18

Amelia

Je rêve encore. Je le sais et je n’arrive pas à me réveiller.

Il y a quelque chose de différent cette fois-ci. Quelque chose d’insistant dans la façon dont la petite fille me regarde.

Son chiot court et elle le poursuit, mais elle ne cesse de regarder en arrière, comme si elle voulait être sûre que je suis toujours là. Elle ne sait pas que je ne peux pas changer de cap, même si je le voulais. C’est comme si mes jambes bougeaient de leur propre initiative.

Elle se précipite dans les escaliers et je n’arrête pas de l’appeler pour qu’elle reste vers le mur. Pour qu’elle se tienne à l’écart du bord sans rampe, car la maison n’est plus comme elle l’était à l’époque. Elle est comme je la connais, dans mon rêve.

Mais elle ne peut pas être blessée.

Elle est déjà morte.

Elle est morte la même nuit que sa mère.

Je ne sais pas comment je le sais, mais c’est une certitude. Comme si j’étais saisie par cette prise de conscience, elle comprend aussi que je le sais et son visage change. Ce n’est plus qu’un crâne, loin de la jolie petite fille insouciante.

Une porte claque, je sursaute. Le front en sueur, je suis haletante.

Je regarde partout dans la chambre obscure et soupire de soulagement quand je me rends compte que je suis toujours dans le lit de Gregory. Toujours là. Je ne poursuivais pas la petite fille dans cette bibliothèque ni au-delà de cette porte.

Un frisson me traverse et j’expulse un souffle apaisant.

Ce n’est rien. Je suis toujours là. Éveillée.

Je regarde l’oreiller de Gregory, le touche. Il est froid. Je repousse les couvertures et me lève pour aller dans la salle de bain, où je m’asperge le visage.

Au même moment, j’entends la porte de la chambre s’ouvrir. Il entre.

— Où étais-tu ? demandé-je en me séchant les mains, soulagée. Tu ne dors jamais.

J’accroche la serviette et éteins la lumière. Mais quand j’ouvre la porte pour retourner dans la chambre, mon sourire disparaît. Ce n’est pas Gregory. C’est quelqu’un d’autre.

— Je dors très bien, dit-il en ricanant, comme si c’était à lui que j’avais posé la question.

Il me faut un moment pour réagir et fermer la porte de la salle de bain, mais il est trop rapide et elle rebondit sur le bout de sa botte. Sa main gigantesque s’y pose alors qu’il pousse pour l’ouvrir, me propulsant vers l’arrière.

Un cri m’échappe. Je garde les yeux rivés sur lui, imposant devant la porte, en costume noir, imprégné d’une odeur de cigarette.

Sous son regard, je baisse les yeux. Je porte un débardeur minuscule et une culotte. Je m’empare d’une serviette. Il a l’air d’un prédateur, avec son sourire en coin.

— Restez loin de moi ! crié-je en tâtonnant la poignée du tiroir où se trouvent des ciseaux.

Mes doigts glissent alors que j’essaie de trouver le bon, puis de l’ouvrir.

Quand j’y parviens, j’entends la voix d’un autre homme.

— Désolé, mec, j’avais envie de pisser, marmonne-t-il en entrant dans la salle de bain, le regard vicieux.

Je referme enfin les doigts autour des ciseaux et je sais que j’ai une chance. Je me jette sur eux, les bras en l’air, les brandissant comme une dague.

Mais ils sont rapides et le nouveau venu, le plus proche de moi, s’écarte d’un bond. Je parviens tout juste à entailler la main de l’autre homme, qui la levait pour se défendre.

Il marmonne une injure et m’attrape, me plaque contre le mur. Ma main s’y heurte si violemment que j’ai dû me casser quelque chose.

Les ciseaux m’échappent. L’homme referme sa main sur ma gorge, serre. Tout ce que je peux faire, c’est essayer de repousser sa main pour qu’il me libère, pour que je puisse respirer. Je pense qu’il va me tuer. Sans la présence de l’autre homme, il me tuerait. Il m’étoufferait, me briserait le cou et ce serait la fin.

Mais son compagnon lui pose la main sur l’épaule.

— Eh, ça suffit. Le patron ne veut pas qu’elle soit blessée.

— Putain de salope ! Elle m’a coupé.

Il serre et un gargouillis monte de ma gorge.

— Calme-toi, mec. Lâche-la.

Il ne s’exécute pas.

— Attends en bas. Je vais l’emmener.

Rien.

— Je t’ai dit d’attendre en bas.

Il tend un pistolet.

L’homme qui a sa main autour de ma gorge me libère enfin et je tombe à quatre pattes, haletant pour respirer, aspirant de grandes goulées d’air pour retrouver mon souffle.

Il baisse son arme, et celui qui m’a étranglée murmure une insulte. J’imagine pendant un instant qu’il va me donner un coup de pied, mais il s’en va.

— Tu n’aurais pas dû faire ça, me dit l’inconnu qui est resté avec moi dans la salle de bain. Je lève les yeux pour le regarder rengainer le pistolet dans son étui.

Il donne un coup de pied aux ciseaux sur le carrelage, les envoyant hors de portée.

— Lève-toi ! s’écrie-t-il en prenant mon bras pour me remettre sur pieds.

— Laissez-moi partir ! 

Il m’entraîne calmement dans la chambre, ramasse mes vêtements abandonnés au sol. Il les jette avec moi sur le lit.

— Habille-toi. Il fait froid dehors.

Je ne bouge pas. Je le regarde.

— Écoute, si tu veux sortir comme ça, ce n’est pas un problème…

— Où est Gregory ? 

— Ton petit ami n’est pas là.

Il regarde sa montre comme pour me chronométrer.

— Où est-il ? demandé-je, plus pressante.

— C’est l’heure, lance-t-il en marchant vers moi. Tant pis pour toi. Allons-y !

Je secoue la tête.

Il repousse sa veste pour mettre la main dans sa poche et je vois à nouveau son arme. Je pense que c’était ce qui le gênait.

— Ne m’oblige pas à te porter. J’ai le dos en mauvais état.

— Je n’irai nulle part avec vous.

Il secoue la tête une fois, ricanant comme si ce que je venais de dire était drôle.

— Ce n’est pas toi qui décides, ma chérie.

L’instant d’après, il me traîne par le bras, me jette par-dessus son épaule et se plaint de son dos douloureux alors qu’il me porte dans l’escalier. J’ai beau me débattre, rien n’y fait, je suis comme une mouche sur le dos d’un éléphant impassible.

L’autre homme nous attend en bas. Il ouvre la porte. Je n’ai même pas de chaussures ni de manteau lorsqu’il m’emmène dans la berline. C’est la même que celle que j’ai vue cet après-midi, garée dans l’allée. Il me pousse à l’intérieur, me menotte à la poignée au-dessus de la portière et s’installe devant, à côté de l’autre homme.

Mon cœur s’emballe lorsque la voiture dérape sur la glace. Le chauffeur prend les virages trop vite. Par miracle nous arrivons sans encombre sur l’autoroute. Je reconnais certains des panneaux. Nous nous dirigeons vers Rome.

Je sais où nous allons. Chez qui ils m’emmènent.

Stefan Sabbioni.

Je n’ai aucun doute.

Les hommes à l’avant fument. Ça pue dans la voiture, mais ma vitre est verrouillée, impossible de l’ouvrir pour prendre l’air. Aucun des deux ne parle et j’ai l’impression qu’ils ne sont pas amis.

Celui qui ne conduit pas jette un coup d’œil à l’arrière et me dévisage quand l’autre lui parle en italien. Il hoche la tête et se retourne. Environ quarante minutes plus tard, nous prenons une sortie. Je n’ai jamais été aussi nerveuse. Nous traversons un quartier manifestement riche, avec des propriétés privées, des manoirs qui éclipseraient celui des Willow.

Mais la plus grande bâtisse de toutes se trouve dans la rue la plus sombre.

La berline s’y engage et un portail s’ouvre lentement.

Le conducteur baisse sa vitre et salue deux soldats en poste de l’autre côté. Je suis fascinée par les mitrailleuses qu’ils portent en bandoulière sur leurs épaules.

Mais mon attention est bientôt happée par le manoir gothique qui nous apparaît au sommet de la colline. En bas, les lumières brillent, mais le premier étage est sombre.

Quand nous arrivons aux portes d’entrée, la voiture s’arrête et l’homme de mon côté ouvre la portière. Sans un mot pour moi, il détache mes menottes et me fait signe de sortir.

Je suis pieds nus et en sous-vêtements, mais je préfère marcher plutôt qu’il me porte. Le sol est glacé sous mes pieds et le gravier douloureux, mais je les suis en haut de la demi-douzaine de marches sans prêter attention aux gardes qui me lorgnent, au sifflement suivi d’un rire.

Quand la porte s’ouvre, j’entends de la musique classique accompagnée d’une voix de soprano. Je ne connais rien à l’opéra, j’ignore quel est ce morceau. Les grandes portes sont fermées derrière nous. Au moins, il fait chaud ici.

Je m’arrête quand l’homme qui m’a menottée m’ordonne d’attendre. Il parle à quelqu’un pendant plusieurs minutes avant de m’indiquer de le suivre.

Le marbre cède la place à un beau tapis persan et la musique devient plus forte à mesure que nous approchons du salon, où je découvre Stefan Sabbioni assis devant le feu. Il sirote son whisky en écoutant l’opéra.

Quand j’entre, l’homme s’en va et Stefan se lève. Il est grand, aussi impressionnant que Gregory, et bâti comme lui. Il se tourne vers moi et me toise du regard. Quand il secoue la tête, je ne peux m’empêcher de penser que je suis en sous-vêtements devant lui.

— Ils auraient dû te laisser t’habiller. Tu dois avoir froid.

Il désigne le fauteuil le plus proche du feu.

Je reste là.

Il lève un sourcil et je me rends compte que je tremble, que je serre mes bras contre moi et ce n’est pas à cause du froid.

Il ramasse une couverture sur une chaise voisine et me la tend.

— Mets ça autour de toi et assieds-toi, Amelia.

Il connaît mon nom. Je ne sais pas pourquoi ça me dérange. Bien sûr qu’il le connaît.

Je prends la couverture, l’enroule autour de moi et contourne le fauteuil pour me donner plus d’espace. Je me perche au bord du siège, resserre le plaid sur mes épaules et regarde le feu.

— C’est beau, n’est-ce pas ? Je pourrais passer la journée à admirer un bon feu de cheminée.

Je l’observe. Il a l’air presque paisible dans sa contemplation, tandis que la voix de soprano monte crescendo.

Mais quand il se tourne à nouveau vers moi, même s’il sourit, je sais qu’il n’y a rien de paisible chez cet homme, absolument rien de doux.

— Pourquoi suis-je ici ? 

J’essaie de masquer les trémolos de ma voix, mais c’est impossible.

— Tu es parfaitement en sécurité, Amelia. N’aie pas peur de moi !

— Je n’ai pas peur.

C’est un mensonge et ma voix se brise un peu.

Son sourire s’agrandit.

— Pourquoi suis-je ici ? demandé-je encore une fois.

— Tu veux quelque chose à boire ? demande-t-il, ignorant ma question.

Sans attendre de réponse, il me remplit un verre. Du whisky, à en juger par la couleur et l’odeur.

Je le prends sans l’intention de le boire.

— Pourquoi suis-je ici ? 

Il s’assied en face de moi et je dois redoubler d’efforts pour ne pas m’effondrer sous son regard.

— Encourageant !

Je me demande s’il perçoit mon trouble alors qu’il se penche en arrière dans son siège et boit son whisky.

— Détends-toi, Amelia. 

Je le dévisage. Il est sérieux ?

— Vous voulez que je me détende ? Vous m’avez kidnappée. Vos hommes sont entrés dans la chambre et… et…

Il s’avance sur son siège, tend la main et s’empare de mon menton pour le soulever. Il doit regarder ma gorge meurtrie.

— Et tu les as combattus.

— Je… Oui.

Il déplace son regard vers le mien.

— Ils n’auraient pas dû te faire de mal. Je suis désolé. Et je suis désolé que tu aies eu peur, mais il n’y avait vraiment pas d’autre moyen. Tu es en sécurité maintenant. Je ne te ferai pas de mal.

— Alors, pourquoi m’avez-vous amenée ? 

Il s’adosse dans son fauteuil.

— C’est entre Gregory et moi. Ne t’inquiète pas pour ça.

Soudain, je frissonne.

— Tu dois être fatiguée.

Qu’attend-il de moi ?

— Anya, lance-t-il sans me quitter des yeux.

Une femme apparaît de nulle part et je me tourne vers elle, comme si elle pouvait m’aider.

M’aider à quoi ? À sortir d’ici en sous-vêtements et affronter les hommes armés devant les portes fermées ?

— Emmène Amelia dans sa chambre ! lui ordonne-t-il avant de se tourner vers moi.

— Ma chambre ?

— Vois avec elle tout ce dont elle a besoin.

— Mais…

— Va te coucher, Amelia. Nous en reparlerons plus longuement demain.

Je ne bouge pas, et après un moment, il se lève, s’approche de moi. Je ne pense qu’à une chose quand il écarte la couverture et s’empare de mon bras pour me soulever, c’est qu’il a menti en disant qu’il ne me ferait aucun mal.

— Il est temps pour toi d’aller te coucher. 

J’ai horreur des larmes que je sens monter derrière mes paupières, de la peur que je ressens.

— Tu es fatiguée, n’est-ce pas ?

Je hoche la tête, parce que j’ai envie de m’éloigner de lui.

Stefan dit quelque chose en italien à Anya, que je ne comprends pas, et quand il me libère, je la suis dans les escaliers et jusque dans une chambre, où un homme monte la garde devant la porte. Il la salue et m’ignore.

Je suis Anya à l’intérieur. Elle me demande si j’ai besoin de quelque chose, mais je me contente de secouer la tête. Ce que je souhaite, c’est sortir d’ici.

Dès que la porte se referme, je m’en approche et tire pour l’ouvrir. Je sais que cet homme est là. C’est la seule raison pour laquelle elle ne m’a pas enfermée à clé. Je croise son regard sévère et retourne à l’intérieur en refermant la porte, prise au piège dans ma nouvelle prison, une chambre luxueuse qui pourrait aussi bien être une cellule.