, de faire autre chose que de le fixer des yeux.

Son regard est étrange. Ses yeux semblent plus sombres, mouchetés de taches turquoise brillantes, si déterminés alors qu’il me dévisage, comme s’il voulait me brûler, voler les pensées de mon esprit.

— Tu voulais qu’il te prenne, petite Willow ?

— Non.

C’est faible, mais il l’entend.

— Parce que tu es mouillée.

Il vient de murmurer, si bas que je le sens plus que je ne l’entends, et je ferme les yeux avec honte parce qu’il a raison.

Mes mains, qui devraient le repousser, se posent contre sa poitrine et quand il enfonce un doigt en moi, je gémis. Je sais que c’est ce qu’il veut.

Il approche sa bouche de la mienne et il m’embrasse, mais il ne plonge pas sa langue à l’intérieur, pas encore, pas même quand je m’ouvre à lui. Au lieu de quoi, il se retire, prend ma lèvre inférieure entre ses dents et la mordille, juste assez pour m’entailler, pour extraire une goutte de sang.

Je m’accroche à lui tandis qu’il me caresse le clitoris. Ça fait du bien, et ce son que j’entends, c’est de moi qu’il monte.

Je ne devrais pas vouloir cela.

Je ne devrais pas le vouloir.

Mais ses caresses deviennent plus fortes. La douleur et le plaisir alternent, la première prenant le dessus. Ses doigts en moi, il me hisse sur la pointe des pieds.

— Tu sais ce que je pense ?

Je ne dis rien. Je ne peux pas.

— Je pense que tu veux être baisée, lance-t-il avec plus de colère dans ses paroles, plus de violence.

Je déglutis, secoue la tête. Mais il fait tournoyer ses doigts en moi.

— Arrête, bredouillé-je.

— Je pense que tu meurs d’envie d’être baisée, en fait.

— Tu me fais du mal. 

— Aimes-tu souffrir ? C’est le cas de ta sœur.

Mon regard se braque sur le sien.

— Ça suffit ! 

— Juste une question. Tu meurs d’envie d’être baisée par moi, ou est-ce que n’importe quel salaud de Scafoni ferait l’affaire ?

Je finis par le repousser, enfin.

— Stop ! 

Il ne bouge pas, mais déplace son emprise de sorte qu’il caresse mon clitoris à nouveau, et cette fois, je lâche un gémissement. Il est en moi et je le déteste. Oui. Je le hais.

— Qu’y a-t-il ?

Est-il si insensible, alors que je m’effondre sous ses yeux ? Alors qu’il me disloque si facilement aux tréfonds de mon être ?

Parce que ces derniers mois, à Philadelphie, j’avais le sentiment que c’était lui. Comme si je savais depuis le début que c’était lui qui me suivait, comme un sixième sens.

Comme si cela devait arriver.

Je laisse mes mains glisser sur son torse sculpté et ses abdominaux fermes, puis je touche son membre. Il n’est pas perturbé.

Non, pas troublé le moins du monde.

Je pose ma main autour de la tige d’acier qui menace de déchirer son jean. Je me lèche les lèvres tandis qu’il caresse toujours mon clitoris. Je suis si proche. Lorsqu’il ferme son autre main sur ma nuque et m’attire à lui, je laisse tomber ma tête et mon front se poser contre sa poitrine. Je suis pantelante et les soupirs que j’émets me sont étrangers.

Je devrais me battre contre lui.

Je veux me battre contre lui.

Mais quand j’essaie de m’éloigner, il referme la main dans mes cheveux, me force à le regarder. Il sourit.

— C’est ce que tu veux ? 

Je suis pathétique.

Putain, je ne retrouve même pas ma voix.

Il plisse les yeux et part d’un éclat de rire, mais il n’y a pas de joie dans cette sonorité. Il retire sa main et me l’apporte au visage, essuyant ses doigts sur ma joue, ma bouche, y laissant une traînée humide.

Mes genoux se dérobent, je suis au sol. Il tombe avec moi et, avec cette même main, ramène ma tête jusqu’à sa poitrine.

Ce n’est que lorsque mon visage est enfoui là que je lâche prise. Que je pleure. Je sanglote tout bas contre lui, mes mains à plat sur son torse, les épaules secouées. J’aimerais le repousser, sachant que je le devrais. Merde, je devrais !

Mais ce qu’il a dit, c’est la vérité.

Il le sait. Je le sais.

C’est mal.

Je suis déphasée.

Perverse.

Malsaine.

Mais il a raison. Et c’est peut-être la honte qui me réconforte ici, contre la force brûlante du torse de mon ennemi, mon visage caché à son regard.

Ma honte se dérobe à moi.

Du moins momentanément.

Il se retire, se redresse. On dirait que l’on m’a soudain enlevé une couverture, car il fait soudain très froid.

— Attention à ne pas tomber amoureuse de moi, Willow. 

J’entends ses paroles.

Je les perçois.

Ma tête est inclinée, le carrelage sous mes genoux est lisse et glacé, et je ferme les yeux comme si je pouvais disparaître. Comme si je ne pouvais pas le voir, s’il ne pouvait pas me voir.

Je pense qu’il va dire quelque chose, m’humilier encore, me donner un coup de pied, peut-être. Me frapper alors que je suis à terre.

Mais il bouge enfin. Il se retourne et s’en va. Il descend les marches et je le regarde partir, mais il ne jette même pas un coup d’œil en arrière. Pas le moindre regard.

Peut-il seulement supporter de poser les yeux sur moi ?