Jouissance et transformation
Une notation rapide du printemps 1885 nous donne provisoirement déjà une clé admirable. « J'ai appelé toute ma façon de penser la philosophie de Dionysos : une réflexion qui reconnaît dans la création et la transformation de l'homme aussi bien que des choses la jouissance suprême de l'existence
4. » La transformation, en traduction française de Michel Haar et Marc Launay, est ici dans la langue allemande
l'Umgestalten. Ailleurs elle devient la
Veränderung : « Jamais ne fut exigé davantage des créatures vivantes que lors de la formation de la terre ferme : elles furent alors forcées... de retourner et renverser leur corps et leurs mœurs, – il n'y a pas eu dans le monde de transformation plus remarquable» (36[2]). Enigmatique également est un usage plus crucial, pour le même terme : « Afin d'éviter la contradiction lorsqu'on définit l'essence du monde, il est indispensable de s'en tenir à ceci, que chaque instant est à comprendre comme un nécessaire déplacement global de toutes les transformations... » – ...
Verschiebung
aller Veränderungen... «Mais en tant qu'essence pensante et créatrice... les relations à ses propres états internes doivent intervenir
indépendamment du temps. » Surprenante proposition, qui apparente ces « transformations » des « états internes » à celles que Max Planck, l'année même de la mort de Nietzsche, en décembre 1900, décèlera dans le rayonnement du « corps noir », par émission quasi instantanée de « quanta d'action » : en cela les
Aktionquanta de Planck, indépendantes du temps, vont sembler se distinguer de ces
Machtquanta, quanta de puissance, dont nous allons rencontrer les surprenantes figures dans les cahiers successifs de Nietzsche. En termes de dynamique classique, la puissance est relative au temps. Mais les
quanta nietzschéens, dont nous verrons surgir le concept, seraient donc des «
chaque instant»?
Plus central encore cet énoncé du Fragment posthume 14 [121] au printemps 1888, l'année de la plus grande tension philosophique. « Ma proposition est : que la volonté, telle que la psychologie l'a jusqu'à présent comprise, est une généralisation injustifiée, que cette volonté n'existe absolument pas, qu'au lieu de saisir la transformation progressive d'une volonté déterminée en de nombreuses formes, on a biffé le caractère de la volonté, soustrayant d'elle le contenu, le pourquoi? » Ici la « transformation » – pour un autre traducteur français - répond au terme allemand Aufgestaltung, travail de la forme, de la Gestalt. Qu'un seul vocable de langue française, par des traducteurs différents, réponde à trois vocables nietzschéens distincts, cette pénurie du lexique a l'intérêt de faire apparaître une certaine unité de coup d'œil, entre des interrogations différentes – sur la jouissance, le corps
du vivant, la volonté. Et soulignons que la « pulsion de puissance », Trieb nach Macht, survient d'abord comme une première anticipation de la Wille zur Macht, de la « Volonté de puissance », dans les moments initiaux du tâtonnement sur ces terrains d'enquête: ainsi « l'éthique, avec ses instincts inconscients d'éducation et de dressage, s'est appliquée jusqu'ici à tenir en lisière le désir de dressage » – et c'est bien la pulsion, le Trieb qui est visé ici : « l'exigence la plus redoutable et la plus fondamentale de l'homme, sa pulsion de puissance...» (1 [33]).
Or ce déplacement global de toutes les transformations précède d'une simple page, sur les cahiers d'août-septembre 1885, l'une des premières esquisses du « perspectivisme » nietzschéen, concept décisif de sa pensée. « " Connaissance " dans son rapport aux conditions d'existence. La " dimension perspectiviste "... » Ou, plus sobrement, le « perspectif », das Perspektivische... (39[13]). Mais le second de ce qui pourra nous apparaître comme les deux « manifestes perspectivistes » dans les cahiers posthumes, durant l'été 85 et le printemps 88, nous apporte un quatrième vocable allemand pour la transformation, et cette fois au niveau moléculaire : car « ... le travail moléculaire de la transformation », die Molekül-Arbeit bei der Verwandlung, «fait justement d'une matière autre chose – avec des propriétés spécifiques différentes» (14[187]). Et « c'est ne lire tout naïvement qu'à la surface des choses qu'affirmer que le diamant, le graphite et le charbon sont identiques ». Soit la figure en X de la transformation nietzschéenne :
Umgestalten | Veränderung |
de la jouissance | du corps |
Transformation |
Aufgestaltung | Verwandlung |
de la pulsion | de la molécule |
A travers ce splendide quatuor de vocables approximativement synonymes, ce « groupe des quatre » – Umgestalten, Veränderung, Aufgestaltung, Verwandlung –, reliés par l'effet de traduction dans cette langue française qui a été pour la langue allemande son relais philosophique permanent (et réciproquement), nous entrevoyons l'opération qui traverse la molécule, la pulsion, le corps, la jouissance. Le terme de « transformation » lui communique, dans ses péripéties différentes, une unité changeante.
(Deux fois le transformant porte sur la forme, Gestalt, affectée de préfixes : Um, autour, en contournant. Auf, sur, en soulevant. Et deux fois il agit par le préfixe de l'accomplissement : Ver-, qui rend tout à fait autre, ander; qui impose tout un travestissement, Wandlung.)
Veränderung, le mot de Marx : « Il s'agit maintenant de changer le monde. » Venvandlung, le mot de Kafka: « La Métamorphose... »
Entre eux, se déploie le labyrinthe nietzschéen.
Et peut-être à son insu se trace l'unité mouvante de ces sens changeants – car Nietzsche ne se lit pas lui-même en traduction, lui qui ne bénéficiera que de traductions post mortem. Le regard perspectiviste nietzschéen
est entraîné dans une métamorphose qui engage tout à la fois sa matière multiple et son langage, capable d'intervenir à l'improviste.
Si de façon problématique l'on nommait « transformat » ce résultat toujours transformable, il apparaîtrait que la contradiction nietzschéenne, ou plutôt le nécessaire déplacement de toutes tranformations qui permet d'éviter le simple contredire, soumet les terrains d'enquête et les propositions qui s'y rapportent au feu d'un creuset transformatiste permanent. Assurant les passages, entre les non-identiques : entre « diamant, graphite et charbon ».
C'est « cette façon de penser » qui est création, nous confie le Nietzsche d'avril 85, au premier printemps de l'après-Zarathoustra. Et qui est « jouissance suprême de l'existence » – hôchste Genuss des Daseins.
Les enjeux que décèlent les mots « éthique » ou « morale » vont donc être soumis à ce déplacement global, à ce retournement des corps, à ce travail moléculaire, – à cette suprême jouissance.
Nous introduirons ainsi les traces de nos pas dans une investigation inconnue : celle d'un Nietzsche transformatiste, venu au-devant de nous aujourd'hui. A la veille du second des deux siècles qu'il affirme avoir d'avance racontés.
Le « déplacement global » de toutes transformations, il le désigne d'un mot allemand qui dans la Science des rêves freudienne, quinze ans plus tard, désignera l'une des « lois » dans la composition du rêve : la Verschiebung. Comme si ce déplacement des transformables était vécu et interprété à la façon d'un rêve en effet. Il s'accélère, se précise, se fait plus véhément et plus proche de sa justesse, à mesure que s'approche le cauchemar euphorique
de janvier 1889 à Turin et son apogée du 6 janvier : la lettre au cher professeur Jacob Burckhardt : « Finalement je préférerais de beaucoup être professeur bâlois que d'être Dieu. »
Dans la référence à Vinci – « l'âme extra-européenne » à l'intérieur de « l'Europe Une » nietzschéenne – ou au visage de femme que décrit Baudelaire cité par Nietzsche – « lassitude » et « ardeur » –, transparaît ce que nous apercevons ici : la « vérité » dans les contre-dires. Ceux justement du Nietzsche «vrai faux» dont nous recherchons le « secret » ou, dans ses propres termes, « la main ». Qui s'entend fort bien à « éviter la contradiction» au cœur des transformations. D'autant plus que la jouissance dans les transformations qui sont création, cela même est la philosophie de Dionysos. – De celui-là que le tout dernier plan de la Transvaluation, en octobre 88, désigne en intitulé de son Dernier Livre comme Dionysos philosophos. Par l'effet Nietzsche, un dieu est devenu philosophe.
Chaque instant, dans le déplacement général, touche ainsi à « toutes transformations ». Dirons-nous que ce « groupe » de transformations va laisser apparaître une loi de composition, sans doute semblable à la « loi » du rêve, et pourtant conséquente? Dans son double souci « d'éviter la contradiction » tout en assumant le passage entre des éléments non identiques - diamant/charbon – et de façon telle que des propositions renversées vont nous être données comme les plus violentes et les plus soulignées. Telles sont les Umkehrungen, tels sont les « renversements » qui vont ponctuer le parcours vers la version ultime du « Grand-Œuvre » : la Transvaluation de toutes valeurs, sous-titre d'abord en été 1886, titre définitif en
septembre 1888. Dont trois plans successifs et légèrement distincts nous sont offerts en cet automne lumineux et orageux de l'année finale, - l'an 88, justement.
« S'il est une chose que j'ai bien en main, et pour laquelle j'ai la main, c'est de renverser les perspectives» (24[1] 10).
Quelles sont ces éventuelles propositions renversées, qui pourtant appartiennent ensemble au déplacement général? Ces inverses ont sans doute un invisible élément « identique », tout comme le carbone pour charbon et diamant, – pour le corps le plus salissant et le corps le plus pur. Et sans doute cet élément identique nous sera décrit de façon aussi ironique et contradictoire, dans leur apparence, que le carbone pour la parenté contrastée du diamant et du charbon, dans leur contredire. Le troisième terme – le graphite – n'est-il pas ce qui permet le dessin des deux autres, et n'est-il pas ainsi comme son élément neutre ?
Renversement? Nous en rencontrons deux, successivement, par lesquels Nietzsche marque l'histoire du trait le plus accentué. «L'insurrection des esclaves dans la morale » que constitue l'irruption des prophètes hébreux depuis Isaïe : d'où « sortit un amour nouveau, la plus profonde de toutes les formes de l'amour», note La Généalogie de la morale, mais qui prend souche à partir de « l'arbre de la vengeance », jusqu'au « terrible paradoxe » d'un « Dieu mis en croix » par un supplice romain. Mais second renversement, qui demeure le message profond dans les cahiers posthumes de 1888 : cet « antidote » apporté par les juifs d'Europe et, singulièrement, d'Allemagne, à «l'ultime maladie de la raison européenne » qu'est la rabies nationalis, la rage nationale,
« notre rage ». Le « secret » nietzschéen de la transformation et du renversement dans la singularité pourrait déjà se retrouver condensé en forme de cri : Nous sommes tous des juifs allemands.
Or, nommant trois ans plus tôt, en l'an 85, philosophie de Dionysos la suprême jouissance de l'existence dans la transformation, Nietzsche appelait pour elle une Ariane.
Et sans doute la lettre du 3 janvier 88 A la princesse Ariane ma bien-aimée est adressée à Cosima Wagner : « J'arrive tel Dionysos » qui va « transformer la terre en jour de fête ». Mais le lendemain, à Jacob Burckhardt : « Moi avec Ariane, j'ai seulement à être la balance d'or de toutes choses. » Et le 6, dans la lettre finale à Burckhardt, sommet de l'humour noir au dire expert d'André Breton, c'est «le reste pour Madame Cosima... Ariane... » Puis la facétie divine : « ... ici et là je frappe sur l'épaule de quelqu'un et lui dis : siamo contenti ? son dio... » Sommes-nous contents? je suis dieu.
Moi avec Ariane, comme la balance de toutes choses, et en laissant de côté la dorure du splendide délire : s'y retrouve la prise sur « chaque instant », comme « déplacement général de toutes transformations » et « indépendamment du temps », – en vue de transformer la terre en jour de fête.
Le délire ironique, venant toucher le bord de la plus sobre méthode, est lui-même incitation à explorer ce qui pourra se donner à penser comme la chair des transformations.
Mais ce n'est pas Cosima qui conduit Friedrich Nietzsche, dans son propre labyrinthe, et qui en aura
dessiné les issues dans la contradiction. Elle qui prendra parti contre Nietzsche, dans sa correspondance, et pour le doctrinaire antisémite du wagnérisme, Houston Stewart Chamberlain, son futur gendre.
Où se dit alors, et par qui, la clé de ce contre-dire? Par quelle sortie d'Ariane?