Sebastian ne revient pas dans le hall avant l’après-midi, au café où Amelia et moi attendons. Il ne dit pas grand-chose et nous fait signe de le suivre, par gestes.
Le trajet en ascenseur est tendu, aucun de nous ne parle. Je ne sais pas à quoi m’attendre alors que nous descendons de l’ascenseur et que nous nous dirigeons ensemble vers la chambre d’Helena, mais la main d’Amelia est en sueur dans la mienne. Elle est nerveuse.
Sebastian entre en premier, s’avance au chevet d’Helena qui regarde Amelia comme si elle l’avait trahie. Mais son regard tombe alors sur moi et il change, devient presque violent.
Je la dévisage. C’est la première fois que je la vois depuis des mois. Elle est pâle et je la sens mal à l’aise, mais malgré tout, c’est Helena. Elle est belle et forte. Et elle me déteste toujours.
— Helena, commence Amelia.
— Non, l’interrompt sa sœur, son regard glissant un instant vers le mien avant de retourner sur sa sœur. Non, Amy.
La main de Sebastian est sur l’épaule d’Helena, il la serre légèrement et je me demande comment il le lui a annoncé, ce qu’il lui a dit.
— Elle est innocente, me lance Helena.
Je hausse les sourcils.
— Et toi, ajoute-t-elle, tu es un salopard !
— Et vous deux, alors ?
J’en ai assez de ce deux-poids-deux-mesures. Merde.
— Fais gaffe, me prévient Sebastian.
Je regarde le visage de mon frère et j’y vois la même chose que j’ai vue tous les jours sur cette île. Je ne sais pas comment je ne l’ai pas compris à l’époque. Il l’aime farouchement. Il la protégera de toutes ses forces, même contre moi.
Et je suppose que c’est une bonne chose.
— Tu aurais dû la laisser tranquille, Gregory. Ce n’est pas juste, dit Helena.
— N’ai-je pas un mot à dire dans cette histoire ? demande alors Amelia.
— Je ne te reproche rien…
— Je l’aime ! lâche Amelia, interrompant sa sœur.
Helena tourne les yeux vers elle. Instantanément, son regard s’adoucit.
— Je n’ai pas besoin de toi pour me protéger, Helena. Plus maintenant.
— Comment ? Comment peux-tu l’aimer ? demande-t-elle.
— Je suis si épouvantable ? lancé-je dans un râle.
— Ferme-la, me dit Sebastian, les yeux plissés.
Helena nous ignore tous les deux.
— Comment peux-tu l’aimer ? insiste-t-elle.
Son mépris est tel qu’elle a presque craché cette phrase.
Je sens Amelia se redresser à côté de moi, sa colonne vertébrale bien droite. Elle retire sa main de la mienne.
— Tout comme toi, tu peux l’aimer, souligne-t-elle en désignant Sebastian. Il n’y a rien de différent. La façon dont ça a commencé pour nous, c’est identique. Et puis, il s’est passé quelque chose. Tout comme pour vous deux.
Amelia rejoint le lit, s’assied au bord. Je vois les larmes dans les yeux d’Helena alors qu’elle pose la main sur celle de sa sœur.
— Quand on était petites, il y avait deux règlements, commence Amelia. Un pour toi et un pour les autres. Ce n’était pas juste pour toi, à l’époque, et ce n’est pas juste pour moi maintenant.
— Nous étions enfants. C’était différent, Amy. Il y a trop de choses qui se sont passées, des choses que tu ne peux pas savoir.
— Mais je sais, Helena.
Elle la regarde à nouveau, comme si elle avait du mal à la croire.
— Je sais ce qui s’est passé, poursuit Amelia. Je sais tout. Il m’a tout dit.
— Tu en es sûre ?
Je vois bien qu’Helena est partagée. Je sais qu’elle ne veut pas faire de mal à sa sœur.
— Oui. Je sais. Je sais pour toi, et lui, et pour eux.
Le regard d’Helena quitte celui de sa sœur pour glisser un instant vers moi.
— Je sais tout cela, c’est sans importance maintenant.
Amelia s’essuie le nez avant de se relever.
— S’il te plaît, ne me demande pas de choisir, Helena. Je ne veux pas te perdre.
Sa sœur la regarde et je vois une larme couler sur la joue d’Helena. Je me souviens de cette fois-là, sur l’île, et une fois de plus, je me dis que les choses changent à toute vitesse. L’amour… non, l’indifférence peut si rapidement se transformer en haine. En un clin d’œil.
Sebastian se penche et murmure à son oreille.
Elle secoue la tête et détourne les yeux.
Il ajoute quelque chose et lui embrasse la joue.
— Je sais, ajoute-t-elle.
Une fois de plus, elle nous regarde.
— J’aimerais parler seule à seul avec Gregory.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, dit Sebastian alors qu’Amelia fait un pas vers moi.
— S’il vous plaît, attendez dehors. Vous deux.
Sebastian se redresse, me lance un regard d’avertissement.
— Ne la bouleverse pas, me sermonne-t-il en passant.
Amelia suit Sebastian à contrecœur. Quand la porte se ferme, Helena me regarde.
— Quoi ? demandé-je en levant les sourcils.
Je ne ressens pas la haine que je voudrais ressentir.
— Elle est jeune.
— Elle a le même âge que toi.
— Tu sais ce que je veux dire.
— Elle n’est pas aussi naïve que tu le penses. Et elle sait ce qu’elle veut.
— Et elle te veut ?
— C’est si difficile à croire ? Suis-je un tel monstre ?
Elle baisse les cils et je ne sais pas si son regard tombe sur ma main par accident ou non, mais elle gémit en la voyant.
Je la cache dans ma poche, en colère contre moi-même. Je ne devrais pas m’en soucier.
Quand elle reporte son regard vers le mien, c’est pour me fixer différemment.
Elle tend la main.
Je ne bouge pas.
— S’il te plaît, me supplie-t-elle.
— Que veux-tu, Helena ?
Elle se déplace et grimace en se redressant un peu.
Merde.
— Est-ce qu’on te donne quelque chose pour la douleur ? demandé-je.
Je ne devrais pas m’en inquiéter.
— Ça va, dit-elle en hochant la tête. Je vais bien.
Elle me regarde à nouveau.
— Je t’ai entendu, tu sais.
Les larmes accumulées dans ses yeux se déversent sur ses joues et elle les essuie du revers de la main. Tout ce que je peux faire, c’est rester immobile, à la regarder.
— La nuit du marquage. Je t’ai entendu.
Je sors ma main de ma poche et me frotte l’arrière du cou sans la quitter des yeux.
— Eh bien, j’étais désolée aussi, annonce-t-elle. Je suis désolée. Ce qu’on a fait, c’était mal. Je le savais, mais j’ai accepté, c’était égoïste et je le regrette, Gregory. Je suis désolée que nous t’ayons blessé.
Je rencontre son regard.
Je ne savais pas qu’elle m’avait entendu quand j’avais chuchoté mes excuses. Je pensais qu’elle était évanouie.
Elle attend que je dise quelque chose, mais je hoche tout simplement la tête. Elle bouge à nouveau, et cette fois, se serre le ventre.
Je tends la main vers la télécommande afin d’appuyer sur le bouton d’appel, mais elle l’éloigne.
— Ça va.
— Non, ça ne va pas.
— Ma sœur…
— Je l’aime, Helena. Je ne vais pas lui faire de mal. Mais je ne demande pas ta bénédiction. Personne ne la demande. Cela dit, je sais que ça lui ferait du mal de te perdre à nouveau. Sache que je l’aime. Que ce que je partage avec elle est bien réel.
Elle me regarde longuement et tend enfin la main.
— Laisse-moi voir ta paume.
Je m’assieds sur le bord du lit et la lui tends.
Elle souligne le motif brûlé à l’intérieur. Il fut un temps où j’aurais ressenti quelque chose à son contact, mais c’est du passé. Elle m’observe.
— Tu m’as sauvée de ça.
— C’est moi qui t’ai mise dans cette position, alors…
Elle garde le silence pendant une longue minute.
— Tu as vu les filles ?
Je souris. C’est sa façon d’accepter. De s’excuser. De pardonner.
La mienne aussi, peut-être.
— Mes nièces ?
Elle hoche la tête.
— Pas encore.
— Sebastian devrait vous y emmener, propose-t-elle.
Mais son sourire est triste. Je change de main pour la tenir et la serrer.
— Elles survivront, Helena. Je n’ai aucun doute.
C’est la vérité.