Médecin philosophique
L'Avant-propos qu'il ajoute au Gai Savoir en automne 1886 à Ruta près de Gênes pose à nouveau une question provocante par l'affirmation : « Toute philosophie qui assigne à la paix une place plus élevée que la guerre » autorise « à se demander si la maladie n'était pas ce qui inspirait le philosophe »... Mais c'est pour en venir à une situation peu commune en Europe d'Occident : « J'en suis encore à attendre la venue d'un médecin philosophique » – ein philosophischer Artz... Certes Ibn Rochd et Ibn Sina – Averroès, Avicenne –, d'autres encore parmi les philosophes arabes, les falasifâ, de l'Iran jusqu'au Maghreb et à l'Andalousie, auraient comblé ses vœux, lui qui attendait tant de « la merveilleuse culture maure ». Mais le médecin philosophique déjà nous prévient: les diagnostics nietzschéens ne sont pas des verdicts, ils essayent l'exploration des symptômes – quitte à se mettre à l'écoute dubitative de tout ce qui se présente comme « un état définitif quelconque », et en poussant l'hypothèse par-delà «le travestissement inconscient »,
die unbewusste Verkleidung. Cet habillage transformant présuppose une nudité. Et cette nudité découvre un corps.
Le médecin philosophique n'ignore pas que le corps intéressant est le corps de la femme.
Il s'agit alors des mois de l'après-Zarathoustra, où il cherche son chemin par un élargissement du Gai
Savoir: sous-titré pour lui-même, à la Jean-Jacques Rousseau,
Confessions de soi, Selbst Bekenntnisse3. Ou plus tard et plus singulièrement, sous le titre stupéfiant de
Nux et crux
Une philosophie pour bonnes dents
Et il est vrai que nous avons appris, depuis l'initiative de Giorgio Colli et grâce aux travaux de Mazzino Montinari et de Wolfgang Müller-Lauter sur l'archive de Weimar, à craquer une « noix » fallacieuse : le pseudo-Grand-Œuvre que nous avaient livré en otage les éditions successives de la prétendue « Volonté de puissance », depuis Elisabeth Förster jusqu'à Friedrich Würzbach et de 1901 à 1942. Il nous fallait auparavant tenter d'inventer les cohérences supposées de « chapitres » artificieusement regroupés et campés, sous des intertitres fabriqués, véritables campements de fragments « réfugiés », regroupements où s'entassaient des pages autochtones, mais arrachées à leurs cahiers – et à leur instant.
Et pourtant le projet du Grand-Œuvre demeure vivace : il survient par son Livre I avec L'Antéchrist – dont Nietzsche prévoit qu'il sera confisqué par la censure. Il se prépare en octobre 88 avec son Livre II (ou III),
L'Immoraliste, néologisme nietzschéen, qui apparaîtra comme titre de roman chez Gide en 1898, mais dont Nietzsche a fait un jour sa propre signature, pour annoncer à son amie Malwida, le 5 novembre 88, que « Nietzsche est toujours haïssable »... Le sous-titre prévu pour L'Antéchrist : « Transvaluation de toutes valeurs », est biffé sur le manuscrit préparé pour l'éditeur. Et comme réservé à l'avenir. L'oeuvre est encore annoncée en décembre au directeur du Journal des débats à Paris, pour « plus tard ». – Mais quelle en serait la clé?