Je pense que les filles Willow ont été faites pour pleurer.
Je me suis laissé déprimer pendant exactement cinq minutes après son départ, avant de repousser les couvertures et de me lever pour prendre une douche. Je ne peux pas rester là, à me morfondre sur mon sort. Je ne peux pas me laisser abattre.
Quand je retourne dans la chambre, je découvre plusieurs sacs de vêtements et de chaussures qui m’attendent. Tout ce dont j’ai besoin pendant plusieurs semaines, et tout à ma taille. Je choisis un jean et un pull en laine chaud, avec une paire de bottes à hauteur de genoux.
À la porte, j’hésite, mais je redresse ma colonne vertébrale et l’ouvre pour descendre d’un pas décidé.
Je ne serai pas une petite poupée douce. Je ne ploierai pas si facilement.
Gregory sirote son café et lit le journal quand j’arrive dans la salle à manger. Il lève les yeux à mon entrée, me dévisage et hoche la tête une fois, en signe d’approbation, avant de reporter son attention sur le journal.
Je me verse du café à la carafe et prends un croissant.
Il croit me connaître ? Je le connais, moi aussi. Je connais sa faiblesse.
Je dois juste la débusquer pour l’utiliser contre lui.
Pour qu’il éprouve ce qu’il me fait ressentir.
Il plie le journal et le met de côté.
— Quand on est bien élevé, on dit merci en recevant un cadeau.
— Pardon ?
— Les vêtements.
— Ces vêtements ne sont pas un cadeau. Tu m’as kidnappée, tu ne t’en souviens pas ?
Son visage s’assombrit et je tourne mon attention vers ma tasse, remuant le lait dans mon café.
— D’ailleurs, je n’ai pas demandé de cadeau.
— Tu veux te promener nue ? Parce que ça peut certainement s’arranger.
Je n’en doute pas.
— Amelia ?
Je me tourne vers lui, le regard furieux.
— Merci.
— Il n’y a pas de quoi ! ajoute-t-il, un coin de la bouche recourbé en un sourire.
Va te faire foutre !
— Tu devrais appeler ta sœur aujourd’hui.
Je suis surprise à ces mots.
— Pourquoi ?
— Elle a l’air inquiète. Elle t’a envoyé des textos.
Il sort mon téléphone de sa poche et le fait glisser sur la table vers moi.
— Tu as lu mes messages ? m’exclamé-je.
Il hausse les épaules.
— Quand elle saura ce que tu as fait, elle viendra me chercher, ajouté-je.
— Sans doute. Mais le truc, c’est que je ne pense pas que tu le lui dises. Parce que je ne pense pas que tu veuilles qu’elle vienne te chercher.
Je ne réponds pas.
— En plus, je n’ai pas récupéré tout ce que j’ai payé.
Je recule, me recroquevillant sous ses paroles.
— Serais-tu allée aussi loin avec un inconnu ? demande-t-il.
— Tu n’es pas un inconnu ? Est-ce que ça ne fait pas de moi une sorte de pute ?
— Nous sommes différents, toi et moi.
Toute moquerie a disparu, remplacée par une émotion proche de la mélancolie.
— Nous n’avons jamais été des inconnus l’un pour l’autre. L’histoire s’en est assurée.
Je le regarde en me disant que c’est un bon poète. Quelle poésie, à la fois terrible et belle ! À ce moment-là, je crois que je le vois. Je crois apercevoir l’homme sous le monstre.
Mais il est reparti aussi vite qu’il est venu.
Il ne reste que le monstre.
Il reprend le téléphone, fait défiler l’écran, appuie sur un bouton et le pose sur la table entre nous.
Quand Helena répond, à la deuxième sonnerie, il m’adresse un sourire en coin.
— Amy ? Où étais-tu ? J’ai essayé d’appeler, énonce-t-elle dans le haut-parleur.
— Oh.
Je ne suis pas prête à cela.
— Est-ce que tu vas bien ? Quelque chose ne va pas ?
Je regarde Gregory qui me dévisage, sûr de lui. Comme s’il savait exactement ce que j’allais dire.
— Amy ?
— Je vais bien, Helena. Pardon. J’ai juste…
Je baisse les yeux sur la table.
— Où es-tu ? Ce n’est pas le milieu de la nuit, là-bas ? Tu es blessée ? Il s’est passé quelque chose ?
Merde. Le décalage horaire.
Le sourire de Gregory met à nu chacune de ses dents.
Je me déplace pour récupérer le téléphone sur la table et désactiver le haut-parleur, mais il me saisit le poignet en secouant la tête.
— Amy ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Je vais bien. Tout va bien, annoncé-je. J’ai obtenu un job de dernière minute… euh… en France. Une autre fille est tombée malade, alors mon agent m’a envoyée à sa place.
— En France ? Où ça, en France ?
— Oh ! Euh. Paris.
— Tu es à Paris et tu ne me l’as pas dit ?
— C’était à la dernière minute, j’ai été tellement occupée, et je…
Je réfléchis.
— J’avais besoin d’acheter un nouveau chargeur pour mon téléphone, puisque le mien n’est pas bon…
Je divague et Gregory s’amuse de chaque seconde de détresse.
— La batterie est morte.
— Bon, et combien de temps restes-tu ? En avion, nous ne sommes pas loin. Je suis sûre que le médecin…
— Non, non. Tu ne devrais pas venir. Je repars demain. En avion. Je n’aurai pas le temps de te voir.
— Tu ne pourrais pas prolonger ton voyage et venir sur l’île ?
Je m’arrête. Elle est si proche, ma sœur. Je pourrais la rejoindre tout de suite, m’envoler pour Venise. Je pourrais prendre un train.
C’est ce que je devrais faire.
Si j’étais saine d’esprit, c’est ce que je ferais.
Mais je rencontre les yeux de Gregory et je sais que je ne le ferai pas.
— Non, non. Désolée. J’enchaîne avec un contrat dès mon retour.
— Waouh ! C’est génial, Amy. Je suis contente que ça marche pour toi.
La culpabilité me comprime le cœur.
Je suis une menteuse.
Et curieusement, la seule personne à qui je ne mens pas, c’est mon ennemi.
— Je dois y aller.
— Tu es certaine que tout va bien ? demande Helena. Tu n’es pas comme d’habitude.
— Oui, oui. Juste fatiguée. J’ai oublié de te demander comment tu vas.
— Très bien. Fatiguée, moi aussi.
— J’imagine.
Je ne sais pas quoi dire d’autre.
— Amy…
— Je dois y aller. Ils m’attendent. Je t’appellerai à nouveau dès que possible, d’accord ?
Un silence. Je dois m’en sortir. Helena me connaît trop bien.
— On se reparle bientôt, lancé-je.
— Au revoir.
Je raccroche et range le téléphone dans la poche de mon pull.
— Quel médecin ? demande Gregory.
Je le regarde et je me demande s’il est au courant. S’il sait qu’Helena est enceinte.
— Je ne sais pas.
C’est un mensonge. Il me dévisage, debout devant moi, puis il contourne ma chaise. Une main dans ma poche, il récupère le téléphone.
— Tu es une bonne menteuse. Mieux que je ne le pensais.
Je soupire.
Il m’a crue quand je lui ai dit que je ne savais pas, pour le docteur.
Il éteint le téléphone, extrait à nouveau la batterie, puis le met dans sa poche.
Matteo entre à ce moment-là. Il porte son manteau et dit quelque chose à Gregory en italien.
Gregory répond, puis se tourne vers moi.
— Je reviens plus tard. Si tu as besoin de quoi que ce soit, Irina est là.
— Où vas-tu ? demandé-je.
— J’ai des choses à régler.
— Où ça ?
— À Rome.
— Rome ?
Il hoche la tête.
— Je peux venir ?
Il s’arrête, surpris, et je pense qu’il va dire non.
Je me lève, les mains sur mes hanches.
— Si tu veux continuer à me baiser, je devrais m’assurer que mes pilules sont à jour. On ne veut pas un autre bâtard Scafoni dans les pattes, n’est-ce pas ?
Je crois que je le tiens.
Je lui fais un sourire tout en me félicitant mentalement.
Sa posture se détend, il penche la tête sur le côté.
— Tu as pris ton contraceptif par piqûre. Tu t’en es occupée il y a trois semaines.
Mon sourire disparaît.
Le sien grandit.
— Je ne suis pas bête, Amelia. Je n’aurais pas joui en toi s’il y avait un risque de concevoir une autre pute Willow.
Je crois bien avoir tressailli physiquement. Comment les paroles de cet homme peuvent-elles causer autant de dégâts ?
Comment peuvent-elles me blesser ?
— Au moins, nous sommes d’accord sur ce point, articulé-je, me forçant à soutenir son regard même si ma voix paraît faible.
Nous restons là pendant une longue minute gênante avant qu’il ne parle.
— Finis ton petit déjeuner.
Est-ce un oui ?
Je fourre la dernière bouchée de mon croissant – d’accord, la moitié restante – dans ma bouche.
— C’est fait, l’informé-je rapidement.
Je ne voudrais pas qu’il change d’avis.
Ses sourcils remontent sur son front, mais il ne dit rien. Au lieu de quoi, il me fait signe de passer devant lui, et à la porte, il récupère l’un des manteaux suspendus et me le tend. C’est un long manteau de laine gris, avec des boutons à bascule. Il me va à la perfection, comme les autres vêtements et accessoires.
Il me le boutonne, puis il enfile le sien et nous sortons. Dehors, Matteo attend avec la voiture.
C’est bon de sortir, même s’il gèle. C’est agréable de quitter cette maison.
Le soleil est lumineux et la neige est couverte d’une fine couche de glace.
Je vois Matteo négocier le virage raide au bas de la colline, faisant craquer la glace sous les pneus lourds du SUV. Nous passons devant un petit village avant de nous engager sur une autoroute vers Rome.
La ville est belle, animée, grouillante de touristes et d’habitants. Elle est plus encombrée que je ne le pensais à cause de la circulation, des klaxons de voiture et des passants qui se bousculent dans les rues.
Une fois à pied, Matteo nous suit de près. Gregory me tient le bras, et c’est une bonne chose, parce que je suis tellement ébahie par les bâtiments anciens, les églises et les ruelles qui semblent presque banales ici, que je risque de me faire écraser par une voiture.
— Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, expliqué-je.
Gregory s’arrête, m’observe et regarde autour de moi comme s’il découvrait les lieux pour la première fois, lui aussi.
Il n’a aucune idée de la chance qu’il a d’avoir grandi dans un lieu chargé d’histoire. Cela devait être si excitant, captivant.
— Fais attention à ne pas te faire renverser.
— Tu serais triste ?
Il sourit.
— Matteo t’emmènera chercher ce dont tu as besoin.
Je regarde Matteo et je ne sais pas pourquoi c’est important, pourquoi je devrais me soucier que ce soit Gregory ou Matteo qui m’accompagne. Les deux sont mes geôliers, après tout.
Qu’a-t-il dit, déjà, ce soir-là au bar ? Tu connais le diable ?
— Où vas-tu ? demandé-je.
Il pose le doigt sur le bout de mon nez comme si j’étais un enfant.
— Tu es trop curieuse, élue Willow !
— Arrête de m’appeler comme ça. Je ne suis pas l’élue Willow.
Il me prend par le col et me tire vers lui, mais ce n’est pas méchant, juste un peu brusque.
— Sois gentille. Fais ce que Matteo te dit, sinon je vais te punir, compris ?
L’excitation que je ressens grâce à la magie des lieux se dissipe et je hoche la tête.
— Matteo, déclare-t-il sans me quitter des yeux, me libérant avant d’ajuster mon manteau. Emmène-la où elle le souhaite.
Il hoche la tête. Gregory est sur le point de s’en aller et je déteste ça, mais je me racle la gorge. Il consulte sa montre et arque les sourcils.
— Je n’ai pas d’argent, lui dis-je.
— Matteo s’en occupera.
Je lève le menton, les lèvres pincées. Ça ne me plaît pas.
Il s’approche.
— Que dit-on, Amelia ? me nargue-t-il.
Je grince des dents.
— Merci, Gregory.
Il sourit puis s’en va, disparaissant dans la foule.
Je lève alors les yeux vers Matteo, qui ne semble pas mal à l’aise ni gêné le moins du monde de devoir me surveiller.
— Y a-t-il une pharmacie ? demandé-je.
Il hoche la tête et nous longeons quelques pâtés de maisons avant d’atteindre une pharmacie, où je passe environ quarante-cinq minutes à étudier des articles dont je n’ai pas besoin. Les pharmacies ici sont très différentes de ce dont j’ai l’habitude. J’achète quelques produits de première nécessité et me décide pour d’autres, moins essentiels. Du gloss, du mascara, de l’eye-liner. Un peu de fond de teint, aussi, parce que je commence à ressembler à un raton laveur à cause du manque de sommeil.
Une fois dehors, j’aperçois un salon de coiffure au coin de la rue et j’ai une idée.
Instantanément, une voix intérieure m’avertit que je ne devrais pas. Elle me crie qu’il serait stupide de le provoquer, de chercher à le mettre en colère.
Mais mes jambes me portent et Matteo me suit jusqu’à la porte, où je l’arrête.
— Je dois arranger ça, expliqué-je en montrant mes cheveux. Ça prendra sans doute un peu de temps. Une heure, peut-être plus. Alors tu devrais aller prendre un café ou quelque chose comme ça. Là-bas.
Je désigne un café de l’autre côté de la rue.
Il me répond avec une grimace semblable à celle de Gregory.
— Bien essayé !
J’inspire vivement, frustrée.
— Il suffit d’attendre dehors, alors. Je ne vais pas m’enfuir. Je n’ai nulle part où aller et pas un sou en poche, tu t’en souviens ? Et je n’ai pas besoin de baby-sitter.
— De toute façon, je dois fumer, annonce-t-il.
C’est parfait.
J’entre dans le petit salon. Une femme plus âgée, sur un fauteuil, attend avec ses cheveux enroulés dans des bigoudis tandis qu’une coiffeuse lit un magazine derrière le comptoir.
Elle lève les yeux à mon entrée et je la rejoins.
— Pourriez-vous arranger ça ? demandé-je avec un geste vers ma nuque et mes cheveux mal coupés.
Ce soir-là, j’ai empoigné mes cheveux et j’ai coupé tout droit avant de les teindre.
Elle les examine, dit quelque chose en italien et me fait signe de prendre place.
— Aussi, je voudrais une couleur.
Sur un présentoir d’échantillons, je tends le doigt vers ce que je désire avant de montrer ma tête. À l’évidence, elle trouve que c’est une mauvaise idée, mais elle hausse les épaules et nous commençons.
J’aperçois Matteo dans le reflet du miroir. Il est occupé sur son téléphone et fume deux cigarettes d’affilée, jetant régulièrement un coup d’œil vers moi pour s’assurer que je suis toujours là. Je lui souris et le salue de la main. Après avoir fini ses cigarettes, il entre dans le salon et s’installe, toujours penché sur son téléphone.
Peu importe. Il n’a aucune idée de ce que je fais. Je me demande s’il était sur l’île. S’il connaissait Helena, s’il l’a déjà vue.
Environ une heure et demie plus tard, la jeune femme tire sur ma blouse dans un grand geste.
— Voilà, lance-t-elle.
Je regarde, tourne un peu la tête pour vérifier la couleur.
C’est parfait.
Au premier coup d’œil, on pourrait presque me prendre pour elle.
J’ignore le sentiment de détresse qui m’oppresse le ventre et s’étend dans tout mon corps.
— J’adore !
Matteo se lève aussi. Il est clairement perplexe devant mon choix de couleur, mais il paye la fille et nous partons.
Il vérifie sa montre.
Je me mords la lèvre, me demandant si je devrais acheter un chapeau. Soudain, je doute de moi.
— Monsieur Scafoni aura fini dans quelques minutes.
Je me tourne vers Matteo.
— Monsieur Scafoni peut attendre un peu plus longtemps. J’ai besoin de quelques petites affaires supplémentaires.
J’entre devant lui dans le magasin de fournitures artistiques que j’ai aperçu un peu plus loin. À l’intérieur, je choisis deux nouveaux carnets de dessin – les miens sont pleins – et quelques crayons.
À la caisse, ils ont une étagère de bérets. Je devine que ce ne sont pas de vrais chapeaux, ou du moins, qu’ils ne sont pas destinés à être portés en tant que tels. Il y a un gros personnage de dessin animé moustachu qui peint un paysage avec l’un des bérets, mais je ne comprends pas le texte. Pourtant, j’en prends un, coupe l’étiquette et le pose sur le comptoir. Ensuite, je glisse mes cheveux dans le chapeau, ignorant cette même voix intérieure qui me traite de dégonflée.
— Maintenant, j’ai fini, déclaré-je alors que Matteo paye à la caisse. Mais j’ai faim.
Il lève les yeux au plafond.
— Allons-y !
Il me prend le bras et je le suis, mes deux sacs à la main. Quelques flocons se sont mis à tomber, très légers, mais il fait encore plus froid qu’avant.
Il nous faut quinze minutes pour nous rendre dans une petite rue, presque une ruelle, d’un calme apaisant par rapport au reste de la ville. Là, au fond, se trouve un petit salon de tatouage.
Matteo ouvre la porte et j’entre. C’est plus grand qu’il n’y paraît, assez sombre. La musique tonne dans les haut-parleurs et je comprends ce dont il s’agit. Ce qu’il a fait.
Mon visage retrouve son sérieux quand je le vois à l’arrière. Il a dû m’apercevoir quand je suis entrée, parce que son regard obscur est sur moi.
Si ça fait mal, il ne le montre pas. Je n’ai jamais eu de tatouage, alors je n’en sais rien.
Je fais un pas en direction de son dos. Je veux voir. Mais Matteo m’attrape le bras.
— Il a presque fini. Assieds-toi !
Je dégage mon bras, refusant de lui obéir.
Nous continuons à nous dévisager, Gregory et moi, ma peau en feu sous son regard de braise.
La fille qui travaille dit quelque chose, me regarde. Je ne l’aime pas. Elle est belle, avec de longs cheveux noirs, des manches de tatouages sur les bras et de petites étoiles colorées sur une tempe.
Il lui répond, et quelques minutes plus tard, il a fini.
Il se lève, examine son épaule dans le miroir, encore trop loin pour me permettre de bien voir.
Elle désigne quelque chose et ils ont une conversation rapide tandis qu’elle place un bandage sur le tatouage pour le protéger.
Je veux voir. Je meurs d’envie de savoir.
Je me demande ce que je peux échanger pour qu’il me laisse voir.
Mais je me souviens de ce que j’ai fait, de ce qui est sous le béret de feutre. Je touche mes mèches épaisses et le regarde remettre à la jeune femme une liasse de billets avant de reporter son regard sur moi. Il récupère sa chemise.
La fille glisse l’argent dans sa poche de derrière et je ressens un pincement de jalousie, parce qu’elle connaît cette autre partie de lui, cette partie intime et très personnelle.
Lorsqu’il me rejoint, je ne peux pas empêcher mon regard de descendre sur les lignes musclées de son ventre ferme, son torse sculpté, et je sens mon visage s’embraser en me remémorant comment nous étions, tous les deux, ce matin.
Lui derrière moi.
Qui me tenait.
Qui me possédait.
Quand je rencontre son regard, il plisse les yeux et je sais qu’il comprend à quoi je pense.
Pourtant il ne dit rien, se contente de complimenter mon chapeau.
Je le touche, l’ajuste, essayant de cacher les mèches argentées en dessous.
— Merci.
Il enfile son manteau, le silence pesant entre nous.
— Tu as tout ce qu’il te fallait ? demande-t-il.
Je hoche la tête, me dérobant à ses yeux.
— Tu as un tatouage, lui dis-je.
Je me demande s’il sera couvert d’encre de la tête aux pieds quand il aura fini.
Il boutonne son manteau tout en s’approchant de moi.
— Tu as fait quelque chose à tes cheveux.
Cette fois, je n’ai pas d’autre choix que de lui faire face.
Je vois le changement dans ses yeux, instantané.
Sa grande main se referme dans mes cheveux, les foncés comme les clairs, tous dans le poing. Je le regarde, mais ses yeux fixent cette mèche d’argent. Enfin, il ôte le béret de ma tête et ma chevelure tombe sur sa main. Je comprends que c’était une très mauvaise idée. La pire des idées.
Il rencontre mon regard et mon ventre se noue, comme si une brique venait d’y tomber.
Il agrippe le béret dans sa main et pose son gant à l’arrière de mon cou, me faisant lentement pivoter vers la porte. Je sens sa colère augmenter, et tout ce que je peux faire, c’est placer mes sacs entre nous. Je me heurte contre lui tandis que sa poigne se resserre.
J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, une fois que nous sommes à l’extérieur. La neige fondue qui tombait du ciel est devenue plus épaisse, mais j’ai la gorge sèche, incapable de parler.
Il ne parle pas non plus. Il m’oblige simplement à marcher rapidement jusqu’à la voiture. Là, il me fait asseoir sur la banquette arrière et attache ma ceinture de sécurité, mais il ne s’installe pas à côté de moi. Au lieu de ça, il monte à l’avant avec Matteo et ils se disputent en italien. Je crains de lui avoir causé des problèmes.
Le trajet de retour me semble interminable et mon estomac gronde lorsque nous approchons de la maison. J’espère qu’il sera un peu plus calme, à présent. Dès que Matteo gare le SUV, Gregory tire sur ma portière pour l’ouvrir.
Il me fait signe de sortir et je sens la rage bouillonner en lui. Son silence est un masque trop fin pour ce qui se passe en dessous.
Il lui faut plusieurs tentatives avant de défaire ma ceinture de sécurité et il m’agrippe le bras avant même que mes pieds ne touchent le sol. Il m’entraîne à l’intérieur, où je ressens à peine la chaleur du feu de cheminée. Je me laisse emmener dans l’escalier. Il n’a toujours pas prononcé un mot, ne m’a toujours pas regardée.
Ce n’est que dans sa chambre qu’il me libère.
Je trébuche lorsqu’il me lâche et me frictionne le bras.
Il m’observe d’un regard dur avant d’aller dans la salle de bain. Je suis perplexe, mais il est de retour un instant plus tard, une paire de ciseaux à la main.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je recule alors qu’il s’approche lentement, presque calmement. Mais il est tout sauf calme. Pas même un peu.
Les ciseaux brillent, pointus dans sa main.
— Tu crois que je ne sais pas qui tu es ? demande-t-il.
Mon dos heurte le mur.
— Qu’est-ce que tu fais avec ça ?
— Je sais exactement qui tu es.
Il tend la main, s’empare de la mèche teinte.
Je lui serre le poignet.
— Ne fais pas ça !
Il me tire les cheveux.
— Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? Tu pensais me berner d’une façon ou d’une autre ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Après tout, si tu n’es pas amoureux d’elle, en quoi ça te dérange ?
Il m’attire à lui par cette mèche de cheveux, de sorte que ma tête se retrouve inclinée dans un angle étrange, presque servile et douloureux.
— Tu voudrais être elle ? demande-t-il sans attendre ma réponse.
Je laisse échapper un cri quand les lames se referment dans un tintement, quand je vois les cheveux argentés et noirs glisser entre ses doigts.
— Arrête !
J’essaie de le repousser, de l’arrêter. Je crains qu’il me massacre les cheveux, qu’il me coupe tout, et je suis assez superficielle pour avoir peur. Pour être terrifiée, même.
Mais il s’éloigne et me libère. Nous regardons tous les deux cette poignée de cheveux, ces mèches argentées et noires. Il les lâche et elles flottent jusqu’au sol, tombant à nos pieds. Je touche alors ma tête, les cheveux courts d’un côté.
Il me fixe du regard et je sais qu’il n’a pas fini.
Je recule d’un pas.
Il laisse tomber les ciseaux par terre et je me rends compte que je pleure. Il a raison. Je suis faible.
Sans un mot, il vient à moi. Ses yeux sont féroces, presque entièrement noirs.
Comme la veille, il me saisit le visage et me serre les joues. Ça fait mal, je me demande si j’aurai des ecchymoses demain.
Son autre poing s’écrase contre le mur à côté de ma tête. J’ai envie de crier, mais je ne peux pas ouvrir la bouche et je sanglote maintenant, toute tremblante. Putain, je suis terrifiée.
— Ne va pas croire que tu peux te foutre de moi ! crache-t-il. Ne pense jamais que tu peux te payer ma tête.
Il me comprime le visage avec violence, une fois de plus, avant de me relâcher, de reculer. Il me regarde et je sens qu’il déploie tous ses efforts pour faire ça, pour ne pas me toucher.
Pour ne pas me faire de mal.
Sans me quitter des yeux, alors que je glisse au sol, il piétine les cheveux argentés, mes cheveux.
Les cheveux d’Helena.
Exactement comme les siens.
Il baisse la tête une seconde, rien qu’une fraction de seconde, puis il s’en va. La porte claque, j’entends le tour de serrure et je reste là, à genoux, les bras autour de mon buste, à essayer de faire cesser mes tremblements.
Je tente de respirer.