Le féminin éternel
Leur initiateur est celui qu'elles aiment et estiment le plus... moyen de surprendre l'alliance de l'amour et de l'impudeur... l'extrême philosophie et l'ultime scepticisme de la femme jetteront leur ancre en ce point.
Le Gai Savoir, II, 71 (premières épreuves).
S'il faut indiquer une piste pour suivre Nietzsche à la trace dans le labyrinthe où le conduit son Ariane, il est possible de prendre le poème bref qui ouvre, en annexe au Gai Savoir, les Chansons du Prince Hors-la-loi. Et qui parodie le finale du Second Faust de Goethe :
Tout le périssable
N'est que parabole
L'impérissable
Trouve ici achèvement.
Et voici Nietzsche :
L'impérissable
N'est que ta parabole!
Dieu l'inattrapable
Captation de poète.
Survient la strophe dernière :
L 'impérieux jeu du monde
Mêle l'être et l'apparence :
L'éternelle extravagance
Nous y mêle - pêle-mêle5.
Revenons alors aux derniers vers du Second Faust:
L'indescriptible
Ici est action;
Le féminin éternel
Nous captive: ascension.
L'alternance goethéenne/nietzschéenne peut nous captiver à notre tour, dans l'opposition des deux vers ultimes :
... Nous tire en haut
... Zieht uns hinan
selon Goethe.
... Mischt uns – hinein !
...Nous mélange – en bas
réplique Nietzsche.
D'une part l'en-haut, l'ascension - hinan, nous montre Goethe.
De l'autre, l'en-bas, l'en-dedans, le « pêle-mêle » de l'ironique traduction de Pierre Kiossowsld – hinein! nous impose Nietzsche.
Et nous quitterons cet instant d'écriture en poème, à Ruta près de Gênes en 1882, pour monter avec lui jusqu'à son premier séjour à Turin, au printemps de 1888. Là est noté un fragment de recherche singulière : « La volonté de puissance considérée comme un art » – et il conclut soudain par « ce qu'il y a de " femme " dans notre musique
6 ».
Plusieurs mois plus tard, il écrit à Franz Overbeck, de Turin à nouveau et pour une des dernières fois, en novembre :
« Strindberg, le génie suédois, me tient pour le plus grand psychologue du féminin éternel. »
Mais qu'en est-il de ce double mouvement, où l'en-haut conduit à l'en-bas, le hinan au hinein, le chemin d'ascension au chemin de plongée, ce mouvement de bascule qui rencontre deux fois en chemin, et non sans ironie, le féminin éternel? Un autre fragment nietzschéen traverse des notations de Baudelaire : « Une tête séduisante et belle, une tête de femme, c'est une tête qui fait rêver à la fois, mais de manière confuse, de volupté et de tristesse; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés à une amertume refluante... »
« Cette idée de volupté », poursuit Nietzsche, qui dans un visage de femme, est une provocation d'autant plus attirante que le visage est plus mélancolique... Mais, ajoutera-t-il, cette tête contiendra aussi quelque chose d'ardent et de triste, des besoins spirituels, des ambitions
qui sont maintenues à l'état obscur, « l'idée d'une puissance qui au fond gronde », et qui serait « sans emploi
7 ».
Qu'allons-nous entrevoir dans ces parcours à travers « l'idée contraire »?
Nous cheminerons – ou plutôt nous suivrons les bonds de pensée qui voudront interroger ici, comme du dehors, la philosophie. Mais ce sera pour rencontrer une première règle du jeu. « Quand on cherche des philosophes de nos jours, quelle espérance a-t-on de trouver ce qu'on cherche?» La réponse aura l'apparence de la déception. « N'est-il pas probable qu'armé de la meilleure lanterne de Diogène on errera sans résultat jour et nuit?» Car «ce siècle» – le nôtre sans doute – «veut d'abord et par-dessus tout la commodité; il veut en second lieu la publicité et ce grand vacarme de comédiens, ce grand hourvari qui convient à ses goûts forains
8. » Situation de désastre : « Et ce qui est vrai des artistes est vrai, dans un sens plus élevé et plus néfaste, des philosophes. Où sont de nos jours les esprits libres? Qu'on me montre de nos jours un esprit libre? » Le hourvari,
der grosse Bumbum, suffirait à tous les besoins, et peut même prendre les traits du faux retrait - celui qui partout explique qu'il n'est là nulle part.
Où trouver une sortie hors de cette dérive publicitaire et, nommons-la d'un néologisme quasi nietzschéen, commoditaire?
Mais voici venir une nouvelle maxime et une nouvelle passion de la pensée: « Nous enseignons la philosophie comme une idée mortellement dangereuse
9. »
***
Qui parle ici? Le fragment qui énonce ce projet d'enseignement a pour titre énigmatique :
Il avance avec résolution. « Si d'autre part nous sommes philosophes, nous les Hyperboréens, il semble en tout cas que nous le soyons autrement... » Est-il vraiment nécessaire d'être Hyperboréen pour enseigner la nécessité de philosopher « autrement »? Rappelons-nous que pour Diderot les régimes hyperboréens sont la Scythie, selon les Opinions des anciens philosophes. Et que le Voyage de la raison voltairien conduit jusqu'à une « immense région hyperborée », qui n'est autre que la Russie – dont la censure tsariste va frapper d'interdit les écrits de Nietzsche, à sa grande fierté.
Quant aux « mers hyperborées » dans La Henriade, et aux « nations hyperborées » dans le poème Pour et contre, elles indiquent la présence des « pâles habitants de ces froides contrées » pour la langue de Voltaire. En langue nietzschéenne, l'important est sans doute la singulière relation avec Apollon que la mythique grecque attribue aux Hyperboréens, – un Apollon, dieu aux loups, qui marque le contretemps de Dionysos – Dionysos et Apollon, décrits dès les premières lignes de La Naissance de la tragédie comme les deux « pulsions » – Triebe – antagonistes et complémentaires, qui « marchent de front », mais « en conflit ouvert », et pourtant « accouplées l'une à l'autre ». Par un «geste métaphysique» de la « volonté » hellénique? Capables ainsi d'engendrer la tragédie attique, – entre Eleusis et Athènes, dans le cortège des Grandes Dionysies.
Nous voici au cœur de la mythique nietzschéenne, en même temps que de son énigmatique décision d'être philosophe autrement. Le travail sur les manuscrits nous apprend que le long fragment en quatre alinéas numérotés qui porte ce titre, dans ce cahier d'octobre 1888, s'annonce lui-même comme l'ouverture du Livre ayant pour titre L'Immoraliste. Livre II dans le second plan où se trouve articulé le « Grand-Œuvre », le Hauptwerk, dont le titre final est donc désormais, à partir du début de septembre 1888:
Transvaluation de toutes valeurs
Umwerthung aller Werthe
Ainsi nous voilà arrivés au point où la pensée nietzschéenne ramasse enfin ses enjeux, dans un titre définitif – auparavant simple sous-titre, expressément daté de l'été 86, au-dessous d'un surtitre fulgurant et dangereux:
La Volonté de puissance
Essai
d'une transvaluation de toutes valeurs
Der Wille zur Macht
Versuch
einer Umwerthung aller Werthe
– ou plus exactement, nous le savons déjà
10, la Volonté de
contribuer à (zur) la puissance – de la vie. De ce surtitre, les travaux des philosophes italiens, depuis Giorgio Colli et Mazzino Montinari jusqu'à Paolo d'Iorio, nous ont appris que Nietzsche lui-même avait surpassé le sens, ou
peut-être implicitement perçu le « danger » ou l'emphase, et qu'il l'efface de ses plans en septembre 1888 – sans doute dès ce moment de joie qui déploie à ses yeux le paysage de l'Engadine, à l'aube du 3 septembre. Mais nous ne pouvons ignorer qu'il en avait subi et mesuré les effets avec une attention croissante.
Ainsi une indication fragmentaire de Nietzsche, dans l'esquisse d'une Préface à son projet de Volonté de puissance, indiquait : « La volonté de puissance comme principe serait pour eux [les Allemands] difficilement compréhensible. » Car le Reich de Bismarck va les inciter à y percevoir la « puissance » de leur nation enfin réunie. Mais les premiers lecteurs des manuscrits avaient lu schon au lieu de schwer, « déjà » au lieu de « difficilement » : « La volonté de puissance serait pour eux déjà compréhensible. » Ce qui pour Nietzsche constitue déjà le comble du contresens. Mais sa sœur fatale, Elisabeth, en possession du droit d'édition, avait jugé bon d'améliorer cette remarque et d'en renforcer la portée à ses yeux, en l'ajoutant à une lettre de Nietzsche à elle-même, adressée en octobre 1888, et en substituant à eux (aux « Allemands ») rien de moins que... le Kaiser – « lui » – en personne... «La volonté de puissance comme principe serait pour lui [le Kaiser] déjà compréhensible... »
Il avait fallu le regard acéré du fidèle ami, Peter Gast, pour percevoir dès 1910 tout à la fois l'erreur de lecture et le faux appuyé et ajouté, en ce sens deux fois faussé – et même trois fois, car le fragment est introduit dans une lettre et prend un sens « confidentiel » d'autant plus insistant. Or pour Lukâcs ce fragment de lettre interpolé sera la preuve même de « l'idéologie impérialiste» de Nietzsche. Les analyses de Wolfgang Müller-Lauter et de
Paolo d'Iorio mettent à découvert avec précision ces palimpsestes truqués.
Mais le Kaiser ne sera pas le seul « bénéficiaire » fictif de ces amalgames. Car la formulation « volonté de puissance », s'ajoutant au mot « surhomme », va être le seul élément de « savoir » prétendument « nietzschéen », dans le très maigre bagage philosophique du futur Führer Adolf H.
Celui dont Nietzsche semble prédire la figure lorsqu'il s'en prend en fin 1888, avec véhémence et dégoût, à cette « canaille de H. »
« L'idiot écarlate... »
Avançons dans la féminité de cette « vérité » hyperboréenne.