Prologue

Amelia

Il prétend qu’ensemble, ils l’ont abîmé.

Qu’ils ont fait de lui le monstre qu’il est devenu.

Mais on ne devient pas quelque chose qui n’était pas en soi depuis le début.

Une larme tombe sur le carnet de croquis sur mes genoux, la goutte brouillant les lignes. Je l’essuie du bout de mon doigt et regarde la tache se répandre jusqu’au bord de la page.

Je ne peux m’empêcher de dessiner ce qui s’est passé ce soir-là.

Le soir où les frères Scafoni sont entrés dans notre maison, quand nous avons été contraintes de porter ces vieilles blouses répugnantes, contraintes de nous tenir sur ces anciens billots alors que Sebastian Scafoni, l’aîné de cette affreuse famille, nous regardait comme si nous étions du bétail.

Je ne peux m’empêcher de dessiner son visage, quand il a vu Helena.

Même sans les liens qui la retenaient, elle se serait démarquée du lot.

Elle s’est toujours considérée comme le vilain petit canard, mais c’est la plus belle de toutes. Elle est spéciale. Elle l’a toujours été. Différente de nous. Et tellement plus forte.

Merde.

Je passe le dos de ma main sur mon nez et j’écoute le bruit de mes larmes, lourdes et fournies, qui tombent sur la feuille. Cette fois, quand je pose ma main sur le dessin, c’est pour l’enduire d’humidité, comme si je pouvais chasser le souvenir de ce maudit soir, l’effacer sur la page, l’effacer de l’histoire comme si cela ne s’était jamais produit.

— Oh, regarde ce que tu as fait, dit-il. 

Sa voix est grave et basse. Je jurerais que je peux la sentir autant que l’entendre.

Sa main gantée se pose sur la mienne et il l’écarte.

— Tu as tout gâché.

Je le regarde. Je m’y résous enfin.

— Je te déteste, lui dis-je.

Il sourit, hausse une épaule. Sa poigne devient infiniment plus sévère.

Je jette un coup d’œil à ma paume, noire à cause du crayon, et je regarde la page devant moi.

Il a raison. C’est gâché.

Mais cela n’a pas d’importance. J’en ai des dizaines comme ça.

Des centaines.

Des milliers.

Je ne peux m’empêcher de dessiner ce qui s’est passé ce soir-là.

Je ne peux pas revenir là-dessus.

Je ne peux pas empêcher ces ordures de Scafoni d’entrer dans nos vies pour tout bouleverser. D’entrer dans notre maison comme des rois, comme s’ils possédaient les lieux.

Cela dit, c’est certainement le cas.

Ils possédaient tout. Notre maison. Notre terre. Nos parents.

Ma sœur.

Moi.

Je me force à rencontrer le regard noir de Gregory Scafoni, ses yeux aux étranges reflets turquoise, et je me demande comment j’ai pu le prendre pour un ange.

Mon ange.

Mon sauveur.

Alors qu’en réalité, cet homme, c’est le diable.